Albert Londres, la plume dans la plaie
Si son nom survécut grâce au prix éponyme que sa fille créa juste après sa mort, en 1932, les oeuvres d’albert Londres tombèrent dans l’oubli pendant un demi-siècle avant d’être rééditées au début des années 1980 par Francis Lacassin. Près de 40 ans plus tard, lire ses grands reportages est toujours aussi passionnant pour le lecteur, et devrait être obligatoire pour tous les journalistes en herbe!
Albert Londres est né en 1884 à Vichy dans une famille modeste: ses parents géraient une pension de famille et ses deux grands-pères étaient l’un chaudronnier, l’autre colporteur. Très tôt attiré par les lettres, il admire en particulier Hugo et Baudelaire. Après le lycée, Albert Londres arrive à Lyon en 1901 comme commis aux écritures dans un service de comptabilité, puis décide de «monter à Paris» en 1903, accompagné de ses amis Henri Béraud (journaliste et romancier, lauréat du prix Goncourt en 1922) et Charles Dullin (comédien, metteur en scène et fondateur du théâtre du Vieuxcolombier avec Louis Jouvet). Conscient que les poèmes qu’il a commencé à écrire et à publier ne nourriront pas son homme, il devient correspondant pour le journal lyonnais Le Salut public.
En 1904 naît sa fille, Florise, dont la mère décèdera onze mois plus tard. Albert Londres n’eut ensuite plus aucune compagne jusqu’à sa mort. En 1906 il entre au Matin, où il ne signe pas ses articles consacrés aux couloirs de l’assemblée nationale. En 1914, réformé en raison de sa santé fragile, il devient correspondant de guerre et signe dorénavant ses articles, qui font sensation par leur style: écrits à la première personne, ils sont le récit de ce qu’il voit et ressent. Dans la nuit du 18 au 19 septembre 1914, il assiste à l’incendie de la cathédrale de Reims: c’est de là que naît sa vocation ferme et définitive de journaliste, sa «vraie date de naissance», comme l’écrit Pierre Assouline, son biographe. Il rompt avec Le Matin et c’est pour Le Petit journal – le quotidien le plus lu en France à
l’époque – que de 1915 à 1918 il raconte les combats de l’armée d’orient, de la Serbie à la Grèce, de la Turquie à l’albanie. Son style direct, avec des phrases très courtes, beaucoup d’ironie et d’humour quelle que soit l’intensité dramatique des sujets de ses reportages et enquêtes, lui qui ne s’intéresse pas aux faits historiques, mais aux êtres humains qui les vivent, tout cela contribuera à forger sa célébrité et sera sa marque de fabrique. A la différence d’un Paul Morand, de quelques années son cadet, plus «littéraire» et mondain, ou des reporters «de salon», amateurs de grandes fresques et de métaphores, c’est sa générosité, au service d’une combativité de chaque instant par un engagement «au premier degré», qui fait de Londres une figure rare et exceptionnelle. S’il s’inscrivit d’abord dans les traces du premier correspondant de guerre de l’ère moderne, l’anglais William Howard Russell (1820-1907), qui couvrit la guerre de Crimée en 1854, et dont le récit des conditions de vie catastrophiques des soldats heurta tant l’opinion publique qu’il provoqua la chute du gouvernement britannique, Albert Londres, après la Première Guerre mondiale, ne s’intéressa plus aux champs de bataille mais à la société en général, devenant ainsi le premier journaliste «d’investigation», terme auquel on préfèrera journalisme d’enquête.
Après la guerre, il se rend en Espagne et en Italie, ce qui lui vaut d’être renvoyé du Petit journal à la demande de Clémenceau, ce dernier ne goûtant guère ses correspondances sur l’italie. Il écrit dorénavant pour L’excelsior, puis Le Quotidien et L’eclair; ses reportages le mènent d’abord au Proche-orient, ensuite en Russie soviétique (1920) puis en Inde, en Chine et au Japon (1922). En 1923 commence la publication de ses récits sous forme de livres, dans la collection «Grands reportages» que dirige son ami Henri Béraud chez Albin Michel. Il claque la porte du Quotidien, qui juge sa série d’articles sur l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises pas «dans la ligne», ce qui lui donne l’occasion, avant de tourner les talons, de lancer ce mot fameux, dont tous les apprentis reporters – s’il en reste! – devraient faire leur devise: «Messieurs, vous apprendrez à vos dépens qu’un reporter ne connaît qu’une seule ligne: celle du chemin de fer…» Il entre au Petit Parisien, qu’il ne quittera plus: son rédacteur en chef, Elie-joseph Bois, publiera sans jamais les censurer – mais souvent pas sans trembler! – tous ses grands reportages qui se succéderont jusqu’en 1932. De retour de Shanghai – avec dans ses carnets «de la dynamite!» sur les triades chinoises –, il meurt le 16 mai 1932 lors de l’incendie dans l’océan Indien du paquebot Georges-philippar. 1923, c’est, selon Pierre Assouline, la «deuxième date de naissance» d’albert Londres. Et en effet, ses reportages vont réellement changer la société française: il part à Cayenne, et en revient avec Au bagne, un reportage
sidérant sur la réalité du bagne civil en Guyane. Il termine sa série d’articles par une lettre au ministre des Colonies, Albert Sarraut. L’année suivante, à la suite de la publication de l’enquête d’albert Londres, le président du conseil Edouard Herriot décide la fermeture du bagne colonial et le rapatriement de tous les bagnards en France. La même année, c’est ensuite aux bagnes militaires qu’albert Londres s’attaque. Publié en dix-neuf articles sous le titre Biribi (un terme générique pour désigner les pénitenciers militaires français situés en Afrique du Nord) dans Le Petit Parisien, c’est sous celui de Dante n’avait rien vu que le reportage paraîtra sous forme de livre quelques années plus tard, en 1930. Là encore, Albert Londres conclut sa série d’articles par une lettre au ministre de la Guerre, qui se voit contraint d’envoyer une commission d’enquête qui débouchera sur la suppression des travaux forcés et accélérera la disparition progressive de ces bagnes. Outre les bagnes, civils et militaires, Albert Londres a d’autres sujets d’intérêt: quelques décennies avant Antoine Blondin, il effectue un grand reportage sur le Tour de France. C’est d’ailleurs à lui que l’on doit l’expression «forçats de la route». Sa notoriété est grande, et son rédacteur en chef l’incite à enquêter aussi en France. C’est à une autre sorte d’enfermement que le bagne qu’il va consacrer son grand reportage suivant: les asiles de fous.
Face au refus catégorique des autorités administratives de lui ouvrir les portes des asiles, sauf s’il accepte de soumettre ses articles à la censure – ce que naturellement il refuse –, il essaie même de se faire passer pour fou pour être interné! Il parviendra malgré tout à réaliser son enquête, intitulée Chez les fous, mais la rédaction tardera à publier ses douze articles, suffisamment accablants pour scandaliser le petit monde des psychiatres et aliénistes. Pour la publication sous forme de livre, qui contient huit chapitres supplémentaires, Londres dut quelque peu adoucir certains passages et supprimer quelques noms propres pour éviter les potentielles poursuites judiciaires.
Après le succès des trois premiers reportages (augmentés) sous forme de livres, Henri Béraud lui suggère de reprendre et réécrire son reportage sur la Chine – celle des seigneurs de guerre, des bandits et mercenaires des années 1920 –, publié en 1922 dans L’excelsior: ce sera La Chine en folie, en 1925. Après quoi, il réalise un vieux projet: il prend la route pour le sud de la France et enquête sur Marseille.
Porte du Sud (1927), le port d’où il embarque habituellement et sa cité cosmopolite, avec ses immigrés, ses marins, ses aventuriers. La même année, il réalise le premier grand reportage conçu dès le départ pour être un livre. Il prend le bateau pour Buenos Aires, sur la piste des «maquereaux» français qui pratiquent
la traite des Blanches françaises exportées en Argentine pour y devenir prostituées. Son arrivée en Argentine s’avère compliquée: les autorités lui refusent de débarquer. Le récit qu’il fait de cet épisode est suffisamment drôle et symptomatique de son style pour que je ne résiste pas à l’envie d’en citer un extrait: «Les autorités de la République latine et argentine trouvèrent ma personne indésirable. Je leur répondis que je n’avais jamais eu la prétention d’inspirer du désir. Ils ne me comprirent pas. Il me manquait quantité de pièces. D’abord je n’avais pas trempé mes quatre doigts et mon pouce dans de la pâte d’encre, ainsi j’arrivais sans mes empreintes digitales. Je leur fis remarquer que j’avais tout de même des empreintes digitales, mais qu’au lieu de les déposer sur un papier je les avais conservées au bout des doigts, pour être plus sûr, ajoutais-je, de ne pas les égarer. Ils ne goûtèrent pas l’explication. De plus, j’osais voyager sans mon casier judiciaire, ce qui leur prouvait surabondamment qu’il me manquait une case.» C’est finalement grâce à l’intervention du trafiquant de femmes avec qui il avait fait le voyage – et qui lui n’eut aucun mal à débarquer! – qu’albert Londres put enfin obtenir le droit de séjourner en Argentine. Bien reçu en France, où il connut plusieurs rééditions, son livre ne fut apprécié ni des Argentins, ni des Français résidant en Argentine. Il faut reconnaître que le portrait qu’il fit d’eux n’était guère flatteur!
En 1923, il avait connu en Guyane Eugène Dieudonné, un jeune bagnard condamné comme complice de la bande à Bonnot. Convaincu de l’innocence du condamné aux mal nommées Iles du Salut, Albert Londres avait tenté, sans succès, d’obtenir la révision de son procès. Dieudonné fut plus tard transféré au bagne de Cayenne et sa troisième tentative d’évasion, en décembre 1926, fut la bonne. Il se réfugia au Brésil, où Londres parvint à le retrouver. Ce dernier finit par obtenir du Quai d’orsay que son passeport lui soit restitué, après quoi il le ramena en France et obtint sa grâce. Les entretiens qu’il mena avec Dieudonné au Brésil furent publiés en 1928 sous le titre L’homme qui s’évada.
Devenu très célèbre avec les quelque cent mille exemplaires vendus de son Chemin de Buenos Aires, Albert Londres s’attaqua ensuite à un sujet ô combien sensible: les colonies françaises d’afrique! Loin des écrits littéraires d’andré Gide, avec son Voyage au Congo (1927) et son Retour du Tchad (1928), l’enquête approfondie que mène Londres durant un périple de quatre mois va provoquer de violentes polémiques et déclencher la haine de la presse coloniale, qui le couvre d’insultes: Terre d’ébène appuie là où ça fait mal. Et Londres assume. Il écrit dans son avant-propos: «Voici donc un livre qui est une mauvaise action […] D’autre part, je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de choeur et que son
rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie […] Que pouvait-on jeter sur un tel tableau? Un voile ou un peu de lumière. A d’autres le voile!» Londres est alors au faîte de sa gloire, et publiera encore trois grandes enquêtes: Le Juif errant est arrivé, après le périple de Londres à Prague, de Varsovie à la Transylvanie qui lui fera découvrir un monde dont il ignorait l’existence: celui de la détresse des communautés juives et des ghettos. Après les Juifs, il veut enquêter sur l’islam et envisage d’entrer clandestinement à
La Mecque, de découvrir la monarchie wahhabite à Riyad, d’aller ensuite dans le Golfe persique et de terminer en Asie mineure. Malheureusement, il échouera et la publication du reportage qu’il ramène de son voyage sur les Pêcheurs de perle ne le consolera pas de cet échec. Sa dernière enquête publiée porte sur le terrorisme dans les Balkans, en particulier la Bulgarie du roi Boris III, confrontée à l’affrontement entre terroristes et contre-terroristes:
Les Comitadjis paraît en dix-neuf articles, puis en livre en 1932 (le terme «comitadji» vient du «comité exécutif» de L’ORIM (Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne), qui combattit les forces ottomanes aux XIXE et XXE siècles, nda). Son projet de nouveau reportage en Chine est refusé par Elie-joseph Bois: c’est la rupture avec Le Petit Parisien. Mais le voyage de retour fut tragique pour Albert Londres, et cette nouvelle enquête ne parut jamais. Ainsi disparut un homme et un journaliste d’exception, qui reste un modèle encore aujourd’hui. Notamment pour Sept.ch SA qui lui consacrera prochainement un mook. Cet article, publié initialement en deux épisodes dans Antipresse en août 2019, a été remanié pour sa publication dans Sept mook.