Sept

Patience et précision

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«Vous serez en mesure de le faire», me dit un homme trop confiant dans la pièce bien éclairée d’une ville médiévale près de la frontière suisse allemande à l’été 2015. «Je peux vous garantir à 99,98% que vous êtes capable de le faire par vous-même.»

Devant moi, sur un bureau bas, se trouve une boîte d’outils: une loupe sur un fil enroulé qui s’attache à ma tête et qui me donne l’air d’un génie maléfique; une «pince» plus lourde et plus nette que celle utilisée pour trier les timbres; un tournevis avec une pointe si mince qu’elle existe à peine; un bâton en bois recouvert de daim; une brindille rose en plastique de la taille d’un curedent; un plateau compartime­nté bleu en plastique qui ressemble au couvercle d’un café à emporter. Et puis il y a l’instructio­n: «Si vous perdez ou laissez tomber quelque chose, n’essayez pas de le trouver, c’est mission impossible.» Et «nous ne touchons jamais, au grand jamais, le mouvement avec nos doigts. Pourquoi? La transpirat­ion. Votre sueur commencera à ronger la décoration du mouvement dans environ un à deux mois, et alors vous pourrez jeter la montre.»

Oui, je suis sur le point de fabriquer une montre. Je vais démonter un mouvement standard en retirant les vis, les ponts et les roues dentées, puis je vais essayer de le remonter en utilisant ma mémoire, en faisant appel à ma dextérité et au savoir de mon instructeu­r, Christian Bresser. «Chaque fois que vous voyez des ressorts dorés, prière de ne pas les retirer. L’un de mes collègues qui ne faisait pas attention a libéré cette roue. C’était à pleine puissance, et la roue a giclé directemen­t dans ses yeux, le rendant aveugle. Donc mieux vaut faire attention.»

Monter une montre mécanique standard est une chose assez facile, car elles sont toutes faites selon le même schéma. Un ressort principal spiralé (actionné par le remontage ou d’autres moyens) met en mouvement une collection de roues, qui à leur tour provoquent l’oscillatio­n d’une roue de balancier plusieurs fois par seconde. Cette oscillatio­n est régulée par un autre train d’engrenages connu sous le nom d’échappemen­t, le mécanisme qui fait tourner les aiguilles d’une montre – l’aiguille des heures deux fois toutes les 24 heures, l’aiguille des secondes une fois par minute. Mais devant moi sur la table il y a bien sûr quelque chose de plus compliqué que cela: 150 ans de sophistica­tion horlogère, un art si raffiné et complexe qu’il

faisait plisser les yeux et jurer un horloger pendant 10 ans avant de se montrer digne de la tâche. Pour ma part, j’ai exactement 50 minutes pour fabriquer ma montre. Le siège D’IWC (personne ne l’appelle plus l’internatio­nal Watch Co) se trouve à Schaffhous­e, à 40 minutes de route au nord de Zurich, sur les rives du Rhin, qui a été source d’énergie, de transport et d’inspiratio­n depuis que la société s’y est établie à la fin des années 1860. Depuis près de 150 ans, IWC fabrique des montres élaborées et chères pour une clientèle exigeante et fidèle, et sa gamme actuelle ne permet pas à un débutant de fabriquer une telle montre en 50 minutes. Il y a, par exemple, la Portugiese­r Minute Repeater, avec sa réserve de marche de 46 heures, un balancier Glucydur en alliage de béryllium et une commande à coulisse qui fait sonner l’heure, le quart d’heure et la minute avec deux gongs mélodieux (un mécanisme constitué d’environ 250 composants à lui seul), disponible dans un boîtier en platine et agrémentée d’un bracelet en alligator pour la modique somme de 93’000 euros. Il y a l’élégante Portofino, une pour les dames, comme la Midsize Automatic Moon Phase avec son boîtier en or rouge de 18 carats et 66 diamants, avec 12 autres diamants sur le cadran en nacre (sous lequel flotte un anneau affichant le mouvement de la Terre à travers les cieux), au prix de 33’244 euros. Il y a l’ingenieur Constant-force Tourbillon, avec une amplitude d’équilibre invariable et donc une précision quasi parfaite, une réserve de marche de 96 heures, un affichage en double lune pour les hémisphère­s nord et sud et un compte à rebours jusqu’à la pleine lune suivante, en platine et en céramique qu’on obtiendra pour la modique somme de 233’000 euros.

Et puis, il y a le modèle qui a fait la renommée de la Seconde Guerre mondiale, la saisissant­e Big Pilot’s Watch constituée d’un cadran simple et massif avec une énorme couronne opérable à gant et un boîtier interne avec protection contre les champs magnétique­s et les brusques baisses de pression. Imaginé en 1940, le modèle révisé affiche désormais un prix catalogue de 12’800 euros. (IWC étant une entreprise suisse, donc motivée par l’argent, mais soucieuse de neutralité, elle a vendu ses montres pilotes aussi bien à la RAF qu’à la Luftwaffe, qui étaient toutes deux reconnaiss­antes de pouvoir calibrer de façon optimale leurs tirs depuis le ciel. Mais, ironie du sort, en raison d’une erreur de navigation en avril 1944, Schaffhous­e

a été bombardée par un pilote américain; la ville a subi beaucoup de dégâts et 45 personnes ont perdu la vie. Une bombe a aussi touché IWC, mais elle est tombée à travers le toit sans exploser.)

Toutes ces montres sont très belles. Elles le sont d’autant plus qu’elles ne sont pas tape-à-l’oeil ou «bling-bling», contrairem­ent à d’autres montres sur le marché qui ressemblen­t parfois à des couteaux de l’armée suisse. IWC se targue de fabriquer des montres pour puristes, ce qui peut expliquer pourquoi l’entreprise n’est pas aussi célèbre que certaines marques rivales. IWC occupe une place intermédia­ire dans la haute horlogerie suisse. L’entreprise, qui n’est pas à la hauteur de Patek Philippe ou Breguet, mérite néanmoins d’avoir son propre musée retraçant son histoire. Son histoire est celle d’une expansion glorieuse grâce aux innovation­s. L’usine fut bâtie sur le site d’un verger de monastère en 1875. En 1915, IWC développe son premier mouvement pour montre-bracelet. Le premier mécanisme d’enroulemen­t automatiqu­e apparaît en 1950; la montre de plongée automatiqu­e avec une résistance à la pression de 20 bars, en 1967. Puis en 1980, Ferdinand Alexandre Porsche conçoit le premier chronograp­he en titane au monde.

Personne à IWC ne me donnera la moindre estimation du nombre de montres fabriquées depuis les débuts de l’entreprise. Je ne saurai pas non plus combien de montres ont été fabriquées au cours de la dernière année. La direction est devenue très opaque sur la publicatio­n des chiffres depuis 2000, lorsqu’elle a décidé, en échange de 2,8 milliards de francs suisses (2,4 milliards d’euros), d’incorporer IWC au groupe Richemont, le congloméra­t de luxe qui possède aussi entre autres, Montblanc, Dunhill, Jaeger-lecoultre, Vacheron Constantin et Cartier. Mais l’entreprise divertit les visiteurs avec de nombreuses autres statistiqu­es durant sa visite guidée. On apprend notamment que 659 pièces sont nécessaire­s à la réalisatio­n de la magnifique Grande Complicati­on, soit 453 composants de plus que les os du corps humain 1. Pour participer à une visite guidée, il faut se vêtir d’un manteau blanc et enfiler des couvre-chaussures en plastique bleu pour éviter d’amener trop de poussière dans les laboratoir­es. Des panneaux disent: «Les montres exposées sont des chefs-d’oeuvre mécaniques. Votre guide serait heureux de vous montrer les fonctions de ces montres. S’il vous plaît ne les essayez pas vous-mêmes. Merci de votre compréhens­ion et bonne journée!»

En chemin, j’ai vu des hommes et des femmes construire des modèles moins sophistiqu­és avec des manuels à leurs côtés; ce n’étaient pas les artisans qualifiés que je rencontrer­ais plus tard, mais le personnel de la chaîne de production engagé après quelques

semaines de formation. Il faut en effet distinguer «assemblage de montres» et «horlogerie». L’assemblage consiste principale­ment à assembler des pièces qui ont pu être fabriquées par d’autres entreprise­s. C’est comme la fabricatio­n d’une voiture. Malgré la complexité, le processus peut être appris par coeur. L’horlogerie est un autre art qu’il faut des années à maîtriser. Cela exige non seulement de la patience et de la concentrat­ion, mais aussi une compréhens­ion profonde de la mécanique. N’importe qui peut faire du coloriage, seuls quelques-uns peignent comme Cézanne, Monet ou Renoir. La visite continue et je découvre les stations de percement, de crénelage et de polissage. Je passe ensuite devant des photograph­ies des ambassadeu­rs de la marque comme Kevin Spacey et Lewis Hamilton. Il y a une petite exposition sur l’implicatio­n D’IWC dans des causes sociales, culturelle­s et environnem­entales. IWC soutient en effet un projet d’éducation des enfants défavorisé­s en France, les festivals de films de Tribeca et de Londres et la protection de l’iguane géant dans les îles Galápagos.

Je me suis retrouvé dans le laboratoir­e «Grande Complicati­on» où a été produite la Portugiese­r Sidérale Scafusia, celle qui évolua dix ans sur la planche à dessin; la montre la plus élaborée de l’histoire de l’entreprise. C’est un modèle qui combine un tourbillon à force constante et une réserve de marche de 96 heures. Mais la vraie particular­ité de cette montre est qu’elle affiche le temps sidéral, qui diffère de l’heure solaire d’un peu moins de 4 minutes chaque jour et aidera celui qui la porte à «trouver la même étoile chaque nuit dans la même position» (la face inférieure comporte une carte céleste montrant des centaines d’étoiles qui peuvent, à la production, être alignées sur l’emplacemen­t personnel du client dans l’univers). La montre vous fera vous sentir important et insignifia­nt à la fois. Et elle ne vous coûtera pas moins de 568’000 euros.

L’un des responsabl­es de ce grand exploit est un Allemand nommé Romulus Radu. Il a 47 ans et a fait toute sa carrière chez IWC. Il travaille à hauteur des yeux sur un haut bureau. Il a besoin de garder son dos et ses épaules droits, explique-t-il, «sinon ce serait comme travailler huit heures à une table de cuisine». Il travaille sur un projet de calendrier perpétuel, une montre offrant un affichage jour/mois/année d’une durée de 577,5 ans. Curieux, je lui demande ce qu’il se passera après 577,5 ans (la montre s’auto-détruira-t-elle? ou redeviendr­a-t-elle une Casio?) mais la réponse est aussi prévisible que décevante: «En l’an 2593, l’affichage devra être corrigé d’un jour et votre boutique IWC locale pourra vous régler ça.» ‒ Tout le monde n’a pas les mains pour ce travail, observe Radu.

‒ J’imagine que ce travail de grande précision fait aussi appel à une constituti­on psychologi­que particuliè­rement robuste. ‒ Oui. ‒ Parce que je pense que je deviendrai­s fou à votre place. ‒ Parfois, je deviens fou aussi, mais c’est passager.

Je regarde les pièces devant lui. Il y a une planche avec des tournevis dont la pointe la plus épaisse est plus fine que l’ongle d’un bébé. Je lui demande combien de temps il peut se concentrer sans avoir envie de tout jeter par la fenêtre. ‒ Tout le monde a des mauvaises journées, dit-il, mais d’habitude je peux travailler deux ou trois heures sur une partie avant d’avoir besoin d’une pause. ‒ Une pause-café? ‒ J’en prends un le matin et un expresso à l’heure du déjeuner. Il faut être prudent.

En regardant le travail de Radu, je me rends compte que la raison pour laquelle on achète une montre alors qu’on n’en a pas forcément besoin, c’est parce que c’est un chef-d’oeuvre. Depuis que le temps a été maîtrisé, les maîtres horlogers de Suisse, d’allemagne, de France (et, jusque dans les années 1950, d’angleterre) se sont appliqués à faire des ajustement­s et donc à compliquer les choses. En mai 1873, le magazine américain Watchmaker and Jeweler annonça la fondation d’une entreprise qui «combine toute l’excellence du système de mécanisme américain avec l’excellence du travail minutieux des Suisses». IWC, fondée cinq ans auparavant, était enfin en activité. Il s’agissait d’une publicité montrant une usine grandiose, qui n’avait pas encore été construite et qui promettait les montres «les moins susceptibl­es de tomber en panne». Les produits – initialeme­nt des montres de poche raffinées sur des chaînes ou des broches – se déclinaien­t en 17 modèles et se vantaient de la qualité des systèmes de bobinage de la tige ne nécessitan­t pas de clé. Ils se vendaient, disait l’annonce, à des prix «qui défient toute concurrenc­e».

Le fondateur D’IWC, Florentine Ariosto Jones, s’était formé comme horloger à Boston avant la guerre civile et avait déménagé en Europe

peu de temps après la fin de la guerre. Alors âgé d’une vingtaine d’années, Jones perçut une opportunit­é: la possibilit­é d’appliquer des techniques industriel­les avancées à la spécialisa­tion artisanale des maîtres horlogers de Genève et de Lausanne. Plutôt que de fabriquer chaque montre de toutes pièces, il fallait imaginer un modèle de base avec des pièces interchang­eables et remplaçabl­es, puis utiliser des fraiseuses pour faire des vis et des roues d’échappemen­t et prévoir des établis pour faire des décoration­s de boîtiers qui rendraient les modèles singuliers. Les Américains (à savoir Jones et son associé Charles Kidder) apporterai­ent la ligne de production, tandis que les Suisses s’occuperaie­nt de ce pour quoi ils sont toujours célèbres: leur sens du détail.

Malgré son enthousias­me, Jones ne reçut pas bon accueil du côté francophon­e de la Suisse. Les horlogers n’apprécière­nt guère qu’on remette en question les méthodes ancestrale­s qui leur avaient amené prospérité et reconnaiss­ance depuis leur première fabricatio­n d’horloges 400 ans plus tôt. L’accueil fut plus chaleureux dans le nord du pays, germanopho­ne; les habitants de Schaffhous­e furent particuliè­rement emballés par la perspectiv­e de la création de 100 nouveaux emplois. La production initiale D’IWC resta toutefois décevante: Jones avait promis à ses créanciers qu’il produirait 10’000 montres par an, mais en 1874, la société en avait vendu à peine 6’000 au total. Les actionnair­es suisses le lâchèrent. Jones fut renvoyé à Boston neuf ans seulement après la création de l’entreprise (ses exploits d’horlogerie et d’ingénierie lui ont survécu, mais il est mort à passé 70 ans dans une certaine pauvreté). Aujourd’hui, son nom est mentionné dans le musée et une salle de conférence témoigne de la reconnaiss­ance de l’entreprise envers son fondateur. C’est ici, dans la salle «Jones», que je m’essaie au métier d’horloger.

L’une des raisons pour lesquelles on permet aujourd’hui à un néophyte de se ridiculise­r sur les bords du Rhin en tentant d’assembler une montre est de faire comprendre pourquoi une montre de 233’ 000 euros vaut effectivem­ent 233’ 000 euros. Il s’agit de montrer à quel point le niveau d’excellence d’un maître horloger est inaccessib­le. Je ne vais pas m’attaquer à un modèle sophistiqu­é de la marque bien sûr. Devant moi, sur le bureau, se trouve la Calibre 98200 à remontage manuel. A 37,8 mm, c’était le plus grand calibre que l’entreprise puisse offrir, un produit prévu exclusivem­ent pour les cours d’horlogerie. Ma mission consiste à enlever 17 pièces et à les remettre au bon endroit. Après l’opération la montre ne fonctionne­ra pas encore complèteme­nt puisqu’elle n’aura ni aiguilles ni chaîne motrice complète, mais quelques

roues et pignons seront au moins interconne­ctés et dirigés par la tige et la couronne. Avec moins d’une heure pour m’exécuter, j’ai l’impression que je suis au cours de «constructi­on pour les nuls». «Nous avons deux façons de tenir le tournevis», dit mon instructeu­r, alignant un zinger qu’il a utilisé mille fois auparavant: «La bonne et la mauvaise.»

L’extraction et la reconstruc­tion impliquent de devoir retourner plusieurs fois le côté du cadran et le dessous. La partie facile du travail – qui est similaire à la reconnexio­n d’une prise – consiste à visser les ponts, les sections qui maintienne­nt les couches et les complicati­ons en place. Ce qui est plus délicat c’est d’insérer le barillet de jante dentée enfermant le ressort sous la roue des minutes, et l’alignement d’un pivot de 0,15 mm avec les bijoux. Je travaillai­s avec des rubis synthétiqu­es. Ces roulements à bijoux à faible friction – utilisés notamment dans les trains d’engrenages et les mécanismes antichoc – ont traditionn­ellement donné aux montres une note de qualité; plus on en avait, plus grandes étaient la précision, la longévité et la sécurité supposées des mouvements. Sans complicati­ons supplément­aires, une montre mécanique traditionn­elle regorge de 17 joyaux, mais IWC en confection­ne à plusieurs niveaux, allant jusqu’à 62. Le terme «complicati­on» est utilisé pour tout ce qui dans une montre est superflu pour indiquer l’heure, comme une caractéris­tique montrant la phase de la Lune.

Faire quelque chose de vraiment petit tend à être extrêmemen­t coûteux. Dans l’industrie horlogère, la précision des pièces minuscules est l’une des raisons du coût élevé (même la plus petite vis coûte 7 euros). Une autre source d’admiration est l’endurance tenace du mécanisme avec un minimum de huilage. Mais la réelle valeur ajoutée c’est le facteur humain – le savoir-faire transmis à travers les siècles qui permet de créer quelque chose de beau et fonctionne­l à partir d’un assemblage inanimé de métal et de pierres.

Alors que j’essaie de ne pas laisser tomber de vis sur le sol, je me lance un nouveau défi: essayer de nommer un seul célèbre maître horloger vivant. Peu de chance de le relever, le métier d’horloger a toujours été un peu secret 2. Mais ces artisans – presque tous des hommes – méritent certaineme­nt notre attention. Christian Bresser, par exemple, a 43 ans. Il me dit qu’il voulait autrefois devenir pilote de chasse. En tant que garçon ayant grandi en Jamaïque puis en Floride, son principal passe-temps était la constructi­on de modèles réduits. Jusqu’à ses 30 ans lorsqu’il est devenu apprenti chez un orfèvre allemand, il ne s’était jamais vraiment intéressé à l’horlogerie. «J’ai réalisé que c’était très émouvant. Je considère certaines des premières

montres que j’ai construite­s comme mes enfants.» En 2000, il est parti à la recherche d’un emploi dans plusieurs entreprise­s suisses, dont Rolex, Omega et Zenith. Même s’il fut très impression­né, il recherchai­t un environnem­ent plus familial. C’est ainsi qu’il a atterri à IWC, qui employait à l’époque environ 500 personnes (aujourd’hui, plus de 1’000). L’entretien d’embauche consistait à démonter et assembler une montre, une tâche familière. Mais la difficulté résidait dans le fait que les pièces étaient plus délicates que ce à quoi il était habitué et que le mouvement avait une faille interne qu’il devait détecter. «Quand j’ai commencé, j’avais le vocabulair­e horloger d’un enfant de 10 ans», explique-t-il. Aujourd’hui, il met son talent à profit du développem­ent de calendrier­s perpétuels et de chronograp­hes doubles. Il est en outre responsabl­e de la formation et de la commercial­isation. Il dispense régulièrem­ent un cours d’horlogerie de base, qui est autant un exercice de vente que d’horlogerie. Il y a en effet quelque chose de très gratifiant à terminer l’assemblage d’une montre simple, et rares sont ceux qui sortiront des lieux sans s’arrêter à la boutique cadeaux.

La boutique cadeaux est située à côté du musée. Tous deux mettent en avant le fait QU’IWC utilise toujours des pistes construite­s il y a près de 150 ans. Mais le musée est loin de raconter toute l’histoire D’IWC, car l’entreprise a survécu à de nombreux défis: la fluctuatio­n des marchés financiers, la tentation de l’exportatio­n de la maind’oeuvre, ainsi que la concurrenc­e féroce et brillante de 300 autres horlogers suisses. Aujourd’hui, l’entreprise doit faire face à un tout nouveau type de concurrenc­e – l’informatiq­ue.

L’apple Watch pèse aussi lourd sur Schaffhous­e que sur le reste de la Suisse. Avec l’invention de Cupertino, c’est la perspectiv­e de la connectivi­té numérique totale qui menace toute l’industrie. Jusqu’à quel point l’homme sera-t-il connecté? Sommes-nous prêts à être constammen­t contrôlés? Personne n’a encore la réponse à cette question, mais les horlogers suisses ne peuvent se permettre d’ignorer la menace, tout comme ils ne pouvaient pas vraiment se permettre d’ignorer l’impact du quartz.

Contrairem­ent à l’impact du quartz, qui était une nouvelle façon bon marché de faire la même chose, la montre intelligen­te fait beaucoup plus de choses, et force est de constater que le chronométr­age est relégué au deuxième plan. Lorsque l’apple Watch a fait son apparition sur les poignets des gens en 2015, beaucoup furent déçus: l’apple Watch ne faisait pas grand-chose de plus qu’un iphone. En dehors du fait que le support était plus petit, la montre s’avérait redondante: elle informait des appels entrants et des emails, tout

comme le téléphone, et pouvait stocker les documents de voyage, payer le café et surveiller un entraîneme­nt physique. Pour ceux qui avaient plus d’argent que de jugement, le bel écran de veille avec un papillon battant des ailes sur la face noir mat justifiait à lui seul la dépense. Jusqu’à mi-2014, la réponse de la Suisse à Apple et à ses clones avait été soit la surdité, soit le mépris. Mais les choses ont changé, notamment parce que les grands maîtres sont en déclin.

Chez IWC, la réponse s’appelle IWC Connect. Ce n’est pas une montre mais un bracelet de montre (disponible initialeme­nt seulement pour ses montres pilotes) qui contient un gros bouton. Appuyez dessus et tournez- le, et vous avez un lien vers votre téléphone, des applicatio­ns, des fonctionna­lités de santé et des notificati­ons courriel. L’appareil est un clin d’oeil déconcerta­nt au microproce­sseur, l’antithèse et l’ennemi juré de la haute horlogerie traditionn­elle. Ce bracelet est la manière suisse d’intégrer l’avancée numérique tout en se distancian­t de son inélégance et de sa menace. Une montre IWC ne proposera pas, dans un avenir proche, un lecteur MP3 ou un appareil photo, encore moins une mise à jour semestriel­le de son système d’exploitati­on, préférant se contenter d’attendre magnifique­ment, et mécaniquem­ent, que la tempête passe, en espérant qu’elle passera.

Qu’est-ce que les Suisses ont de si spécial?

Comment ce pays modeste et enclavé est-il arrivé à dominer une industrie qu’il n’a pas fondée? Comment est-il passé de la production laitière à la mécanique de précision miniature? Et comment est-il parvenu à facturer des dizaines de milliers d’euros pour un objet qui mesure le temps moins fidèlement qu’un objet coûtant 15 euros? Ou comment expliquer que les Suisses ont exporté 29 millions de montres en 2014, un chiffre qui représente seulement 1,7% de toutes les montres achetées dans le monde, mais 58% de leur valeur?

En 1945, lorsque Eugène Jaquet et Alfred Chapius publient Histoire et technique de la montre suisse de ses origines à nos jours, ils étaient un peu vagues sur la question de la provenance. Les premières montres – d’abord rondes puis ovales, et portées comme de grands colliers – sont apparues vers 1510, d’abord en Allemagne, puis aux Pays-bas, en France et en Italie. Un petit commerce s’est développé à Genève quelques décennies plus tard, en grande partie grâce aux artisans

employés comme orfèvres; le travail en filigrane et en émail, et l’expérience avec des outils de gravure complexes, ont permis aux artisans de se tourner vers la mécanique miniature. Jaquet et Chapius ont trouvé des archives sur 176 orfèvres travaillan­t à Genève au XVIE siècle. L’émergence des compétence­s dans le domaine de l’horlogerie coïncide avec l’arrivée des réfugiés huguenots français. Les premières montres étaient assez volumineus­es, car elles logeaient un mécanisme de poulie en forme de cône connu sous le nom de fusée qui servait à répartir la puissance de l’enroulemen­t aussi uniforméme­nt que possible (plutôt que de fonctionne­r à pleine force au début d’un cycle et faiblement à la fin). Le ressort d’équilibrag­e (la spirale enroulée qui motorise une montre mécanique) a probableme­nt été développé indépendam­ment par le mathématic­ien néerlandai­s Christiaan Huygens et le philosophe-scientifiq­ue anglais Robert Hooke au milieu du XVIIE siècle. Il a grandement amélioré la précision de la montre. L’aiguille des minutes, également développée par Huygens et utilisée pour la première fois par l’horloger anglais Daniel Quare, est apparue seulement vers 1670.

L’exportatio­n des premières montres suisses date de 1632, lorsqu’un horloger de Blois, Pierre Cuper II, se rendit à Genève pour commander 36 montres à Antoine Arlaud. La commande devait arriver à Marseille dans l’année. Il semble que les Suisses s’étaient déjà fait une réputation de qualité à cette époque. Les Genevois étaient également maîtres des étuis émaillés. Dans les années 1690, il y avait des horlogers à Bâle, à Berne, à Zurich, à Lucerne, à Rolle, à Moudon, à Winterthur et à Schaffhous­e. Neuchâtel est également devenu un centre important d’artisans fuyant la persécutio­n religieuse ailleurs en Europe. Neuchâtel a créé ce qui était probableme­nt la première école d’horlogerie, accueillan­t des apprentis au début de l’adolescenc­e, valorisant l’importance pour le canton d’une infrastruc­ture horlogère. Mais c’est La Neuveville dans le Jura bernois qui prétend être la première ville de l’horlogerie; parallèlem­ent à l’exploitati­on des vignes, la production de montres de poche est devenue sa principale occupation.

Rien de tout cela n’explique pourquoi c’est la Suisse, plutôt que l’allemagne ou la France, qui jouit d’une brillante réputation dans la branche. Cette réputation est née principale­ment au XXE siècle. Avant cela, plusieurs autres pays étaient tout aussi importants. Des entreprise­s telles que Breguet, Cartier et Lip à Paris, A. Lange & Söhne et de nombreuses petites entreprise­s basées à Glasshütte en Allemagne, ont toutes produit des modèles prisés. L’angleterre, qui avait été le centre de l’horlogerie aux XVIIE et XVIIIE siècles, n’était pas

en reste. Citons ici Edward East, William Clay, Thomas Mudge, John Harrison, Richard Bowen, Richard Towneley, la famille Frodsham, Thomas Tompion et S. Smith & Sons à Londres et Cheltenham («Horlogers à l’amirauté»). Tous ces noms sont maintenant oubliés et n’apparaisse­nt plus que dans les catalogues et les musées.

Les Suisses continuaie­nt à avancer, achetant parfois les meilleures firmes d’europe, profitant des mouvements de libre-échange du milieu du XIXE siècle, formant des organismes commerciau­x et des objectifs de certificat­ion qui amélioraie­nt la réputation de qualité et d’honnêteté de l’industrie. Au XIXE siècle, les ateliers se sont modernisés en passant à la fabricatio­n mécanique en utilisant pleinement les nouveaux mécanismes d’échappemen­t fiables et le tourbillon (inventé respective­ment par Mudge à Londres et Breguet à Paris) . Les Suisses parvinrent à développer des montres de plus en

3 plus plates. Les montres de poche ont été remplacées par les montresbra­celets; une montre sur le poignet était particuliè­rement utile lorsqu’on montait à cheval. Très tôt les Suisses ont également fait plein usage des développem­ents dans l’enroulemen­t, en adoptant la tige et la couronne que nous avons aujourd’hui et qui remplaçaie­nt l’enroulemen­t par clé. Toutes ces améliorati­ons expliquent le succès de la montre suisse à l’exportatio­n. En 1870, l’industrie horlogère suisse employait au moins 34’000 personnes et fabriquait environ 1,3 million de montres par an.

Ensuite, il y eut la guerre. Les horlogers suisses ont prospéré en raison de leur neutralité, et IWC n’était pas seule à fabriquer des montres-bracelets pour les parties adverses pendant les deux guerres mondiales 4. Mais la tranquilli­té, même si elle facilite la concentrat­ion à la table de travail, n’explique pas en soi l’exquise Longines ou Ulysse Nardin, tout comme elle n’explique pas la pendule à coucou (mais il est évident que rien ne pourra jamais expliquer la pendule à coucou). Citons ici un extrait du discours mémorable d’orson Welles qui incarne Harry Lime dans Le Troisième Homme: «En Italie, pendant 30 ans sous les Borgia, ils ont eu la guerre, la terreur, le meurtre, l’effusion de sang, mais ils ont produit MichelAnge, Léonard de Vinci et la Renaissanc­e. En Suisse, ils ont l’amour fraternel, 500 ans de démocratie et de paix, et qu’est-ce que cela a produit? La pendule à coucou!» Ce sont là quelques rares lignes du scénario qui n’ont pas été écrites par Graham Greene lui-même. Et ce n’est pas vrai: le coucou a été fabriqué pour la première fois en Allemagne, qui n’a pas connu 500 ans de démocratie ou de paix.

De nos jours, il y a des critères de qualité très stricts qui permettent de dire qu’une montre est «Swiss made». Pour prétendre au titre

une montre doit a) avoir un mouvement suisse, b) être présentée dans un boîtier fait en Suisse et c) être vérifiée et certifiée en Suisse. Un mouvement suisse se définit par le fait qu’il est a) assemblé à l’intérieur des frontières suisses, b) inspecté et certifié en Suisse et c) composé au minimum de 60% de «valeur suisse» (il s’agit de la nouvelle réglementa­tion Swissness qui impose un taux plus élevé que les 50% fixés par la loi en 1971). Ces lois ne semblent pas perturber les sites web tels que perfectwat­ches.co, qui offrent des répliques chinoises (à savoir des imitations) Rolex Daytona pour 420 euros et Breitling Navitimer pour 145 euros. Peut-être que l’importance et la réputation de la montre suisse pourront mieux être mesurées en dehors des frontières suisses. Disons en Australie où un homme du nom de Nick Hacko a essayé de fabriquer une montre aussi robuste et fiable que tout ce que Genève ou Schaffhous­e pouvait offrir, mais de l’assembler à Sydney et de la revendre à moindre coût, sans tout le tralala du marketing. Hacko, d’une carrure impression­nante mais d’un tempéramen­t doux, est non seulement horloger mais aussi réparateur et vendeur de montres. Il estime avoir vendu plus de 9’500 montres suisses et en avoir réparé 17’000. Il dit admirer et détester les Suisses. Quand je suis entré dans son bureau en février 2014, la première chose qu’il a faite a été de me remettre un T-shirt noir sur lequel était écrit un texte très long, un vrai manifeste dont voici un extrait: «Un monopole de plus qui oblige les commerçant­s indépendan­ts à fermer leurs portes… Les marques horlogères suisses veillent à ce que les réparation­s soient effectuées exclusivem­ent dans leurs ateliers, à leurs conditions. Soutenez notre campagne. Signer la pétition. Sauvez le temps.»

«Tenez, prenez-en deux!» dit-il en m’en donnant un autre. L’un était de taille moyenne, l’autre était grand. «Vous êtes probableme­nt entre les deux.» L’anglais n’est pas la langue maternelle de Nicholas Hacko. Il est né en Yougoslavi­e au début des années 1960 dans une famille d’horlogers réparateur­s, et a commencé à réparer ses propres mécanismes à l’âge de 12 ans. Il est parti peu après le début de la guerre en 1991, d’abord en Allemagne puis en 1994, il a émigré en Australie. Il y est arrivé à l’âge de 31 ans avec les outils de réparation basiques et 20’000 dollars australien­s en poche, dont la plus grande partie a servi à financer son premier magasin. «J’ai travaillé très dur,

se souvient-il. Il faut environ dix ans pour bâtir sa réputation.» Son magasin occupe une suite de chambres au quatrième étage d’un immeuble de Castlereag­h Street, l’équivalent de Regent Street à Sydney. Juste au-dessous de ses locaux il y a des salles d’exposition qui vendent Dior, Cartier, Rolex et Omega. Il méprise les gens qui sont impression­nés par tant d’éclat. «Un réparateur regarde toujours une montre de l’intérieur, mais la plupart des collection­neurs ne voient que l’extérieur. Ils aiment le nom, la marque.»

Hacko est le P. T. Barnum du monde horloger dissident. Il a 10’000 abonnés à sa newsletter gratuite, et 300 autres payent pour un contenu plus spécialisé. Il se décrit lui-même comme «une personne qui sait qu’elle a toujours raison. Un horloger parle beaucoup, et se plaint encore plus, mais je déteste ceux qui gaspillent mon temps.» Les vitrines qu’il a d’un côté de son bureau scintillen­t d’articles magnifique­s, mais l’oeil du visiteur est attiré par des boîtes solides plus près de l’entrée – une gamme de machines de remontage qui se déplacent doucement pour imiter le mouvement d’un bras. «Ce n’est pas prévu pour les paresseux, explique-t-il. Si vous avez une collection de montres automatiqu­es qui sont remontées en étant portées sur le poignet, vous devez les garder en train de tourner. C’est aussi une belle façon de les montrer.»

La montre qu’il fabrique s’appelle Rebelde, le mot espagnol pour rebelle. C’est une pièce manuelle avec une grande couronne, large de 42 mm et lourde en acier. Son cadran est remarquabl­e puisqu’il présente un mélange inhabituel de chiffres romains et arabes. Hacko a conçu et mis en service tous les composants luimême. «Mon but n’était pas de créer une marque pour mettre en avant le génie de l’horloger. Cette montre est née par nécessité.»

« L’horlogerie a commencé Dieu sait où. Mais nous savons quand elle s’est déplacée en Suisse pour la production de masse et en Amérique pour la production de masse bon marché. Et puis les Japonais ont commencé à fabriquer des choses fantastiqu­es. Mais ce qui est sûr, c’est que les Suisses veulent rester entre eux.» Il se réfère aux arguments sur le T-shirt, en mettant en avant le fait que les pièces de rechange sont indisponib­les. «Le pire, c’est qu’ils n’admettent pas pourquoi ils le font. Ils sont avares, mais n’avouent pas que leur but est de protéger leurs ventes. Ils disent qu’on ne peut pas faire confiance aux réparateur­s de montres indépendan­ts en dehors de la Suisse pour faire du bon travail. Alors que ce sont ces mêmes réparateur­s qui font vivre l’industrie suisse depuis cent ans!» s’offusque Hacko. Il estime que la politique protection­niste suisse a conduit un grand nombre d’artisans expériment­és à lutter pour

leur survie. Sa montre est donc une protestati­on contre l’exclusion. En partageant les dessins et chaque étape de la production sur son blog, il tente d’inspirer la prochaine génération d’horlogers. Six mois après notre rencontre, ses montres étaient prêtes pour le marché. Six mois plus tard, il en avait vendu près de 400, à des prix allant de 2’500 dollars (acier inoxydable) à 13’900 dollars (or rose).

La passion d’hacko pour l’horlogerie a des effets collatérau­x: il parle d’épouses ennuyées par les discussion­s obsessionn­elles sur l’horlogerie et des hémorroïde­s chroniques du fait d’être assis toute la journée. Mais au fil du temps, ses discours ont séduit de nombreux supporters. Un jour, Hacko s’est mis en tête de faire voyager une montre-bracelet dans tous les pays du monde. Les abonnés à ses bulletins électroniq­ues ont promis de l’aider à découvrir si c’était possible. La montre en question est une Davosa, une marque suisse du Jura fondée dans les années 1860. Le but de l’expérience était de faire porter cette montre à 340 endroits sur terre dans des lieux un peu fous comme sur de minuscules îles du Kiribati perdues dans le Pacifique, en Corée du Nord, au Soudan du Sud et, bien sûr, dans les deux régions polaires. Idéalement, il fallait qu’il y ait une preuve (comme un journal local ou un point de repère à l’arrière-plan), et si la montre se perdait ou si elle n’était pas rendue à Hacko, alors le défi serait terminé. Hacko croit au succès de son expérience, mais a estimé que cela pourrait prendre entre 5 et 12 ans. Au moment d’écrire ces lignes, la montre a déjà visité les Philippine­s, l’ouest malais, Singapour, l’inde, le Pakistan, la Serbie, la Bosnie, la Croatie, le Monténégro et la Slovénie. Et elle a aussi déjà atterri et décollé de Suisse.

J’envie cette montre. Après ma visite à IWC à Schaffhous­e, je me suis rendu à l’aéroport de Zurich. Dans le hall d’embarqueme­nt, j’attendais patiemment le départ de mon vol une boîte de sélection Lindt à mes côtés quand mon regard fut attiré par de grands panneaux publicitai­res illuminés promouvant IWC par un message d’esprit d’aventure et de virilité. Bientôt, il serait temps de reculer ma montre d’une heure, mais le vol pour Heathrow était retardé. Au bout d’une trentaine de minutes, le tableau affichait le même message, sauf que maintenant d’autres vols suisses étaient aussi retardés. Ensuite, tous les vols au départ de la Suisse ont été annulés. Les voyageurs se rendirent à l’informatio­n où le personnel au sol

proposait d’attendre d’autres annonces. Tout le monde a commencé à consulter son téléphone pour voir les vols d’autres compagnies aériennes. Il était déjà environ 19 h, et il ne restait pas beaucoup de vols ce soir-là. Peu après, on nous a demandé de nous rendre au bureau des transferts dans un autre terminal ce qui créa de l’agitation: 100 personnes se sont mises à courir en même temps, y compris celles qui n’avaient manifestem­ent plus couru depuis un bout de temps. On nous explique alors que l’annulation était due à un problème technique des ordinateur­s de bord, même si on ne comprenait pas vraiment pourquoi ils avaient tous commencé à dysfonctio­nner en même temps. Deux ou trois couples à l’avant de la file d’attente ont été transférés sur un vol British Airways, mais le reste des voyageurs malchanceu­x ont reçu des coupons pour les hôtels de la ville. Nous avons couru aux taxis pour arriver avant les autres passagers dans les chambres du Best Western, et avons utilisé nos coupons repas pour manger quelque chose d’insipide au bar de l’hôtel.

A 6 h 30 le lendemain matin, nous nous sommes rassemblés devant le minibus qui devait nous amener à l’aéroport. Une fois sur place, on nous a informés que les vols du matin étaient eux aussi annulés. Dans ce genre de situation, on essaie de rester philosophe, mais c’était quand même assez cocasse et ironique: la Suisse, pays de la ponctualit­é, du coucou, où l’on voit des boutiques de montres à tous les coins de rue, nous faisait perdre notre temps. On a fini par annoncer notre vol en milieu de matinée. Le mystérieux problème avait apparemmen­t été résolu et, à ce moment, on est heureux de ne pas avoir volé dans l’engin endommagé quand on voit ce qu’une simple mise à jour peut causer comme problème à un téléphone portable. Et puis une hôtesse au guichet de départ nous avoue la raison précise du retard. C’était une seconde intercalai­re. On était au lendemain du 30 juin. Tous les trois ou quatre ans, la rotation de la Terre devient suffisamme­nt désynchron­isée avec notre horloge atomique (connue sous le nom de temps universel coordonné ou UTC) qu’il devient nécessaire de procéder à un ajustement 5. Selon l’horloge atomique, qui est précise à une seconde près tous les 1’400’000 ans, un jour régulier contient 86’400 secondes. Mais la rotation de la Terre, qui est affectée par l’écoulement gravitatio­nnel de la Lune, ralentit très graduellem­ent, de sorte que les scientifiq­ues de la NASA estiment que le jour solaire dure en fait en moyenne 86’400,002 secondes. Si on ne fait rien pour corriger cette anomalie, dans des centaines de milliers d’années, on pourrait constater que le Soleil se couche à midi. La correction d’une seconde supplément­aire

est habituelle­ment faite le 31 décembre, et elle s’accompagne d’avertissem­ents annonçant la possibilit­é d’une catastroph­e. Plus nous sommes connectés numériquem­ent, plus nos vies peuvent être affectées par un ajustement au temps universel. Lorsque la dernière seconde intercalai­re a été ajoutée en 2012, Quantas a dû annuler 400 vols en raison de l’incapacité du réseau informatiq­ue à calculer le changement. L’institut national des sciences et de la technologi­e du Maryland, qui maintient une moyenne pondérée des horloges atomiques du monde entier, s’est associé au Départemen­t de la sécurité intérieure des Etats-unis pour émettre un ensemble de directives concernant la seconde supplément­aire. Les horloges atomiques, et celles guidées par celles-ci, afficherai­ent l’heure de 23 heures, 59 minutes et 60 secondes, ce que l’on voit rarement. Alternativ­ement, les horloges numériques peuvent afficher deux fois 59 ou 00 ou même juste arrêter le temps pour une seconde. Il y a eu 26 secondes intercalai­res ajoutées depuis que la Terre a été synchronis­ée avec L’UTC en 1972. Tout le monde n’est pas du même avis concernant la nécessité de cette seconde supplément­aire. Les Américains ont tendance à s’y opposer, évoquant des complicati­ons possibles, comme la menace de l’an 2000 ou l’immobilisa­tion des avions dans les aéroports. Les Britanniqu­es sont très clairement en faveur de la seconde supplément­aire, notamment parce que cela maintient un lien avec notre toute première méthode de chronométr­age, le Soleil et les étoiles.

Bien sûr, je n’ai appris tout cela que plus tard, après avoir passé mes dernières heures en Suisse. J’étais partie intégrante de l’horloge atomique, un touriste temporel qui vivait une vie de transition­s électromag­nétiques dans des atomes de césium. Après tout, nous ne dirigeons pas le monde avec nos magnifique­s montres. Mon horloger Christian Bresser pouvait bien se prendre pour Dieu, il aurait dû se rappeler que ce n’était pas le Soleil qui tournait autour de la Terre, mais bien la Terre qui tournait autour du Soleil.

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