Un jour de gloire
1920. Septembre ‒ un dimanche. J’avais vingt-deux ans. Le point de départ? L’un des bateaux qui faisaient la navette Calais-douvres. Je n’allais pas loin. La distance, cette fois, ne comptait pas. Mais le but était pour moi la chose la plus importante du monde: la grande insurrection de l’irlande qui, après tant de révoltes désespérées, allait mettre fin à cinq siècles de servitude. Mon premier grand reportage.
J’appartenais au Journal des débats où j’avais eu la chance de débuter en 1915. J’avais alors dix-sept ans. Tout juste. Et ce quotidien, lui, en comptait cent vingt-cinq, un siècle et quart. Né avec la Grande Révolution, les états généraux, le serment du Jeu de Paume... Il semblait pour toujours installé, figé rue des Prêtres-saint-germainl’auxerrois, dans la vieille maison où se rédigeait et s’imprimait, depuis des générations, l’ancêtre de la presse française. Le beffroi qui avait déclenché la Saint-barthélemy touchait presque notre façade lézardée. Dans la grande salle de rédaction, au cours des ans, Chateaubriand et Alexandre Dumas, Taine et Victor Hugo, Balzac et Mérimée étaient venus conférer autour de l’immense et magnifique bureau directorial. Et le bureau était encore là et c’était encore autour de lui que se réunissaient chaque matin les principaux collaborateurs du journal pour préparer le numéro quotidien. Et ces hommes chenus, savants, lettrés, nourris d’étude et d’expérience avaient assisté, pris part aux fastes du Second Empire, à la guerre de 1870, au siège de Paris, à la Commune.
Tapi dans un coin de la salle auguste, je les écoutais comme des oracles. La pénurie terrible en hommes ‒ la plupart des rédacteurs mobilisés au front ‒, la recommandation d’un ancien professeur, une licence ès lettres décrochée je ne sais par quel coup de chance aux examens les plus récents de la Sorbonne, enfin ma connaissance de la langue russe, m’avaient valu d’être là. Je ne faisais rien d’éclatant. Coller des dépêches. Corriger des épreuves. Traduire de temps à autre un article trouvé dans les journaux de Moscou. Le salaire était à la mesure de la tâche: cent sous par jour. Mais que me fallait-il de plus? J’appartenais au Journal des débats. Un journal lu avec attention et respect dans les ministères, les ambassades, les instituts, les académies. J’avais le droit d’approcher la table de Chateaubriand, de feuilleter les collections du journal qui portaient les signatures des grands poètes et romanciers du XIXE. C’était vraiment une grande chance à mon âge, de coller et corriger des informations rue des Prêtres-saint-germain-l’auxerrois…
Vers le milieu de 1918, je me suis engagé. Mais, à chaque permission, je rendais visite à mon journal. L’accueil y était d’une merveilleuse gentillesse. L’enfant de la maison reparaissait avec ses bottes éblouissantes d’aviateur et son insigne ailé... Et puis soudain, comme la guerre s’achève, je disparais: coup de chance insensé, la Sibérie. Terres et mers inconnues. Fleuves gelés et rivages des tropiques. Wagons bourrés de cadavres. Temples de la Chine et des Indes. Tavernes des ports. Quand je débarque en France, démobilisé, j’ai l’impression que j’ai été le maître de l’univers.
Et je retrouve les Débats, où la place m’a été gardée scrupuleusement, affectueusement. Tout est en ordre. Rien n’a bougé. Ni les estampes du XVIIIE, ni la table de Chateaubriand, ni ce vieux rédacteur si fin, si lettré, qui a été le familier de Verlaine et de Remy de Gourmont, et qui continue d’écrire, comme il l’a fait toujours, avec une plume d’oie. Tout est là de ce qui m’avait subjugué, enchanté. Seulement, je n’étais plus le même. Le garçon qui avait pour horizon le Quartier latin avait connu la guerre, l’escadrille, les jours francs des permissions et, pour tout couronner, cette virée sauvage de continent en continent. Et le voici bouclé face aux gargouilles de Saint-germain-l’auxerrois. Avec pour se déplacer, l’autobus, le métro. Nous avions dans chaque capitale un correspondant attitré. Un membre distingué, éminent de la colonie française. Economiste, financier, sociologue, diplomate de premier ordre. Une ou deux
fois par mois, il envoyait sa lettre de plusieurs colonnes, où il analysait en détail des faits vieux de quinze ou trente jours. Mais de reporter, de vrai: pas un.
Et mes attributions cette fois? Oh pas même en faits divers ‒ on les considérait comme un sujet trop vulgaire pour notre public. Non. Je m’occupais d’une rubrique qui avait pour titre «En trois lignes». J’étais le poète, la lyre. Mon menu: fêtes de charité. Muguet du 1er Mai. Les catherinettes. Ou alors, les «grandes aventures»: inauguration d’un monument aux morts... Alors, comme pour la mission qui m’avait conduit jusqu’en Sibérie, il y a eu sur mon chemin, de nouveau, un magicien avec sa baguette. Un homme qui ne m’avait jamais vu, ne savait rien, absolument rien de mon existence, et qui a fait à un jeune journaliste de vingtdeux ans inconnu le plus beau cadeau du monde: son premier grand reportage.
Il s’appelait Camille Aymard. Il était notaire. Parti pour l’indochine une douzaine d’années plus tôt, il y fait fortune. Pour s’amuser, il fonde un journal. Se prend au jeu. Voit grand. Retourne en France, rachète un quotidien du soir. A besoin d’un adjoint. Trouve pour ce poste l’homme qu’il faut, la quarantaine, expérimenté et ardent, sage et hardi. Or cet homme avait travaillé quelque temps aux Débats, avec l’espoir d’y changer quelque chose, de le moderniser, de le faire passer du XIXE au XXE siècle. Peine perdue. Il démissionne. Dans ces quelques semaines, lui et moi, nous avions beaucoup parlé métier. Il m’avait montré sympathie, confiance. Un matin il a dit à son nouveau patron: «Je connais un jeune journaliste qui n’est pas à sa place. Je crois qu’il peut nous être utile.»
Le lendemain, j’étais devant l’ancien notaire. Il me proposait de partir tout de suite pour l’irlande. Et quant aux frais de voyage, une provision de dix mille francs. Enorme! Enfin, j’étais un reporter, et pour un nouveau journal avec un nom de rêve: La Liberté.
Et voilà comment, argent en poche, sur un charmant petit bateau, je délirais d’espérance. Pour un temps du moins, celui qu’avaient duré les préparatifs du voyage, l’achat de tous les livres sur l’irlande que je pouvais trouver, le trajet dans mon compartiment de première, le wagon-restaurant: l’avenir était à moi.
J’étais le Cid du reportage. Ni moins, ni plus... Puis l’embarquement, les manoeuvres, l’appel des sirènes. Mais très vite, tout ‒ mer, ciel et brise ‒ est devenu lisse, tranquille. Et mes nerfs ont cédé, craqué. Déroute, panique. L’irlande: qu’est-ce que je connais de ce pays pour pouvoir écrire quelque chose? Rien. Ce reportage que j’avais accepté sans réfléchir, en une seconde! C’était un métier difficile, qui ne s’inventait pas. Et tous les vieux, les grands professionnels, étaient en lice. Je ne serais jamais à la hauteur de la tâche... Et ce merveilleux, ce malheureux directeur qui m’avait fait confiance. Je devais ne pas dépasser Douvres, revenir, rembourser, tant que cela m’était encore permis... Par bonheur, je ne suis pas resté seul trop longtemps.
Comme je venais de m’appuyer au bastingage, après avoir arpenté le pont cent fois, presque au pas de charge, un passager est venu s’accouder près de moi et a dit: «Je pensais bien que c’était vous, mais vous meniez un tel train que je ne pouvais pas en être sûr.» Je l’ai reconnu tout de suite, malgré l’imprévu de la rencontre et l’état où je me trouvais. Des personnages comme lui, je n’avais pas l’occasion d’en fréquenter souvent. Il approchait de la cinquantaine mais ses yeux étaient plus jeunes et plus rieurs que ceux de son âge. Il était vêtu, coiffé avec un grand raffinement mais si discret qu’il paraissait modeste. Le luxe collait aussi naturellement à lui que la peau. C’était un homme de la haute finance. Il assurait en outre la publication d’un bulletin économique et financier remarquable, paraît-il. A ce titre, il me traitait parfois de confrère, avec une grande gentillesse. Malgré la différence en années, fortune, origine, des rapports cordiaux entre nous avaient pu s’établir, grâce à la guerre. La guerre qui bouscule et chamboule et chambarde si bien.
A l’école militaire de Fontainebleau, où j’étais élève aspirant, j’ai eu pour voisin de lit un garçon gai, vif, franc, chahuteur. On devient très copains. On s’arrange pour démonter la même culasse de 75, faire du tapecul au manège ensemble, manger à la même table. Les dimanches de permission, on traîne côte à côte nos houseaux et nos sabres dans Paris. Je déjeune souvent chez ses parents. Ils me choient. J’étais le meilleur camarade de leur fils unique… Nous obtenons notre ficelle d’aspirant. La croisée des chemins. Lui, il va servir dans les 75. Moi, c’est l’aviation. D’abord on s’écrit souvent, puis moins, et plus du tout. Après la guerre, on s’est à peine revus. Il faisait son apprentissage dans la banque, moi aux Débats.
Et le passager de Calais-douvres, c’était son père. Il m’a abordé sans doute parce que la traversée, qu’il avait dû faire souvent, ne lui offrait rien de neuf et qu’il s’amusait en compagnie des jeunes gens. Pour ma part, je l’aurais embrassé de tout coeur. Il me sortait, me sauvait de moi-même. Nous avons été au bar. C’était déjà l’angleterre ‒ le thé, le comportement stylé des stewards, les muffins. Et le whisky. En France, cette boisson était encore pratiquement inconnue. Mais à New York, San Francisco, Shanghai, Saigon ou Singapour, j’avais eu le temps de m’en accommoder. J’ai parlé de ces escales. Mon nouveau compagnon écoutait bien. On le sentait coller, prendre part au récit. Cela donnait du souffle, de la verve. A la fin, et comme nous approchions de Douvres, il m’a demandé: ‒ Puis-je connaître le motif de votre séjour en Grande-bretagne, s’il n’y a pas indiscrétion, bien entendu. ‒ Aucune. Je fais un reportage sur l’insurrection en Irlande.
Il a un peu plissé les paupières, comme si, en un instant, j’avais pris une nouvelle dimension pour lui. Il fut énorme le bien que m’a fait ce regard, et débordante cette chaleur d’orgueil dans le sang. «L’irlande, a repris mon compagnon. Grand sujet. Et fait pour vous sur mesure. Par tout ce que vous avez raconté, c’est évident. Votre champ d’action, votre climat, c’est la violence, le courage, le drame. Et vous y allez en plein.» Il m’a souri d’un sourire franc, confiant, contagieux et il a ajouté: «Succès garanti, vous verrez, mon vieux.» J’étais de nouveau le maître du monde. Nous avons pris un dernier whisky. C’était son tour. Il m’a offert en outre un havane. J’ai failli refuser. Le cigare, ça ne passait pas encore très bien. Je l’ai allumé tout de même. Etais-je, bon Dieu! étais-je, oui ou non, un grand reporter?