Sept

Les numéros de la chance

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Ce qui va suivre serait un admirable début de film ou de roman. Je voudrais bien l’avoir inventé. Qu’y puis-je? Les choses se sont passées d’elles-mêmes et sans que mes facultés d’écrivain fussent en jeu le moins du monde. L’un des tristes privilèges de ce temps est d’écraser, dans le domaine du tragique, l’imaginaire.

Il faisait nuit dehors. Dans le petit restaurant, situé du côté du Faubourg-montmartre, deux ampoules éclairaien­t d’une lumière triste et fade, les murs et le comptoir. Tous les clients étaient déjà partis. Il ne restait plus qu’une table occupée, celle où nous avions dîné. Le repas était achevé depuis longtemps, mais nous n’arrivions pas à nous séparer. C’est que l’un des amis réunis ce soir-là revenait du camp d’exterminat­ion d’auschwitz. Je connaissai­s depuis longtemps Maurice Berlove (créateur sous l’occupation du journal L’aurore, ndlr) et sa puissance physique et son indomptabl­e vitalité. Il leur devait d’avoir résisté à l’enfer où tous les gens de son convoi (ils étaient 850) ont péri. Il leur devait également, après quelques mois passés chez les Russes qui l’avaient traité magnifique­ment, d’avoir repris une apparence presque identique à celle qui était la sienne avant l’épreuve. Il n’y avait de nouveau chez lui qu’une lueur particuliè­re dans les yeux et une voix plus serrée, plus tendue lorsqu’il parlait d’auschwitz, lueur et tension qu’on trouve chez tous les hommes et toutes les femmes qui racontent leur vie dans les camps allemands. Cependant la conversati­on avait pris d’autres chemins et nous étions en mesure de rire à des souvenirs d’un âge plus clément, lorsque la porte du restaurant s’ouvrit sur la rue tiède et confuse et deux jeunes femmes entrèrent. Elles étaient habillées avec goût et la plus grande avait un très beau corps et un très beau visage. Bien qu’il fût assez tard, le patron du restaurant accepta de leur servir à dîner rapidement. Elles s’assirent à quelques tables de la nôtre. J’étais placé de telle manière que je voyais assez mal ces jeunes femmes. Toutefois, il m’était possible de deviner leurs gestes. La plus grande, la plus belle, enleva son manteau. Et soudain, Berlove, qui lui faisait face, eut de nouveau dans les yeux, cette lueur particuliè­re que j’ai dite, le reflet des cercles infernaux. Il se leva comme un automate et, comme un automate, marcha vers les deux femmes. Cela s’était fait d’une façon si imprévue,

si impérieuse que la conversati­on s’arrêta d’un seul coup et que tous les regards suivirent les mouvements de notre ami. Il s’arrêta contre la table où les jeunes femmes attendaien­t leur dîner et releva jusqu’au coude la manche de son veston, puis celle de sa chemise. Je savais qu’il portait sur cet avant-bras, tatoué à l’encre noire, le numéro qui lui avait été assigné au camp d’auschwitz. Je regardai alors instinctiv­ement les beaux bras à demi nus de la femme qui avait enlevé son manteau et j’aperçus sur l’un d’eux six chiffres tatoués. C’était le signe qui avait agi sur Berlove à la manière d’un aimant. Le signe commun dont on marquait en Allemagne le bétail humain pour la souffrance de chaque instant, l’insulte, le pourrissem­ent et la mort parfois rapide, parfois plus lente, mais inévitable. Notre ami montra la marque sur sa peau, s’assit en face de la jeune femme et ils semblèrent arrachés au temps et au monde présents. Quelque chose les isolait, comme une glace sans tain. A notre table l’entretien reprit. La déportée et sa compagne finirent de dîner, puis elles se joignirent à nous. ‒ D’auschwitz également, dit Berlove en présentant la grande jeune femme brune. Nous ne nous sommes jamais rencontrés là-bas, mais nous avons eu des «amis» communs.

Ils citèrent les noms de gardiens, de SS, de chefs d’une brutalité particuliè­re. Ils discutèren­t aussi de leur ancienneté au camp mesurée par les nombres que l’on avait inscrits dans leur chair. ‒ Au fond, dit la jeune femme au bras tatoué, c’était comme une loterie. Et puisque nous sommes là, c’est que nous avons eu les numéros gagnants. ‒ En effet, dit notre ami.

Je pensais alors aux tourments indicibles qu’avaient soufferts ces deux êtres. Je pensais à ce chirurgien d’élite qui, dans un lit de l’hôpital Bichat, les deux poumons ravagés, m’avait raconté comment il avait vu un maçon nazi s’amuser à opérer de ses lourdes mains ignorantes, des déportés sans anesthésie. Je pensais à cet homme athlétique réduit à l’état de squelette, qui était revenu en France pour apprendre que sa femme et son fils avaient été fusillés. Je pensais à ce garçon qui n’oubliera jamais qu’il dut à l’appel de la soupe, lever les bras des cadavres étendus à côté de lui, pour toucher la part de gamelle qu’ils recevaient de leur vivant. Je pensais à ce qui a été fait pour eux à leur retour et qui équivaut à rien. Les numéros gagnants. Les numéros de la chance. Le restaurant fermait. La grande jeune femme remit son manteau et s’en alla avec sa compagne. Nous partîmes de notre côté. Ce n’était pas un film.

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