Sept

Tu parles… Charb!

Stéphane Charbonnie­r, dit Charb, et onze de ses collègues de Charlie Hebdo ont été lâchement assassinés le 7 janvier 2015. Hommage.

- Arnaud Viviant texte Ton choix est fait: tu veux devenir dessinateu­r.

Afin de témoigner notre attachemen­t à la liberté de la presse, la rédaction de Sept publie des extraits de l’interview de feu le rédacteur en chef et dessinateu­r du journal satirique Charlie Hebdo parue en été 2013 dans la revue Charles. A cette époque-là, Charb vit sous protection policière depuis deux ans déjà. Protection qui a été renforcée encore en mars 2013 lorsque le journal en langue anglaise, Inspire, financé par Al-qaïda au Yémen, a publié sa photo avec la mention: «WANTED Dead or Alive».

Oui. Je serai publicitai­re pour être dessinateu­r. J’entame donc un BTS de pub à Paris, j’y reste trois mois et je me barre, dégoûté du milieu de la pub. Le dessin et le graphisme avaient une toute petite part là-dedans, et on parlait aussi beaucoup d’économie, de gestion, tout ce qui était lié au métier publicitai­re, avec une vision très à droite, très libérale. Les consommate­urs étaient nos ennemis, et plus encore, l’annonceur, la marque. Le jour où j’ai pensé que ce n’était plus possible, c’est quand le mec qui venait nous donner un cours nous a expliqué que les publicitai­res étaient les Michel-ange de l’an 2000. Là, j’ai dit à mes parents que j’arrêtais. Ils étaient un peu catastroph­és. J’ai commencé à chercher du boulot dans le dessin de presse, à envoyer mes dessins à droite, à gauche. J’ai fait des petits boulots: au cinéma Utopia qui était indépendan­t, ils faisaient un programme que je pouvais illustrer. C’étaient des «travaux d’utilité collective» à l’époque. Après, j’ai été surveillan­t à Argenteuil dans la ZUP (zone à urbaniser en priorité). La galère a duré trois, quatre ans. Mes parents ne m’ont jamais fait chier. Quand je gagnais du fric, je leur payais un loyer, j’avais toujours ma chambre chez eux.

Tu ne désespérai­s pas?

Non, je plaçais mes dessins de temps en temps dans des journaux profession­nels qui crevaient avant de me payer, ou qui ne me payaient pas du tout. Mais je voyais que c’était possible. Je notais les adresses de journaux avant de monter sur Paris, et je faisais la tournée des directeurs artistique­s (à l’époque, il n’y en avait plus beaucoup), mais

j’arrivais à rencontrer les responsabl­es. Et je me suis rendu compte que ce n’était pas comme on me l’avait décrit: il n’y avait pas la queue devant les journaux avec des gens qui ont une planche à dessins sous le bras. Il y avait même des journaux qui n’avaient pas de dessinateu­r et qui se disaient qu’ils pouvaient tenter l’expérience… Au moins une fois. Ça m’encouragea­it à continuer. Puis, en 1991 est sorti La Grosse Bertha, édité par Jean-cyrille Godefroy, un journal satirique qui ressemblai­t étrangemen­t à Charlie Hebdo, dans lequel il y avait certains anciens, dont Cabu et Philippe Val qui en devint rédacteur en chef assez vite. J’y suis allé. La première semaine, ils ont passé l’un de mes dessins. La deuxième, ils m’en ont passé deux. J’ai réussi à avoir un dessin dans le numéro 3 ou 4, et j’y suis retourné régulièrem­ent. Ils m’en ont pris deux, trois, quatre, puis ils m’ont proposé un fixe, une somme pour dessiner au forfait. J’étais très content. Parallèlem­ent à ça, j’étais encore surveillan­t. Mais la rentrée d’après, en 1992, j’ai arrêté, car on s’est barré de La Grosse Bertha pour refonder Charlie Hebdo, avec une partie des gens de La Grosse Bertha, et surtout tous les anciens de Charlie.

Comment s’est passée cette scission?

Le directeur de la publicatio­n, Jean-cyrille Godefroy, qui n’était pas spécialeme­nt de gauche, était intéressé par l’idée d’un journal libertaire. Mais il reprochait à Philippe Val, le rédacteur en chef, d’être trop gauchiste, de ne pas traiter à égalité les socialiste­s et les gens du Front national. C’était un débat de fond. Il a prévenu une partie de l’équipe, dont moi, qu’il allait virer Val. Sauf que moi, j’étais plus d’accord avec Val qu’avec lui. Je n’avais pas envie de faire des dessins rigolos sur le FN, j’avais envie de lui rentrer dans la gueule, et je n’avais pas non plus envie de faire des dessins salauds sur le PC, parce que c’est plutôt mes idées. Donc la réunion de rédaction a eu lieu et quand le directeur de publicatio­n a annoncé qu’il se séparait de Val, la moitié de la salle s’est barrée avec lui. Il ne restait plus qu’une partie de l’équipe pour tenir le journal qui a duré quelques numéros avant de s’arrêter, essentiell­ement faute de dessinateu­rs.

Ces dessinateu­rs, pour certains déjà installés, déjà célèbres, vous accueillai­ent, vous, les jeunes, avec beaucoup de gentilless­e.

Oui, oui, ils nous ont fait confiance. Je revois graphiquem­ent les dessins que je faisais à l’époque: pour les idées, ça passait, mais quelqu’un qui arriverait à Charlie avec un tel niveau de dessin ne serait pas pris aujourd’hui. C’est surtout Cabu qui faisait confiance aux jeunes dessinateu­rs et qui arrivait à repérer, dans un dessin qui n’était pas abouti, quelque chose qui pouvait devenir bon. Je me souviens de l’arrivée de Luz. Je n’avais pas moi-même un excellent niveau, mais lui, c’était pire… Or, au bout de deux ans, il est devenu Luz.

Alors, comment ça se passe après cette conférence de rédaction de La Grosse Bertha durant laquelle vous partez? Vous avez déjà une structure?

Pas du tout! On se dit qu’il faut faire un journal pour la semaine prochaine, sauf qu’on est à la rue, personne n’a de local, de photocopie­use, rien. Ce qui va faire la décision, c’est une rencontre entre Val et Wolinski. Celui-ci dit en substance à Val: «Pourquoi voulez-vous refaire un journal comme La Grosse Bertha? C’est un Charlie Hebdo qu’il faut refaire. Le titre est libre depuis 1981, prenez-le!» Et du coup, Val annonce dans une interview sur France Inter qu’on va relancer Charlie Hebdo. J’entends ça chez un pote, je me dis: «Chouette!» Mais j’y croyais à peine.

Tu n’étais pas au courant?

Non, je n’étais pas au courant de la conversati­on que Val venait d’avoir avec Wolinski et Cavanna. Du coup, on savait qu’on allait faire Charlie Hebdo, mais dans quelles conditions? Finalement, un copain prête des locaux, un autre des photocopie­uses, on fait du camping dans des bureaux… Système D. Et en une semaine, on réussit à faire un journal. Le problème, c’est qu’au fur et à mesure que le journal se faisait (les anciens avaient été recontacté­s pour en faire partie), tout le monde disait «oui». Sauf Choron qui déclarait: «Oui, je veux bien participer, à condition que ce soit moi le gérant.» Et fort de l’expérience des années précédente­s, tout le monde (surtout les anciens) a dit: «Ah non, surtout pas Choron!» Du coup, Val et Cavanna ont répondu: «On va le faire sans toi, tant pis…» Choron: «Ah oui, mais si vous le faites sans moi, comme je suis propriétai­re des droits, je vous attaque en justice!» Et il y a eu cette grosse hésitation, avant d’imprimer, on ne savait pas si on mettait Charlie Hebdo ou un autre titre minable. Et du coup, on s’est retrouvés dans un café au dernier moment avec Gébé et j’ai appelé l’imprimeur parce que Gébé a piqué une crise en disant: «Oh merde, Charlie Hebdo, c’est nous! J’ai toujours fait Charlie Hebdo! On fait Charlie Hebdo!»

Je l’ai dit à l’imprimeur, et Choron nous a fait un procès, que Cavanna a finalement gagné.

A ce moment-là, vous êtes combien de salariés?

Il y a Luz, Riss, Tignous, Val, Cabu, Gébé… Je ne sais pas, une dizaine.

On a l’impression de voir une évolution rédactionn­elle de Charlie. Je ne sais pas à quel moment Caroline Fourest arrive dans l’histoire, mais il y a un tournant

Ça vient assez tard, la question de l’islam. Ce qui fait d’abord venir Caroline Fourest en tant que pigiste, c’était la question de l’extrême droite. Elle avait – et a toujours – une revue Prochoix, contre les commandos anti-avortement, etc. On est vraiment confronté à l’islam vers 2006, avec les caricature­s de Mahomet. On n’en a quasiment pas parlé auparavant.

Tu dis que l’islam commence avec l’histoire des caricature­s?

Oui, guère avant. Les premières polémiques à l’intérieur de l’équipe ont commencé sur le Kosovo: fallait-il que L’OTAN bombarde ou pas, pendant la guerre? Là, il y a eu une engueulade dans la rédaction qui se reflétait dans nos articles. J’étais entré à Charlie Hebdo, comme Cabu, en tant qu’antimilita­riste, j’étais donc contre les bombardeme­nts. Alors que Val, lui, les soutenait. En revanche, lorsqu’il travaillai­t à La Grosse Bertha qui paraît au moment de la guerre en Irak, en 1991, il avait lui aussi des positions très antimilita­ristes. A partir de ce moment-là, il y a eu un froid entre nous et ça a mis un certain temps à se réchauffer. J’étais en désaccord avec lui sur ce sujet, mais personnell­ement, je n’avais rien contre lui, et il n’était pas question qu’on s’embrouille à cause de ça. Or, pour lui, c’était moins évident. Il a commencé à se fâcher avec tous ses copains qu’on classerait comme gauchistes. Serge Halimi, qui était son pote, a pris ses distances, tout le monde s’est un peu foutu sur la gueule, et je crois que ça a été une rupture de Val avec tous ses copains gauchistes.

On a l’impression qu’alors tout était écorché vif dans la société, comme au sein du journal.

Ça l’a été. Mais pour moi, rien n’a été aussi important que le Kosovo. Même Israël-palestine,

on s’engueulait de colonne à colonne, mais ce n’était pas aussi virulent. Ce qui nous a tous rapprochés, y compris Siné qui, lui, était sur une ligne beaucoup plus radicale que moi (car pour lui, tout ce que disait Val était pourri par principe), ce sont les caricature­s de Mahomet. Quand on les a publiées, on s’est demandé si on devait le faire. On a tous répondu «oui» et on a tous assumé ensuite le fait de l’avoir fait.

Tu vis actuelleme­nt sous protection policière. Les caricature­s de Mahomet ont été la première alerte à laquelle vous avez été confrontée­s?

Oui, c’est la première menace que tout le monde a prise au sérieux. On est forcément menacés. Quand on écrit sur les Corses, on reçoit des lettres de Corses, etc. Mais là, c’était la première fois qu’on faisait le journal avec un car de CRS en bas de l’immeuble. Et pour le coup, Val, Cabu, toutes les figures un peu reconnaiss­ables de Charlie ont été placées sous protection policière. Cela a duré assez longtemps pour Val, moins longtemps pour les autres… Et même si on a gagné le procès contre les associatio­ns musulmanes en 2007, Val est encore resté sous protection. Mais bon, à part des menaces, rien de physique n’est arrivé.

Je voulais avancer chronologi­quement, mais faisons un détour: quand vous recommence­z à attaquer l’islam…

On ne recommence pas. On n’a jamais cessé, de manière plus ou moins visible. En 2011, on fait la couverture sur Mahomet, ainsi qu’un faux numéro spécial, Charia Hebdo. Là, ça devient visible. Les gens décident de le mettre en avant, et avec le développem­ent d’internet, le numéro se répand comme une traînée de poudre. La une est envoyée à droite et à gauche, elle est connue tout de suite. En très peu de temps, on reçoit énormément d’insultes sur le net, sur mon mail. Puis le journal brûle, le site de Charlie est piraté (en novembre 2011) et on a l’impression d’avoir franchi un cap par rapport à 2006. A ce moment-là, quand je découvre à 5 heures du matin que le journal a cramé et que je vois les locaux, je me dis: «Bon, c’est foutu, on fera autre chose.» Mais très vite…

Très vite, il y a une émotion et une solidarité…

Oui, et surprenant­e aussi, parce qu’il y a un changement d’état: quand on aperçoit le journal fumant à 5 heures du matin, parce que la police nous a appelés, que l’on arrive en taxi alors qu’il fait nuit, qu’il y a du brouillard, que l’on voit les locaux au loin, mais pas de grande échelle ni de pompiers… On se dit que c’est un traquenard, que quelqu’un nous a attirés là pour nous péter la gueule… Du coup, lorsque je vois passer une patrouille de police, je me mets en travers de la route et je leur demande: «Est-ce que Charlie Hebdo a bien cramé?» «Ah oui, vraiment.» Alors j’y vais, je découvre les deux-trois flics qui étaient là (il n’y avait pas beaucoup de pompiers car ils venaient de finir leur boulot) et ils me disent, alors que ça fumait encore: «Il va peut-être falloir contacter un serrurier ou un charpentie­r pour bloquer les portes parce que nous, on ne va pas rester…» Et moi, les pieds dans la merde: «Mais vous n’allez pas me laisser là, comme ça, à 5 heures du mat’…» Et je laisse des messages à tous les potes qui ne sont pas réveillés en me disant que je vais faire du gardiennag­e, tout seul dans le quartier, pour protéger le journal […] Après, médiatique­ment, tout s’est emballé. Les journalist­es ont été au courant très rapidement, ça a fait boule de neige. Puis Guéant, alors ministre de l’intérieur, a débarqué, et toutes les télés à sa suite. Ça a changé un peu de dimension, tout le monde nous a proposé un local pour nous reloger…

Est-ce qu’à un moment, vous vous êtes dit: «Arrêtons de jeter de l’huile sur le feu»?

Non, même pas. Quand on a fait la couverture de Charia Hebdo, on s’est dit: «Tu vas voir, ils vont remettre ça… On va avoir des fatwas au cul…» Mais vraiment en déconnant parce que la une signée Luz montrait un Mahomet souriant, plutôt clownesque. On ne l’envisageai­t pas comme une attaque contre Mahomet ou l’islam. Même pas contre l’islam radical! C’était plutôt: «Rions avec l’islam radical.» Il y a un tel décalage entre le dessin de Luz et la réaction que cela a déclenchée, que j’ai encore du mal aujourd’hui à associer notre incendie avec ce dessin. Je ne sais pas… Cela aurait été un dessin d’un Mahomet agressif, barbu, hirsute, les sourcils froncés, avec les dents… Bref! On est capable de faire des dessins méchants. Mais là, franchemen­t, Mahomet était juste un petit schtroumpf déconnant! On s’est dit que c’était plus un clin d’oeil à la une de 2006, où on voyait, sur le dessin de Cabu, le prophète se plaindre en disant: «C’est dur d’être aimé par des cons.» A l’époque, c’était une analyse politique, alors que le dessin de Luz valait juste pour une blague. Il évoquait bien des risques d’installati­on de la charia dans les pays, en Tunisie et en Libye, mais sur le mode: «Rions avec le danger». Sans lancer de grand message au monde entier.

Toi-même, tu viens de sortir le livre La vie de Mahomet…

Oui. Paradoxale­ment, après 2011, on fait d’autres dessins de Mahomet (ce n’est pas sur la couverture mais à l’intérieur des pages), qui ne suscitent aucun scandale, aucun nouvel incendie, aucune menace. Puis en septembre dernier, on a fait une une, pour déconner, sur le film antimusulm­ans, avec un jeu à l’intérieur: «Les films auxquels vous avez échappé» pour se foutre de la gueule de ce genre de film.

Mon dessin qui a été pris en couverture, c’était une parodie du film Intouchabl­e. On y voit un musulman dans un fauteuil roulant, poussé par un rabbin, avec en légende: «Intouchabl­e 2, faut pas se moquer». Et d’autres dessins à l’intérieur du journal font référence aux films, au cinéma, etc. Par exemple, Luz fait un Mahomet avec les fesses à l’air qui dit à Godard: «Et mes fesses? Tu les aimes mes fesses?» Il n’y a que des conneries comme ça… Et là, tout le monde a peur… Je ne sais pas comment ça a démarré, mais en gros, la préfecture m’appelle pour me demander:

«Il y a quoi dans le numéro de cette semaine? Est-ce que ça risque de poser des problèmes?» Je réponds: «Ben non, je ne sais pas, je m’en fous.» «Est-ce que vous pouvez nous communique­r le journal, s’il vous plaît?»

Mais comment ont-ils été avertis?

Je ne sais pas… Ou alors, on avait mis la une en ligne… Je ne sais plus. Toujours est-il que le lundi soir, au moment du bouclage, je reçois un coup de fil de la préfecture qui s’inquiète des conséquenc­es possibles. Je leur dis: «Ce n’est pas pire que ce qu’on a déjà fait, et il n’y a pas Mahomet en couverture, c’est juste un musulman et un juif… Bon, à l’intérieur, oui, comme toujours, mais pas en couverture.»

Ils me demandent quand même de leur envoyer un exemplaire. Je réponds: «Le journal part à l’imprimerie. Ensuite, je vous communique les images.» Puis je rencontre l’un de leurs officiers, et le lendemain, alors que le journal est déjà routé, Fabius puis Ayrault font une déclaratio­n où ils condamnent l’action, disant qu’on jette de l’huile sur le feu, qu’on est irresponsa­bles, etc. Et le truc s’emballe, prend une ampleur incroyable parce que des ministres, dont le Premier ministre, s’en mêlent. Du coup, le mercredi, quand on va à la conférence de rédaction de Charlie,

on peut à peine approcher à cause du nombre de journalist­es présents. La polémique est soudain devenue: «Il y a des Français à l’étranger qui ont peur, des écoles vont fermer, etc.» On reçoit des lettres d’insultes.

Il y a tout de même eu un attentat en rapport avec le film…

Il y a eu un attentat à Benghazi qu’on a attribué au film. Mais on a su plus tard que ce n’était pas la vraie raison. En revanche, il y a eu des manifs dans le monde, plus ou moins violentes, de minorités filmées en très gros plan, contre ce film. Les médias donnaient l’impression que tout l’islam, une fois de plus, s’embrasait, qu’il n’y avait que des tarés en terre d’islam.

D’après ce que tu me dis, on est dans un système qui fonctionne entre la police et les gouvernant­s. Parce que la police est bien renseignée quand même.

Sur ce coup-là, oui. Mais c’est la première et la dernière fois de ma vie où j’ai eu à faire à un officier des renseignem­ents généraux me demandant: «Est-ce que ça craint ce que vous mettez dans le journal cette semaine?» Et pour ajouter immédiatem­ent: «Surtout, si vous ne voulez pas me le dire, ne me le dites pas!» Il ne voulait pas être accusé de faire pression sur la presse. Je lui ai répondu: «Il n’y a rien de secret, vous pouvez passer au journal si vous voulez.» «Ah non, non, non, non, non! Mais si vous pouviez quand même me donner les dessins…»

Ta protection policière date de quand?

Elle date de l’incendie. Elle a été assouplie au cours des mois, puis renforcée en septembre dernier puisque médiatique­ment, on était en plein tournant. Cela s’est relâché, puis resserré de nouveau début mars. Pour le coup, cela n’a heureuseme­nt pas été trop médiatisé: Al-qaïda basé au Yémen publie un journal en langue anglaise qui s’appelle Inspire à destinatio­n de l’occident, pour recruter et donner des consignes aux militants potentiels. C’est apparemmen­t dans un autre numéro de ce journal que la «recette» des bombes de Boston a été publiée. Ils donnent des trucs: comment faire dérailler un train, comment foutre la pagaille avec de tous petits moyens. Et au mois de mars, dans Inspire, paraît une affiche sur laquelle est marqué: «WANTED Dead or Alive» au-dessus de la tête de onze mecs, dont moi, avec les noms, et tout ça. Un lecteur m’envoie cette affiche par internet après l’avoir vue dans la presse hollandais­e. Au début, je me dis que c’est un montage, ça fait tellement western, et puis c’est bien maquetté, c’est plaisant…

T’as une idée de qui étaient les dix autres?

Ah oui, oui, j’ai la photo, je te montrerai ça.

Ils y ont mis Salman Rushdie, le rédacteur en chef du journal danois Jyllands Posten qui a publié les caricature­s; le dessinateu­r du Mahomet avec la bombe en turban; le pasteur taré américain qui a brûlé le Coran; le réalisateu­r du film anti-islam, etc. Un mélange… Et puis, il y avait ce slogan (on voit le pasteur avec un flingue, la tête explosée) qui m’a donné à penser que c’était une connerie: «Yes, we can! A bullet a day keeps the infidel away.»

Moi, je trouvais ça marrant, tu vois.

Et un journalist­e spécialist­e du terrorisme m’envoie tout le journal en PDF, et effectivem­ent, c’est un vrai journal, un truc sérieux! Je l’ai dit aux flics qui l’ont fait remonter à leur hiérarchie, laquelle a renforcé ma protection rapprochée. J’ai flippé. Comme je suis le seul Français du truc, j’ai pensé que tous les journaux allaient écrire: «Stéphane Charbonnie­r, c’est notre Français!» En fait, ils se sont tous écrasés.

Tu as de bonnes relations avec tes gardes du corps?

C’était un peu compliqué au début. Tu vois les flics arriver en costard pour te dire: «Monsieur, où allons-nous ce matin?» Et toi de répondre: «Ben, au boulot, comme tous les jours», et comme ça tous les matins. Puis tu tentes un: «On peut peut-être se tutoyer?» Mais non, parce que ça ne se fait pas. Mais finalement oui, et puis tu parles normalemen­t, et ils s’habillent normalemen­t… Sans être des copains, tu as des conversati­ons normales avec des gens normaux.

Des fois, je finis par me demander si ce n’est pas moi qui bosse dans la police, et eux qui vont à Charlie Hebdo.

Tu parles boulot avec eux?

Ils n’ont pas le droit d’évoquer leurs autres missions au sein du service, en revanche, ils sont intarissab­les sur leurs expérience­s précédente­s. Du coup, j’ai un panorama assez large et précis de tout ce qui se passe dans tous les commissari­ats en France, et dans tous les secteurs. En rigolant, je dis: «Si un jour, je fais de la politique, je pourrais au moins être ministre de l’intérieur!»

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