Littérature du réel
Rappelez-vous: Hawaï police d’état, Colombo, Mannix, Starsky et Hutch… A la seule évocation de ces séries mythiques américaines vous vous revoyez devant le poste de télévision familial, captivé-e par les aventures palpitantes de vos anciens héros. Ce temps-là, vous l’avez compris, est bel et bien fini. Nous avons changé de siècle tout comme les séries qui ont fini par muter. Elargissant leur focale, elles ont ouvert leurs portes à des minorités qu’on disait invisibles, offert une grille de lecture du monde qui n’a parfois rien à envier à celles des experts en tout genre. Elles nous ont enseigné une éthique du care, ce souci des autres. Nous les regardons, seuls ou en groupes. Le destin des innombrables personnages qui les composent nous émeut, nous souffrons avec eux, nous partageons aussi leurs moments de joie. Lorsqu’une saison s’achève, nous attendons leur retour avec impatience. C’est dire que les séries «se sont imposées dans nos vies ordinaires», comme l’écrit la philosophe Sandra Laugier, professeure à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne qui, depuis longtemps, considère ces rendez-vous réguliers avec le sérieux qui s’impose. Son dernier livre déconstruit savamment et de façon presque jubilatoire les préjugés sur les séries télévisées, genre longtemps considéré comme mineur parce qu’il avait élu domicile sur un écran de télévision et non sur celui d’une salle de cinéma. C’en était déjà trop pour certains qui ont préféré snober les séries. Jusqu’au jour où celles-ci sont devenues des «oeuvres» drainant un public toujours plus nombreux d’aficionados. Sans doute parce que celles-ci ont beaucoup à dire sur ce que nous sommes, sur le monde tel qu’il est ou pourrait devenir. Toutes ne sont certes pas de qualité égale. Mais il y a beaucoup à apprendre d’elles. Dans cette jungle où seule compte la rentabilité économique, les séries
réaffirment leur foi en l’humain. Une démarche quasiment révolutionnaire. Les séries seraient donc devenues les vecteurs d’une pensée politique que l’on n’entend plus guère de nos jours. Mieux filmés, mieux scénarisés, mieux interprétés, mieux à même de comprendre les enjeux de notre époque, ces rendez-vous réguliers méritent notre attention. Il était temps de le dire haut et fort sur la base d’un travail sérieux et passionnant. Ce que Sandra Laugier accomplit avec panache.
Vous affirmez dans les premières pages vouloir traiter des séries télévisées «comme des oeuvres», vous dites «les prendre au sérieux». Cela suppose donc que ça n’a pas toujours été le cas. Pourquoi?
Il y a longtemps eu une attitude méprisante vis-à-vis d’elles parce qu’il s’agit de télévision et non de cinéma. En France, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays comme les Etats-unis, les séries sont étudiées dans les départements «médias et communication» ou de civilisation, alors que le cinéma a son propre domaine d’études. Ensuite, il faut se rappeler que les séries télévisées relèvent au départ de la vie domestique. On les regarde chez soi, sans avoir l’événement social qui consiste à aller partager une expérience avec d’autres personnes dans une salle de cinéma ou de théâtre. Mais les choses changent, car il y a désormais énormément de sociabilité autour des séries télévisées. Des gens les regardent ensemble, en groupes, chez des amis. Cela créé quelque chose qui ressemble au cinéma. Et puis, il y a une dimension genrée dans ce mépris des séries: on les a vues au départ comme des spectacles pour «bonnes femmes» ou enfants, cantonnés à la maison. Enfin, les séries télévisées ont longtemps été vues, côté intellectuel, comme symboles de l’abrutissement des masses, un produit relevant du divertissement et non de la création, comme souvent la «culture populaire».
«Les séries se sont imposées dans nos vies ordinaires depuis le début de notre siècle», écrivez-vous. Que dit cette évolution ?
Un ensemble de facteurs expliquent le fait qu’elles ont pris une place extraordinaire dans la vie de gens (au moins ceux qui les regardent, mais même les autres). Cette activité prend énormément de temps et conduit donc à des changements insensibles et importants dans la vie de ceux qui les suivent. J’ai voulu parler de cela parce que, à mon avis, on n’en rend pas suffisamment compte. Bien sûr dans les études consacrées aux médias ou à la réception, mais pas tellement en philosophie ni même en sociologie. C’est pourtant un phénomène très important, une transformation dans ce que Ludwig Wittgenstein appelle «la forme de vie» qui est, évidemment, liée au développement du numérique. Mais cette évolution a été rendue possible par la multiplication de productions exigeantes en terme de qualité et notamment d’écriture. C’est pour cette raison que j’ai parlé d’un tournant au début de notre siècle, qu’on a vu s’annoncer dans les années 1990. A cette époque, il y a eu l’émergence de très bonnes séries comme NYPD Blues, Friends, Urgences (ER) et A la Maison-blanche (The West Wing) qui étaient à la fois très «grand public», diffusées sur les grandes chaînes comme NBC, mais qui ont ouvert la voie à une production plus élitiste d’abord diffusée par le câble, puis par d’autres supports.
Ce succès s’expliquerait aussi, à vous entendre, par le fait que les séries «nous apprennent à regarder la vie morale comme la scène
de l’aventure et de l’improvisation». Ce n’est pas le cas du cinéma?
Si, bien sûr, le cinéma est un lieu privilégié de la transformation morale, ainsi que le montrent les grands genres de Hollywood comme le remariage et les comédies romantiques, ou plus près de nous, le cinéma de Desplechin ou des Dardenne; mais les séries télévisées vont plus loin, elles sont entièrement orientées vers cette morale, par cette forme d’éducation au long cours: elles ont pour cela des atouts, une dimension temporelle beaucoup plus longue et des personnages qui les portent. C’est uniquement en fréquentant des personnages pendant des années que le partage d’aventures morales est possible.
Vous dites même que les séries sont des instruments de «perfectionnement moral»...
Ce mot que j’emploie renvoie à une doctrine morale appelée le perfectionnisme ‒ on utilise aussi le mot encore plus ringard de «méliorisme». Cette notion a été développée par Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau, deux penseurs américains du XIXE siècle, mais elle est présente dans toute la tradition philosophique depuis Platon, Montaigne, Rousseau… Elle signifie la possibilité, pour chacun d’entre nous, d’avancer, de progresser, de se projeter. Dans le cadre des séries télévisées, cette progression est partagée par le spectateur et les personnages. Cela peut paraître d’une grande naïveté mais, en fait, c’est le seul moyen de décrire le phénomène qui nous intéresse. Si je fais référence à cette doctrine morale c’est volontaire: c’est pour éviter de parler de «bien» et de «mal», de devoir ou de choix rationnel, notions façonnées par des conventions morales, des raisonnements abstraits ou des valeurs extérieures. Ce qui est intéressant avec le perfectionnisme c’est que l’itinéraire moral est porté par la personne avec des visées qui sont les siennes et qu’elle construit en allant de l’avant. Il ne s’agit donc pas d’ériger un bien prédéterminé, mais un bien qui se constitue étape par étape et qu’on n’atteint jamais définitivement. Dans les séries, ce sont les personnages qui remplissent ce rôle. On suit leur trajectoire, leur évolution, avec anxiété ou curiosité. Mais on ne sait pas exactement vers quoi.
Les séries ne sont-elles pas paradoxales en étant à la fois un produit capitaliste mais qui est aussi le lieu d’élaboration de valeurs non conformistes ou alternatives au capitalisme?
C’est vrai que le caractère populaire de ces séries permet de véhiculer et de transmettre largement des valeurs différentes, subversives même, parfois. Cette attention au «social», à la générosité, à l’humain se remarque depuis les débuts d’urgences (ER). Ça se vérifie aujourd’hui encore plus nettement avec Dans leur regard (When they see us) diffusée par Netflix et qui retrace le destin des cinq jeunes Noirs accusés faussement d’un meurtre à Central Park, New York dans les années 1980; et les autres séries, nombreuses aujourd’hui, dénonçant les inégalités, la misère sociale (Seven seconds, American crime...) Tout cela crée dans un univers capitaliste une sorte de dissension interne progressiste, qui a une large audience.
Les séries seraient donc, si l’on peut dire, le vers dans la pomme capitalistique?
On peut le voir ainsi, même si elles doivent obéir à toutes sortes de contraintes pour faire passer un message subversif. Il faut aussi se demander pourquoi, par exemple, il n’y a pas de séries super conservatrices. Certaines sont très cyniques mais pas réactionnaires, comme House of cards et son personnage ignoble, Frank Underwood.
Vous n’êtes cependant pas censé adhérer à ses valeurs. Bien au contraire, elles se présentent comme le retournement pervers des valeurs de The West Wing. Les séries témoignent constamment d’un espoir dans les qualités humaines. Elles promeuvent des valeurs démocratiques et mettent en avant des individus ou des styles de vie d’ordinaire minoritaires.
Cela signifie que, davantage dans les séries qu’au cinéma, tout le monde a voix au chapitre: les gros, les petits, les laids.
C’est ce que j’appelle la subversion opérée par les séries. Celles-ci sont en effet de plus en plus démocratiques. Certes, elles doivent toucher un public plus large et être représentatives – on retrouve là leur dimension capitalistique – mais elles regardent davantage l’évolution de la société. Et dans cette société, les Noirs ne veulent pas être représentés par des Blancs, les homosexuels n’ont pas envie de se projeter dans des relations hétérosexuelles... Il y a là un enjeu politique de la représentation: le public doit être montré en tant que tel et non à travers les modes de vie des dominants.
Souci démocratique, intégration de la diversité, inclusion sociale... N’avez-vous pas oublié un mot: multilatéralisme? Car certaines séries comme Homeland promeuvent l’idée d’une coopération internationale contre le terrorisme.
C’est vrai, je n’utilise pas ce mot mais je parle tout de même de polyphonie, de débat démocratique ou de pluralisme en particulier dans le chapitre consacré aux séries politiques. Le respect des points de vue divergents est constant, y compris dans des séries jugées au départ caricaturales ou orientées comme 24 Heures chrono: des groupes terroristes et des populations non américaines y sont présentés. Regardez aussi Fauda. Cette série produite par Israël et vue dans les pays arabes ainsi que dans les territoires palestiniens est appréciée alors qu’elle est produite par «l’ennemi». Pourquoi? Parce qu’elle donne, par son réalisme même, une place et même une voix très forte aux Arabes. Je trouve cela passionnant.
Avez-vous le sentiment que, sur la prise de conscience des risques environnementaux, les séries sont au diapason de la société?
Sur cette question, je dirais que les séries sont en retard par rapport au cinéma. Les grands films comme le blockbuster Le jour d’après qui ont alerté très tôt sur la cause environnementale et ont eu une influence considérable, sont des longs métrages. La question environnementale n’a pas encore été largement traitée par les séries, à quelques exceptions près comme Chernobyl, Years and years ou encore La servante écarlate (The Handmaid’s tale). Cette dernière s’enracine dans une situation de désastre de santé environnementale où les pollutions ont rendu les humains majoritairement stériles, d’où la nécessité de sélectionner des «servantes» pour procréer. Si cette question reste encore minoritaire dans les séries, c’est peut-être parce qu’il est encore difficile de bâtir des scénarios qui auraient un contenu écologique avec à la fois des personnages qui incarneraient la cause environnementale mais aussi les représentants du mal ‒ ce capitalisme destructeur. Si on veut faire incarner le combat des Noirs ou des homosexuels, c’est beaucoup plus facile.
Les séries proposent une photographie parfois plus réaliste de l’état du monde que celle des politiques, de nos experts. Sont-elles, selon vous, «des grilles de lecture inattendue de l’actualité»?
Je ne pense pas qu’il y ait forcément davantage d’expertise dans les séries que dans des analyses politiques. En revanche, les séries peuvent plus facilement traduire certaines analyses et les diffuser auprès d’un large public. En tout cas, nombre d’entre elles sont très bien informées, ce qui n’est pas étonnant puisque des experts sont souvent associés à leur écriture. Regardez Le bureau des légendes qui prend conseil à la DGSE, ou Unbelievable qui raconte une histoire de viol. Elle est la transcription d’une grande enquête réalisée dans un média américain et a été récompensée par un prix Pulitzer. Ses conclusions sont plus largement transmises, en raison de l’attachement aux personnages de la série, victimes et policiers.
Si les séries ne changent pas forcément l’état du monde, parviennent-elles tout de même à remettre un peu en question la pensée dominante?
Pour moi, elles changent le monde dès lors qu’elles modifient le niveau de réflexion et de connaissance des spectateurs et renforcent leurs capacités et leur confiance. C’est la dimension optimiste de mon livre. Les séries produisent une analyse, une pensée et ne sont pas uniquement des reflets du monde actuel. Elles parviennent à informer le public et à donner une voix aux gens dans leur propre histoire.
Vous avez souligné l’importance de personnages qui, l’écrivez-vous, sont «clairs dans leur expression morale», «partagent leurs connaissances» ‒ sur l’hôpital, la police, la justice, la politique... Personnages qui ont le souci des autres. Comment appelez-vous cette notion?
Le care. C’est une valeur très bien illustrée par les personnages de série, de longue date.
Ils réhabilitent du coup cette notion qui est très souvent l’objet de critiques, d’ironie en France. Il y a du care entre les personnages, mais aussi celui des spectateurs vis-à-vis des personnages. Ils partagent leurs difficultés, ils sont attristés par leur mort... Cette notion est centrale dans les séries et sans doute leur moteur principal. Elle explique l’attachement au long cours pour les personnages et ce, même quand ces derniers ne sont pas très caring. Tony Soprano, par exemple, n’est pas très recommandable mais a le souci de sa famille, de ses amis, de sa psy, et réciproquement.
Pour que le souci des autres puisse s’exprimer, il faut que les personnages soient nombreux. Nous sommes passés des séries centrées sur une figure centrale à deux, voire plus. Quand ce changement s’est-il opéré et, surtout, quelle lecture en faites-vous?
Les séries à personnage unique comme Colombo, Mannix, ont effectivement cédé le pas à celles à duos masculins comme Starsky et Hutch, Miami vice, puis mixtes comme Clair de lune (Moonlightning) et ensuite aux séries à groupes
Friends, où l’on peut inclure Sex and the city, Desperate housewives, Game of thrones. Ces dernières rendent possible un attachement global aux personnages pris comme un tout, ou plus personnel; chaque téléspectateur aura son petit préféré qui va guider sa vision. Urgences (ER) est un peu la matrice de toutes ces séries collectives avec sa façon de placer le focus sur l’un ou l’autre personnage.
Dans ces séries, il y a une autre nouveauté: les femmes ne sont plus réduites à leur physique. Vous montrez d’ailleurs que nous sommes passés des séries hommes-hommes à hommes-femmes et désormais à femmes
femmes. Des femmes qui, de plus en plus, s’affirment comme des role models pour les hommes...
Merci de souligner ce point. Disons qu’il y a toujours eu des héroïnes féminines dans les séries, et même des femmes d’action ou des terreurs. Mais, ce qui est nouveau, est que celles-ci peuvent effectivement être considérées par les hommes comme des modèles à suivre ‒ je pense en particulier à Buffy ou Homeland. Avant, les personnages de femmes étaient souvent réduits à des stéréotypes. Les policières pourchassaient les malfrats en décolleté avec hauts talons, alors que les policiers pouvaient être bedonnants ou vilains. Le fait que les héroïnes féminines ne soient plus présentées systématiquement comme jeunes (je pense à Glenn Close dans Damages) ou classiquement jolies (les policières de Unbelievable, Elisabeth Moss dans Mad men et The Handmaid’s tale, Gwendoline Christie dans GOT ou Top of the Lake…) atteste d’une représentation en pleine évolution.
Une série espagnole comme La casa de papel synthétiserait-elle toutes vos remarques sur les séries?
Je partage votre point de vue. Cette série exalte et popularise la notion de rébellion, fait la part belle aux personnages féminins ‒ même si la figure centrale est un homme, il y a dans cette série une dimension égalitaire. Elle incite aussi à agir. Ici nous est présentée l’idée que nous ne sommes pas les seul-e-s à lutter contre ce qui nous apparaît comme révoltant.
Le cinéma s’est, d’après vous, rapproché de la série. Que voulez-vous dire par là?
Contrairement au cinéma d’art et d’essai, le cinéma populaire qui marche s’est rapproché des séries. Star wars, par exemple, en reprend les caractéristiques. On regarde ses épisodes durant toute une vie. La longévité de ce film (des années 1970 à maintenant) est plus importante que celle des séries. Les films de super-héros font, eux aussi, appel à un système de suivi d’un film à l’autre avec des personnages qui reviennent. Dans un autre genre plus créatif, on peut citer les films d’arnaud Desplechin où l’on retrouve ce mécanisme proche de celui des séries.
Votre livre s’achève sur une question: «Le modèle américain des séries sera-t-il concurrencé un jour par d’autres: scandinaves, israéliens, français, italiens, espagnols?» Poser une question n’est-ce pas déjà y répondre?
Je n’ai pas tous les éléments pour y répondre. Pour le faire, il faut avoir en tête le fait que les modes de diffusion ont changé et que cette dimension compte. Des plateformes comme Netflix permettent de diffuser des oeuvres partout dans le monde. Quelle en est la conséquence directe? Davantage de gens peuvent chercher à imiter les modèles de séries tout en cherchant à s’en affranchir et donc à s’émanciper d’hollywood, la matrice des séries. Disons que les grandes séries classiques ont peut-être fait leur temps et que nous sommes à un moment où de nouvelles formes sont en train d’émerger.