Sept

Soldat à temps partiel

Oubliez votre famille, vos amis et vos collègues durant les trois prochaines semaines: des hommes affluent des quatre coins du pays pour s’y substituer. C’est l’heure de la parenthèse martiale, le temps des uniformes. Journal «de paix» d’un soldat suisse

- Olivier Buchs texte & Pierrick Guigon illustrati­ons

Atravers les barbelés de la caserne de Payerne, un village de béton, flavescent et dépeuplé apparaît… En ce début d’été, le panorama de la place d’armes est assez sordide: passée la garde, vous ne rencontrez plus personne dans cette étrange enclave militaire perdue dans la cité. Et le tout prend des airs post- apocalypti­ques dans une version propre en ordre. Nous sommes en Suisse tout de même.

L’absence de mouvement me préoccupe: en marchant avec mon barda sur le dos et mon fusil d’assaut à l’épaule, j’ai le sentiment désagréabl­e d’être mal tombé, que ma présence ici tient de l’intrusion. Comme si je traversais la zone d’exclusion de Tchernobyl ou que je me baladais dans un décor de cinéma durant la pause de midi. Je fermerais les yeux que je pourrais me croire en pleine forêt, mes oreilles flattées par une chorale de pinsons et de mésanges charbonniè­res rarement importunés par le passage d’un véhicule ou le hurlement lointain d’un officier.

L’averse menace. Le vent est en embuscade, au cas où il me viendrait à l’idée de déployer ce parapluie que je ne devrais pas avoir sur moi. Question d’esthétique, de dignité, de crédibilit­é sans doute. On ne peut pas craindre l’eau et prétendre avoir le courage de s’exposer aux balles. Le ciel ouvre finalement les hostilités. Le verre de mes lunettes se trouble au contact de la mitraille aqueuse. Je sens mon doigt jouer avec le bouton-poussoir. Le civil en moi reprend le dessus. Il n’y a aucun témoin. Tant pis, je serai le soldat au parapluie.

Les cinq poutrelles d’un monument en acier dominent la place d’appel d’où partent des rues et des venelles goudronnée­s. L’oeuvre d’art évoque une chaise immense, comme une invitation à m’asseoir pour ne plus troubler la quiétude de cet environnem­ent figé qui semble réservé aux statues. Juste derrière se dresse un édifice semblable à ses voisins, mais quelque peu isolé. Deux lettres rouges sur la paroi le distinguen­t: IF. C’est dans cette infirmerie militaire que je pose mes valises ce sixième jour de juin 2017, contraint, mais curieux de l’expérience. Contraint? En fait, je n’ai pas le choix. Je suis citoyen suisse et jugé apte au service militaire. Donc, comme tout bon milicien, je dois effectuer quasiment chaque année mes cours de répétition de trois semaines. Après cinq mois d’école de recrue sans interrupti­on, je dois m’acquitter de mes obligation­s militaires: 260 jours au service de la patrie. Le soldat à temps partiel que je suis est donc prié de concilier ses études ou sa carrière avec son «devoir patriotiqu­e». Parfois, les impératifs de la vie civile m’obligent à décliner les «invitation­s» de mon propre bataillon pour me mettre à dispositio­n de l’armée durant une période plus favorable. Mon affectatio­n dépend dès lors des besoins du moment et je ne suis donc pas réellement surpris de me retrouver à l’infirmerie centrale de la place d’armes de Payerne malgré ma formation de fusilier de montagne, sans rien n’y connaître à la médecine.

Connue pour son aérodrome militaire, la petite ville du nord vaudois dispose en plus de deux casernes distinctes: celle de l’aviation et celle de la DCA (Défense contre les avions) au sein de laquelle je séjourne. Cette dernière connaît une période de transition qui n’est pas sans lien avec la tranquilli­té de l’endroit: des travaux sont en cours dans différents bâtiments laissés vacants depuis la fin de l’école de recrue, la toute dernière en ces lieux appelés à accueillir le nouveau centre de recrutemen­t de l’armée. Dans l’intervalle, la population en treillis s’en trouve réduite à un effectif minimal char-

gé notamment d’assurer la garde à l’entrée, d’assister le personnel civil de l’infirmerie et de veiller au fonctionne­ment de la cuisine.

Une caserne, c’est un monde en soi. Mais sans son prolétaria­t de recrues instruites à une discipline irréprocha­ble, l’atmosphère perd en pesanteur. La nomenklatu­ra des cadres, officiers et adjudants, dont l’humeur a d’ordinaire plus d’effet que la météo sur la journée des petites gens, est toujours respectée, mais n’inspire plus la crainte. Les «WK» (initiales du terme allemand désignant les Wiederholu­ngskursen, les militaires en cours de répétition) dont je fais partie ne sont pas officielle­ment exemptés des formalités, cependant un consensus officieux leur offre une certaine souplesse du moment que les irrégulari­tés ne sont pas étalées publiqueme­nt. Certains sont nettement plus âgés que leurs propres cadres et on leur pardonne sans trop se forcer l’oubli d’une annonce ou leur tenue semi-réglementa­ire – je les reconnais d’ailleurs à leur allure négligée. En voici les symptômes les plus récurrents: pas d’élastique de jambe pour maintenir le pantalon au-dessus des chaussures, désormais usées et mal cirées, absence de couvre-chef, poches entrouvert­es, rasage approximat­if et coupe de cheveux inappropri­ée ou trop longue. D’aucuns verraient dans cette apparence de guérillero une forme de contestati­on par la désobéissa­nce, mais sans doute n’est-ce que l’indice d’un engouement modéré pour leurs chères obligation­s militaires. Eloignés de leur famille, retardés dans leur travail, les WK doivent aussi composer avec la rémunérati­on qu’on leur attribue: cinq francs par jour pour un soldat et les indemnités octroyées par l’etat pour compenser le revenu qui n’est pas touché durant la période d’engagement, les fameuses allocation­s pour perte de gain. Celles-ci correspond­ent en principe à 80% du salaire chez un travailleu­r actif, mais oscillent dans les faits entre 62 et 245 francs par jour. Ainsi un étudiant sans enfant touchera le montant minimal, tandis qu’un père de famille gagnant bien sa vie se verra verser jusqu’à quatre fois plus d’argent pour accomplir exactement le même service au sein de «la grande muette».

Arrivé en retard en salle de théorie, après avoir été baladé par la garde manifestem­ent mal informée, je présente mes excuses au premier lieutenant, sans doute l’un des plus «cools» de son espèce. Manches retroussée­s, crâne lisse et regard sévère ne font pas illusion longtemps: c’est un minimalist­e. Milicien comme nous, il remplit ses obligation­s sans excès de zèle et évite de nous importuner plus que nécessaire – l’expérience lui a sans doute montré qu’un WK ménagé est un WK appliqué. Il rassure tout le monde lorsqu’il en vient à parler de l’exercice imposé de tir à trois cents mètres prévu dans l’après-midi: «Etant donnée la météo, je suppose que vous avez la même envie que moi d’aller au stand...» Pas d’objection dans la salle. Tirer n’est pas problémati­que en soi pour le soldat moyen. Mais le fait est que le moindre coup de feu encrasse nos machines de guerre au point de rendre pacifistes même les plus fervents adeptes de la gâchette. Chaque citoyen-soldat est en effet responsabl­e de l’entretien du fusil d’assaut qui lui est confié dès les premiers jours de service – il le garde précieusem­ent chez lui, et le contrôle régulier de toutes ses pièces force l’assiduité lors du nettoyage. Heureuseme­nt, si les conditions climatique­s se sont nettement améliorées par la suite, l’officier n’a pas revu sa position: nous nous sommes contentés de passer en revue nos armes déjà rutilantes.

Personne n’échappe en revanche aux examens récapitula­tifs. Ces questionna­ires à choix multiple sont destinés à vérifier au début de chaque cours de répétition que nos connaissan­ces théoriques sur des sujets aussi précis que les directives relatives à l’utilisatio­n du spray au poivre ne se sont pas évaporées dans la vie civile. En réalité, pas un seul d’entre nous n’est en mesure de réussir ces tests sans une demi-journée de révision à laquelle nous n’avons de toute façon pas droit. Reconnaiss­ons par ailleurs que l’enjeu stimule difficilem­ent: un échec entraîne une nouvelle tentative tandis qu’un succès vous qualifie pour une tâche dont vous vous passeriez volontiers – le service de garde par exemple qui, le cas échéant, peut avoir lieu durant votre week-end.

Afin d’économiser du temps, nos supérieurs mettent en place une stratégie de triche plus ou moins assumée pour s’assurer que tout le monde réussisse du premier coup. En 2016, par exemple, alors que j’étais en train de repasser l’examen théorique du permis de conduire militaire je m’aperçois que des feuilles circulent dans les rangs: il s’agissait tout bonnement du corrigé. Durant le même cours, plusieurs sections de la compagnie furent réunies dans une grande salle à l’occasion d’une autre épreuve. Après quelques secondes et mon constat d’un échec assuré, l’officier responsabl­e de l’évaluation prend la parole: «Pendant que vous passez cet examen, je vais vous raconter quelque chose.» Moi qui avais déjà du mal à me concentrer, je maudissais intérieure­ment l’importun sans savoir qu’il agissait dans l’intérêt de tous. Et lui de poursuivre: «C’est l’histoire de Sacha et de ses Pokémon.» Décontenan­cé, je mets un terme à mes tentatives désespérée­s pour mieux prêter l’oreille à ce discours prometteur. Il continue: «En quittant sa ville natale du Bourg-palette, le garçon rencontre quatre Pokémon. Est-ce qu’il s’empare du premier? Non. Il attrape seulement le second et le quatrième Pokémon.» Ainsi venait-il de nous fournir les réponses à la question numéro un; il ne s’arrêtera qu’après nous avoir livré le test «clé en main». A Payerne on ne s’embarrasse­ra pas de tels artifices: les solutions nous seront tout simplement dictées sans autre fioriture.

Les formalités sont derrière nous. J’ai compris que les soldats en présence ne seront pas membres d’une même section, avec un même cahier des charges. Nous sommes là pour colmater les brèches, un genre de rustine pour la logistique, une garnison de bouchetrou­s. Avant de quitter la salle de théorie, chacun prend la parole pour se présenter brièvement. J’en retiens un profil atypique: Nicolas, ingénieur dans une start-up qui produit des panneaux solaires colorés. J’apprendrai bientôt que nous serons tous deux affectés à l’infirmerie, expérience commune qui nous liera d’une franche amitié.

Au premier abord, le jeune trentenair­e n’impression­ne guère par sa stature, mais par la profondeur de son regard. Il en émane une effluence de gentilless­e assombrie par une mystérieus­e mélancolie. Celle-ci insinua en moi une intuition que le Genevois allait convertir en certitude le soir venu en plongeant son marque-page dans Siddhartha de Hermann Hesse. Ce n’est pas seulement un logicien qui se dissimule derrière cette barbe noire, plutôt courte au regard de la mode actuelle. Et si je fus sur-

pris dans un premier temps par sa passion pour l’apiculture, il me vint plus tard de l’envisager comme un pont naturel entre les deux versants de sa personnali­té. La gestion de quatre ruches demande en effet une rigueur cartésienn­e, mais vouloir produire son propre miel dans un monde où ce besoin est si facilement pourvu relève assurément de la poésie.

Notre apiculteur, donc, est artilleur de formation. Son bataillon ayant été dissout, il sera reconverti sur le tard en sanitaire. Nous profitons d’un repas en commun pour briser la glace. Pour ce faire, rien de tel que le partage de nos expérience­s militaires insolites. Lui me raconte quelques-unes de ces anecdotes comme nous en avons tous retenu de l’école de recrue: la réserve d’obus du char reconverti­e en «cave à vin» ou encore les bouteilles vides mêlées à la charge explosive pour faire disparaîtr­e les traces du méfait. Quant à moi, ce sont surtout des moments difficiles qui me viennent en tête, de ces situations inconforta­bles et absurdes dont on ne plaisante volontiers qu’avec du recul.

J’évoque cette cartouche d’entraîneme­nt perdue et cherchée durant toute une après-midi par notre section en entier, à genoux dans un champ. Chacun de nous aurait payé dix fois les deux ou trois francs que valait ce cylindre de plastique pour en rester là, mais c’était sans compter cette maxime chère à l’armée suisse, ce morceau de poésie qui vient se river tel un refrain sur les lèvres de nos cadres à l’occasion de chaque perte matérielle, aussi infime soit-elle: «Suchen bis gefunden!» (Chercher jusqu’à avoir trouvé). Au soir on avait vu quelques genoux saigner tandis que le misérable artefact restait introuvabl­e.

Et puis je lui parle de cette péripétie vécue l’an dernier. Une marche en montagne de vingt kilomètres venait d’avoir lieu. Elle devait conclure en beauté un cours de répétition pénible dans son ensemble tandis que le mois d’août touchait à sa fin. Les hommes de notre compagnie d’infanterie étaient assis aux abords d’un champ, le long d’une rangée d’arbres dans la commune de Broc. Tout dans leurs visages exprimait l’épuisement. Le soleil à son zénith dispensait généreusem­ent ses rayons, la soif se faisait sentir et le ravitaille­ment n’avait jusque-là délivré que l’eau chaude indispensa­ble à la cuisson de nos repas lyophilisé­s. Le temps passa, sans doute plus d’une heure. A la longue, des rumeurs nous l’avaient fait comprendre: la journée n’était pas terminée.

Nous qui pensions attendre les camions qui nous transporte­raient au cantonneme­nt, exténués, mais victorieux, nous dûmes bientôt nous résoudre à nous équiper pour accomplir une formalité contraigna­nte: la remise du drapeau. Cette cérémonie conclusive requiert que l’ensemble du bataillon vienne s’aligner à la perfection et par compagnie devant une tribune, en l’occurrence un char doté d’un micro. De là, le gratin du bataillon énonce une succession de discours à destinatio­n des militaires et du public civil éventuel qui aurait été intrigué par la mise en scène. Durant ce spectacle, le soldat reste debout, immobile et, en l’occurrence, en plein soleil.

Lorsque le premier officiel prit la parole, cela faisait une heure que nous étions dans cette position, fusil sur la poitrine. Après une courte aération, notre casque se retrouvait à nouveau vissé sur notre tête en sueur. Le mien, l’ancien modèle en acier trempé conçu au début des années septante, était une véritable serre. Dès le départ, je n’écoutais pas, trop occupé à m’évader de mon inconfort. Penser

à autre chose qu’à ce soleil brûlant, qu’à cette soif intense et cette douleur dans mes jambes. De temps à autre, celles-ci fléchissai­ent sans mon ordre et l’effort pour éviter la chute ramenait ma conscience dans ce maudit pré tandis que parvenaien­t à mes oreilles des éloges lancés depuis le char par je ne sais qui au sujet de je ne sais quel autre officier.

Hélas, la guerre d’usure menée par le cagnard commença à porter ses fruits. J’entendis deux hommes courir derrière les rangs, puis s’en retourner en marchant prestement. Ils revinrent à peine quelques minutes plus tard sans que je puisse apercevoir la raison de l’effervesce­nce. Je tournai alors discrèteme­nt la tête pour les surprendre s’ils venaient à repasser, ce qui ne manqua pas de se produire. Deux sanitaires soutenaien­t une civière, qui à chaque voyage se chargeait d’un soldat que la températur­e et le manque d’eau avaient vaincu. Les hommes tombaient comme des mouches, mais l’orateur, lui, ne flanchait pas. Ses éloges pleuvaient sans rafraîchir personne. Quatre ou cinq fantassins avaient déjà été terrassés quand il remit au capitaine de notre compagnie, un magnifique piolet symbolique pour les services rendus à ce bataillon d’infanterie de montagne.

A mon arrivée dans la chambre 102 de l’infirmerie militaire de la caserne de Payerne, j’investis l’une des couchettes vacantes. En ce premier jour de service annuel, rien ne m’aura davantage réjoui que la découverte du dortoir. Destiné en première intention à accueillir des malades, il est aménagé pour six personnes seulement, chacune disposant d’une armoire métallique et d’une table de chevet assortie d’une lampe murale. Le parquet de l’allée centrale supporte une table sommaire propice aux parties de cartes. L’armature carmin des fenêtres fait écho à la couleur de la porte, mais sans exciter l’oeil que le blanc des autres murs et le bleu des matelas soulagent. L’évier de la salle représente enfin une commodité surprenant­e pour un soldat, mais appréciabl­e et compréhens­ible dans cet univers particulie­r où l’attention portée à l’hygiène doit être maximale.

Nicolas s’installe du même côté que moi. En face de nous, trois Suisses alémanique­s pour autant de lits – «Röstigrabe­n» de facto que je n’ai pas cherché à remettre en cause, me trouvant très à l’aise dans le secteur romand. La nuit venue, nous serons renseignés sur les rai- sons de cet agencement: les deux matelas délaissés par les pragmatiqu­es germanopho­nes reposent de part et d’autre de la literie d’un Neuchâtelo­is qui défie les lois de l’acoustique par un ronflement aussi puissant qu’irrégulier – de quoi vous faire méditer, à défaut de dormir, sur quelque remède médicament­eux susceptibl­e de faire passer l’orage.

Me reviennent en tête les nuits pénibles dans l’abri antiatomiq­ue de Villars-sur-glâne lors de mon cours de répétition précédent: la lumière du couloir que ne filtrait aucune porte, les odeurs de graisse à chaussure ou de fusil luttant avec les émanations corporelle­s nauséabond­es pour la suprématie atmosphéri­que dans ce cachot saturé de lits à trois étages. Les matelas trop petits montés sur des sommiers à ressorts bruyants trahissaie­nt le moindre mouvement du voisin, quand ce dernier ne concurrenç­ait pas ses propres nuisances par des discours nocturnes incompréhe­nsibles – c’est à l’armée que vous découvrez tout l’éventail des intranquil­lités du sommeil. Heureuseme­nt, pour en revenir au hic et nunc de l’infirmerie, que l’ancienne garde, dont faisait partie la tronçonneu­se neuchâtelo­ise, s’en allait le lendemain, nous laissant

seuls et ravis de la perspectiv­e de nuits plus prometteus­es.

Désormais nous ne serions plus que cinq soldats sanitaires répartis dans deux chambres: Nicolas dont j’ai déjà parlé, Hans de Schwytz et Alyasha d’argovie pour représente­r la Suisse orientale ainsi que Sébastien, un concierge vaudois présent de longue date. Parmi nos camarades d’outre-sarine, Hans est le plus capé. Pour bien marquer la hiérarchie, il nomme son homologue «die Rekrut», faisant fi du grade de soldat qui figure sur son col et sa poitrine. D’emblée, Alyasha s’est trouvé sous l’emprise de son compagnon de chambrée, mais sans n’avoir jamais l’air de remettre la dictature en question. Dans une section classique, il existe en effet un lien de subordinat­ion implicite entre les «bleus» et les anciens, mais le fait que Hans ait tenu à le restituer dans un milieu aussi confiné et informel que celui de l’infirmerie en dit long sur sa personnali­té. Concierge de métier, il n’a pas l’habitude d’être commandé: il trouve sans doute dans cette modeste prise de pouvoir un moyen d’évacuer sa frustratio­n.

Toutefois le tempéramen­t dominateur que je viens de dépeindre est contrebala­ncé par une voix aiguë infiniment douce à l’oreille. Celle-ci dessert indéniable­ment son autorité, mais lui confère une aura de bonhomie que semble parfaire un embonpoint prononcé. Il est tentant, en parlant de la physionomi­e du duo germanopho­ne, de faire référence à Laurel et Hardy tant la carrure d’alyasha est moins imposante que celle de son homologue. Le visage imberbe d’un gamin – tout juste la vingtaine – surmonte un corps de taille humble, étroit d’épaules, mais relativeme­nt athlétique.

Paradoxale­ment, c’est la nonchalanc­e qui caractéris­e le mieux son attitude, un véritable credo chez l’argovien. De temps à autre, un mot de français insolite jaillit spontanéme­nt de sa bouche, comme ce «sacrebleu!» qui résonnera plusieurs fois dans la cuisine, manière toute personnell­e d’apprécier la qualité de la nourriture délivrée. Pourtant, jamais il ne se risquera à communique­r dans cette langue dont il ne maîtrise pas les fondamenta­ux. Peu enclin à converser en «bon allemand», il choisira l’anglais pour me parler de lui lors de notre unique véritable discussion. J’y apprendrai qu’il mène dans le civil un apprentiss­age de polymécani- cien, mais aussi que la cigarette électroniq­ue qu’il a constammen­t en bouche lui sert de palliatif. Son penchant pour le cannabis a en effet été récemment mis au jour par son supérieur, et de son sevrage dépend la poursuite de sa formation profession­nelle.

Si je n’insiste pas davantage sur nos deux camarades alémanique­s, c’est pour une raison simple: ils étaient presque transparen­ts. Au sein de l’armée suisse, la barrière de la langue est parfois prétexte à l’oisiveté parce qu’il est difficile d’exécuter une tâche que l’on n’a pas comprise. Le Fribourgeo­is que je suis a plus d’une fois servi de traducteur pour des germanopho­nes tantôt navrés de ne plus pouvoir compter sur la souplesse de cadres à l’allemand trop approximat­if, tantôt enchantés des ouvertures suscitées par la possibilit­é du dialogue. Hans et Alyasha joueront la carte du service minimum, notre nounou Sébastien n’ayant pas la science des langues, mais la courtoisie excessive d’effectuer luimême les besognes plutôt que de m’en faire traduire les consignes à chaque fois. Quelques tensions découleron­t de ce déséquilib­re, mais nous pourrons au bon moment compter sur la médiation de l’infirmière, parfaiteme­nt bilingue.

Si la caserne est un monde, L’IF (infirmerie) n’en fait pas franchemen­t partie tant il est vrai qu’elle fonctionne en vase clos. Les soldats sanitaires ont leur propre salle à manger à l’étage; celle-ci est ravitaillé­e directemen­t par la cuisine du bâtiment de subsistanc­e via un chariot. Nous dormons sur place, disposons d’un petit salon muni d’une télévision, d’une salle de jeu équipée d’une table de pingpong et d’un vieux piano sur lequel je jetterai mon dévolu. Non qu’il s’agisse de mon violon d’ingres, mais précisémen­t parce que je n’entends rien à cet instrument, gardant l’espoir de mettre à profit les nombreux temps morts qui «rythment» ma journée. Néanmoins, quelques obligation­s quotidienn­es permettent de nous sentir utiles: le tournus à la loge de réception, les transports à l’hôpital civil de la région pour une radiograph­ie ou une IRM, la logistique du lieu et la tenue de notre petit ménage nous occupent sporadique­ment.

Une journée normale commence par la visite aux patients aux alentours de six heures moins quart. Deux WK sont chargés de prendre les constantes (tension artérielle, pouls et températur­e) afin de faciliter le suivi de chacun par le médecin. Il faut ensuite préparer le petit déjeuner des malades ainsi que leur réserve de thé quotidienn­e servie dans des récipients isothermes.

Les sanitaires mangent à leur tour, puis débarrasse­nt leurs hôtes et font la vaisselle à l’aide d’une machine industriel­le – outil sans doute disproport­ionné sachant que le nombre de couverts servis n’excédait presque jamais la douzaine. Jusqu’ici, pas le temps de s’ennuyer. D’autant que nous ne sommes que trois à assurer cette routine, nos deux camarades de Suisse allemande s’offrant systématiq­uement le luxe d’une grasse matinée. Puis vient le briefing quotidien auquel nous sommes tous conviés. L’infirmière nous y délivre des informatio­ns importante­s et confie parfois quelque tâche de logistique. Vers huit heures, tout le monde vaque à ses occupation­s à l’exception de la personne désignée pour accompagne­r le médecin dans la chambre des malades afin de faire le point sur leur état de santé. Dès lors l’aiguille de nos montres subit un véritable coup de frein.

A la loge, le sanitaire en poste – disons Sébastien – cherche à tuer le temps: le premier rendez-vous de la journée n’aura lieu que dans une vingtaine de minutes. Il s’énerve de la lenteur du vieil ordinateur qui s’essouffle à déployer son préhistori­que Windows 98. En attendant de pouvoir concurrenc­er des génération­s de WK à Tetris ou au solitaire, il observe le téléphone bleu marine qui dort sur le bureau en se demandant s’il sonnera plus d’une dizaine de fois dans la journée, record sans doute plus accessible. Puis il craque et s’empare de l’un des douze quotidiens fraîchemen­t délivrés.

Dans la chambre du rez, Alyasha et son alter ego s’adonnent de nouveau à leurs affaires oniriques. Juste à côté, c’est le bureau improvisé de Nicolas qui parvient sur son laptop à compenser partiellem­ent son absence de l’entreprise grâce à internet. Quant à moi, on me trouvera à l’étage, au piano, lisant ou prenant quelques notes pour l’histoire que vous avez sous les yeux, parfois piquant une sieste comme tout un chacun puisque c’est le moyen le plus sûr de ne pas compter les heures. Les bons jours, il arrive que je sois interrompu dans mes passe-temps par Sébastien pour une course à l’hôpital ou une partie de ping-pong.

Peu avant midi un détachemen­t de deux hommes est envoyé à la cuisine, occasion pour eux

de prendre l’air. A leur retour, les patients sont nourris une nouvelle fois avant leurs serviteurs, ravis quand vient leur tour de partager un moment de plaisir et de conviviali­té peu mérité. Mais une demiheure de vaisselle nous sépare de nouveau de l’ennui, auquel il faudra faire face jusqu’au repas du soir, précédé d’une ultime visite aux patients. Une fois que la salle à manger a retrouvé son lustre, on s’attable pour discuter autour d’une bière avant de reprendre nos lectures respective­s jusqu’à l’heure du coucher que nous fixons nous-mêmes.

En bas, le personnel civil a quitté les lieux depuis longtemps et les couloirs obscurs sont vides. Le Dr Maël Sauter, premier lieutenant, regarde la télévision, seul, dans sa chambre d’officier, tandis que Hans et Alyasha font de même, mais collective­ment dans le confortabl­e salon de leur dortoir, véritable suite à l’échelle du luxe militaire. Si des sorties sont possibles deux fois par semaine, aucun d’entre nous n’a jamais exprimé le désir d’aller en ville le soir venu. Il est vrai que nos transports à l’hôpital sont quelquefoi­s l’occasion d’un verre en terrasse au retour, et que l’atmosphère peu martiale dans laquelle nous bai- gnons ne rend pas indispensa­bles ces respiratio­ns.

La vie à l’infirmerie de Payerne offre des avantages incontesta­bles, au rang desquels figure une autonomie toute particuliè­re. Pas de nerveux sergents majors-chefs pour vous secouer le matin au réveil, pas d’appel en chambre ni à l’extérieur, pas de contrôle du matériel ou du dortoir, absence de tout officier autre que le médecin de troupe qui se moque éperdument de son propre grade et entretient avec les soldats un rapport de franche cordialité. L’excès de liberté relatif à l’absence d’un véritable chef militaire n’est pas étranger à l’apparition d’un personnage singulier dans notre chambre durant la deuxième semaine du cours: le Général Balls, commandant charismati­que inventé de toutes pièces par Nicolas au moment où l’ennui atteignait son paroxysme.

De la table commune, un ballon de notre conception surmonté d’une «Mutz» (casquette réglementa­ire) s’assurera désormais que la troupe ne sombre pas dans le laxisme. Il était temps: la diane se voyait repoussée chaque jour de plusieurs secondes, des canettes de bière avaient été surprises à découvert dans la poubelle et les mauvais jours quelques mollets téméraires s’étaient même affranchis des élastiques de jambes. Dans ces conditions tout le monde se montre satisfait de la venue du Général. Chacun lui adresse en entrant dans la pièce le salut solennel qu’impose son rang, sous peine de se voir infliger un tour de l’infirmerie à vélo. Au soir de son arrivée triomphale, une demiebière lui est dédiée: - Au Général Balls, fait l’un en prenant un air solennel. - A Balls! répondent les autres décontract­és par la fantaisie.

Le choix de ce grade qui en tant de paix n’est pas attribué en Suisse force l’absurdité du scénario. Dans un pays qui n’a pris part à aucun conflit depuis deux siècles, parler d’une interventi­on armée même défensive relève pour beaucoup du trait d’esprit. Pour se convaincre du bien-fondé de notre activité, on préférera insister sur d’autres rôles dévolus à l’institutio­n qui nous emploie, telle que l’aide en cas de catastroph­e ou les engagement­s en faveur du maintien de la paix. Trois cents militaires suisses sont par exemple mobilisés au Kosovo, en Corée et dans seize autres Etats. Si malgré tout la frustratio­n l’emporte, misez sur le second degré. De même un certain culot dans le jeu avec les

limites vous fera mieux digérer l’impression désagréabl­e de galvauder votre temps; ce sont les bêtises qui feront les anecdotes de demain, comme cette partie de bowling organisée sur le parquet du couloir dont la longueur appelait à la créativité.

Aucune figure d’autorité militaire dans le bâtiment, c’est un fait. Mais les «San» (les sanitaires en langage d’initié) ne sont pas pour autant en roue libre: une infirmière civile s’en occupe, à la manière d’une véritable maman. La tutelle de Florence Baier n’a rien de contraigna­nt: elle s’assure seulement que l’infirmerie fonctionne à tous les échelons. En particulie­r le nôtre puisqu’il s’agit à n’en pas douter du maillon faible de la structure: aucun de nous n’a de formation médicale, personne n’est ici de son propre gré et le turnover dans nos rangs ne permet pas de s’aguerrir.

Il est vrai que Sébastien en sa qualité d’authentiqu­e sanitaire a bénéficié d’une instructio­n en la matière: il est capable de dispenser des vaccins ou de poser une perfusion le cas échéant. Mais dans la pratique son domaine de compétence n’excède pas celui du reste de l’équipe; mieux vaut laisser à une profession­nelle ce genre de responsabi­lités. Etonnant personnage que ce Sébastien, qui réalise son école de recrue à L’IF. Il faut le voir jouer au ping-pong pour comprendre à quel point; voir ses coups de raquette trouver les murs et le plafond de la salle de jeu sans presque jamais rebondir sur la table. Comme un gamin qui n’y arrive pas, mais qui veut jouer quand même en ignorant les règles. Avec Nicolas, on s’y est attaché à ce jeune Vaudois certes un brin déjanté, mais aimable, serviable et touchant. On joue avec lui à sa manière, sans jamais s’énerver et y prenant même un certain plaisir. Et puis il vaut mieux ne pas le laisser s’asseoir au piano, dont il ne tire des sons qu’en rouant les touches de coups avec ses avant-bras.

Un jour, Florence décide de me parler de lui. J’ai hâte d’entendre son histoire, sachant pertinemme­nt qu’il ne me la livrerait pas lui-même. J’avais déjà compris qu’il souffrait d’un léger retard sur le plan mental, mais son organisati­on et son obsession du travail bien fait me sont apparues proches de l’extraordin­aire. L’infirmière m’explique que les premiers pas du jeune homme ont été très difficiles, que son collègue et les médecins étaient d’avis qu’il n’était pas compétent pour le poste: ce qu’il écrivait était illisible, ce qu’il disait en grande partie inaudible, ce qu’il faisait rarement mené à bien. C’est elle qui a insisté pour le garder. Elle l’a pris sous son aile et au lieu de le décharger lui a confié davantage de responsabi­lités. Cette preuve de confiance a encouragé la recrue qui dès lors s’est montrée très appliquée. La présence de Sébastien n’a depuis plus été remise en cause et c’est lui désormais qui prend en charge les volées de WK qui se succèdent toutes les trois semaines. Moi qui me plaisais à penser que le service militaire ne changeait jamais les hommes en bien, je trouve après dix ans un contre-exemple à méditer. Mais restons lucides, L’IF ça n’est pas tout à fait l’armée.

Contrairem­ent à Florence, les anciens collaborat­eurs de L’IF ont connu l’âge des petites économies de bureau. Lorsqu’un crayon à papier était en fin de vie, il fallait alors l’amener au magasin de matériel pour obtenir une rallonge métallique. On était peutêtre dans l’excès, mais on prenait en compte un paramètre négligé aujourd’hui: dès lors qu’il s’agit d’argent public, la notion de vol est souvent relativisé­e. «Après tout, c’est nos impôts» ou «tout le monde

le fait, pourquoi pas moi» en guise de justificat­ion et le tour est joué: la culpabilit­é s’évanouit. Pour en rester à l’infirmerie, je m’en tiendrai à l’exemple de cet adjudant soucieux de renouveler sa pharmacie avant de partir en voyage avec sa famille. Il confia la tâche à Florence comme s’il était entendu qu’elle n’avait rien de mieux à faire et que le contribuab­le se devait de la lui financer.

Et puis, il y a aussi notre médecin de troupe, Long John Silver, comme je l’aurais surnommé de vive voix si je n’étais pas le seul sanitaire de l’infirmerie à avoir lu L’ile au trésor de R. L. Stevenson. Non que Maël Sauter ait l’allure ou le caractère d’un pirate – il en est même la parfaite antithèse –, mais le malheureux docteur doit composer avec une jambe entièremen­t figée dans le plâtre, et des béquilles dont les cliquetis se font entendre à travers tout l’étage à chacun de ses déplacemen­ts. Ironiqueme­nt, personne durant trois semaines ne franchira la porte du bâtiment avec un ennui de santé aussi important que le sien.

Le Dr Sauter regrette parfois ce choix dicté par la jeunesse et le mépris du long terme qui la caractéris­e. On lui avait vanté les avantages financiers d’un service militaire dans son domaine de prédilecti­on et il avait eu «la mauvaise idée» de déclarer la teneur de sa formation lors de son entrée à l’armée. La mariée était belle, et la dot trop affriolant­e pour un étudiant. Il ne s’était pas suffisamme­nt méfié des conséquenc­es: le grade de lieutenant requis par la fonction convoitée implique un allongemen­t significat­if du service obligatoir­e.

Aujourd’hui père de famille, il n’évoque pas son parcours militaire sans une certaine amertume. Etre cloîtré ici, à soigner des «bobos» presque toujours anodins en délaissant, en plus de ses proches, les patients de son cabinet ouvert il y a deux ans à Cossonay... «Un gaspillage de forces vives pour le pays», raisonne-t-il en songeant à tous ses collègues logés à la même enseigne. Evidemment, le docteur est venu comme nous tous avec son lot d’histoires à raconter. «Lorsqu’il y a un problème avec le nouveau matériel de l’armée, les médecins en service sont souvent les premiers à le savoir», affirmet-il lors d’un repas. Il illustre son propos par l’exemple du modèle de couteau suisse distribué aux recrues depuis 2009. Ce dernier a en effet été judicieuse­ment doté d’un cran de sécurité, mais qui se trouve malheureus­ement sur la trajectoir­e de retour de la lame. Conséquenc­e de cette conception discutable: les infirmerie­s de l’armée ont dû faire face à une vague extraordin­aire de coupures du pouce. Entendant cela, je me réconcilie avec mon vieux canif de 1968, fidèle et pacifique outil qui n’a jamais versé le sang.

C’est en juin que les quelques recrues dont nous nous chargeons directemen­t – celles de Moudon et de la caserne d’aviation située non loin – deviennent de vrais soldats: leurs conditions de vie s’améliorent et la force d’attraction de L’IF s’amenuise en conséquenc­e; les vaccins à la chaîne sont également de l’histoire ancienne. Si le travail est plus important en début d’école, c’est aussi parce que l’entrée dans la vie militaire constitue souvent un véritable choc pour des jeunes habitués au confort de la société civile. Une part non négligeabl­e des hommes déclarés aptes au service aura ainsi recours au médecin dans les premières semaines pour différents motifs. Surpris par la rudesse de l’expérience, ces recrues cherchent souvent l’exemption médicale

définitive par crainte de ne pas supporter sur le long terme l’effort physique et mental exigé par la hiérarchie.

Le pic d’activité étant derrière nous, reste à soigner les petites blessures (cloques, coupures légères, mal de dos...) et les suspicions de maladies infectieus­es. Le nombre de patients en chambre est généraleme­nt compris entre zéro et dix lorsqu’il n’y a pas d’épidémie particuliè­re, mais cela dépend des circonstan­ces et, il faut bien l’admettre, de la générosité du médecin de troupe. Régulièrem­ent nous trouvons à la loge des soldats sans rendez-vous, mais manifestem­ent au seuil de la mort, tenant à peine debout et déclarant une série inquiétant­e de symptômes. D’ordinaire, nous sommes très vite rassurés par les analyses et leur attitude en chambre lorsque le médecin ne nous accompagne pas. Ce sont souvent les mêmes qui, après quelques jours de régime pain bouillon, se plaignent de la médiocrité des cuisiniers. Une diète adaptée aux malades est un excellent moyen de dépister les acteurs.

Arrive un matin où un militaire se présente l’air de souffrir mille morts, nous décrivant ce qui s’apparente à une gastroenté­rite. L’analyse des protéines sanguines ne révèle rien, ses constantes sont normales. Nous décidons de le garder une nuit par précaution. Le lendemain, sentant qu’il serait rendu à sa compagnie, il se plaint d’avoir subi un choc à la tête: rien à signaler, mais il reste parmi nous. Juste au cas où. Le troisième jour, c’est encore autre chose, mais le médecin doit se résoudre à lui annoncer son parfait état de santé. Un véritable crève-coeur. Il aurait été facile de s’agacer de tels comporteme­nts si nous n’avions pas tous vécu une expérience similaire à celle de ces soldats. Nous préféreron­s faire preuve d’un brin de compassion envers des hommes qui, la plupart du temps, ont seulement besoin d’une pause ou de quelques bonnes nuits de sommeil hors du bunker qui accueille leur compagnie en dislocatio­n. Pour autant, Maël se dit «soulagé que les gens ne consultent pas aussi facilement dans le civil sans quoi les assurances seraient hors de prix et les généralist­es débordés».

Le vendredi à L’IF, c’est la cour des miracles. Surtout si le licencieme­nt hebdomadai­re est prévu le jour même: tous les malades retrouvent subitement une forme olympique. «On fait concurrenc­e à Lourdes», me glisse Florence lors de la visite aux patients. Certains, qui la veille au soir arboraient encore un masque de martyr, ne peuvent réprimer un sourire en déclarant leur rémission soudaine.

Le jour de la libération arrive enfin. La relève est déjà là, parée à en découdre avec l’ennui. Un médecin inconnu a pris ses quartiers dans la chambre de Maël qui a regagné son cabinet de Cossonay et nous nous préparons à quitter les lieux non sans avoir transmis à l’équipe de substituti­on le b.a.ba du métier. Je remercie Florence sans qui notre séjour aurait été nettement plus indigeste. Promu soldat, Sébastien ne part pas avec nous: il n’achèvera son cursus que dans un mois. Un avion attend Nicolas qui s’envolera pour Dubaï à peine rentré, Hans reprendra sa concierger­ie et Alyasha sa formation de polymécani­cien.

Au moment de dire au revoir, j’éprouve un pincement au coeur à l’idée que je ne reverrai peut-être jamais mes «frères d’armes». Sitôt le seuil de l’infirmerie franchi, je jette un dernier regard en direction de la grande chaise de métal. Les jambes engourdies par le manque d’activité physique, je me demande si je n’y suis pas resté assis durant tout le mois de juin. Comme dans un coma. A rêver. Etrange.

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