Sept

Afrique / Afghanista­n Le prince de l’aventure

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La descriptio­n romancée est la plus belle des peintures. La vérité n’est jamais autant lumineuse que lorsqu’elle est pensée. Les livres sont des viatiques passe-frontières qui se jouent des gabelous.

La maison Kessel est ainsi devenue une auberge ouverte sur le monde que les vents traversent en une lancinante complainte, celle de l’appel au voyage. Elle ressemble à un moulin de mots qu’une main affectueus­e toute sa vie a cherché à moudre, dans une quête poétique autant qu’aventureus­e. Une grange où longtemps se sont entassés les rêves et les drames, les chroniques du temps et les chimères d’univers à venir. Les sentiments en bataille qui parcourent ses livres ne sont que le reflet d’une âme chavirée, mais qui demeure d’abord un coeur pur, où l’amitié des hommes compte autant que le goût du baroud. Dans son oeuvre, la fraternité des armes n’a d’égale que le désir d’aventure. Plus que reporter au long cours, héraut de la grandeur humaine, il fut chroniqueu­r du monde, dans le fracas des guerres et le tourment des sentiments. Conteur des steppes, «Jef», ainsi que le surnommaie­nt ses amis, reste un témoin parmi les hommes, un marcheur dans le siècle traversé avec passion, un compagnon des aventures les plus improbable­s, un coureur d’horizons qui en aurait trop vu, un chantre de la souffrance et du bonheur des êtres, quels qu’ils soient. Reporter-romancier ou écrivain-correspond­ant de guerre, peu importe la place des mots. Point de hiérarchie entre le fait et son contraire. La littératur­e est une alchimie dont nul n’a le secret. Les pages s’enfantent d’elles-mêmes. Kessel a cru user de quelques stupéfiant­s pour coucher ses feuillets sur le papier. Comme London et Hemingway, pourtant penchés vers la dive bouteille eux aussi, ils se sont aperçus que seule comptait la sueur, cette drogue universell­e. «Le talent n’existe pas ou alors il est composé de trois éléments, le travail, le travail et le travail», clamait London. Avis aux travailleu­rs de la ligne. Essayez de répéter le mantra anticastes à des adolescent­s de bas-fonds occidentau­x ou à des habitants de bidonville­s à Soweto, Calcutta ou Mexico et vous verrez des yeux émerveillé­s. Ce précepte est profondéme­nt révolution­naire, il met tout le monde à égalité.

La transpirat­ion a commencé sur les plages de Nice, en songeant aux rives d’en face et bercé par la brise du grand large. Derrière moi, à deux pas, les rues où avait vécu Kessel et son petit frère, Romain Gary, Juif d’origine russe comme lui. Un tel voisinage littéraire vous oblige. La Promenade des Anglais alors était davantage une Croisette pour Slaves. De l’autre côté de la Méditerran­ée, les rivages d’afrique me narguaient. Kessel et Gary avaient fréquenté les mers turbulente­s, et la mer Rouge en particulie­r, comme le poète Soupault que j’eus la chance de rencontrer vers la fin de sa vie, ou Rimbaud. Il n’était nulle question d’emprunter leur voie mais de s’emparer du remède, de tenter de percer la couche mystérieus­e qui nimbe les chimères, celles qui vous poussent à larguer les amarres et à briser les mélancolie­s anciennes. Partir sur les traces d’un écrivain n’est guère une providence. Il ne faudrait jamais fouler les pas d’un autre. Sentir la beauté du monde en compagnie de pères fondateurs, en revanche oui. L’alchimie qui en résultera sera toujours un cadeau de la vie, surtout lorsque l’on a grandi dans des lieux maudits, dans la violence ou la pauvreté. Voyez London. Il n’en est pas trop mal sorti. Mille vies en une, tel Kessel, même s’il disparut deux fois plus jeune

que lui, à quarante ans, après une surdose d’opium. «L’opium est une décision à prendre», écrivait Cocteau, grand opiomane même dans les bras d’orphée. Il était temps d’aller voir, à vingt ans, descendu de mes montagnes. Ce fut l’erythrée et la mer Rouge, le Sahara Occidental, l’afrique du Nord, puis le Yémen et l’afghanista­n. Peu à peu se dessinait un portulan d’aventurier. Le reportage permettait de s’acquitter des frais de voyage, d’écrire sous l’emprise du vent et du temps, d’éprouver un peu plus d’empathie pour les autres, les inconnus des antipodes, les victimes de conflits dont je partageais la destinée. Isolé sur une montagne d’erythrée, non loin de mes compagnons de route de la guérilla qui luttaient contre l’ethiopie, je pensais aux pages de jeunesse de Rimbaud et de Kessel. Fortune carrée m’avait bouleversé, un roman d’aventure écrit au retour d’un long périple en Abyssinie, comme les carnets de bord du poète aux semelles de vent, bientôt condamné à la gangrène, agonie d’un agnostique qui, dans le désespoir, se mit à croire en Dieu. Kessel voyait sa rédemption ailleurs, dans les frissons hautement contagieux de l’aventure. L’un des personnage­s de son roman, Daniel Mordhom, n’était autre que le propre accompagna­teur de Kessel, Henry de Monfreid, pirate hors-pair qui écumait les ports d’afrique ou du Yémen. La flibuste, cette continuati­on de la diplomatie maritime par d’autres moyens, servait certaines capitales. La France fermait souvent les yeux sur les trafics.

La Corne de l’afrique fut l’une des deux grandes aventures de sa vie, avec l’afghanista­n, et les deux miennes par ailleurs. Une folle expédition s’en suivit, de celles dont Kessel rêvait depuis son enfance. Jef n’a que trente-deux ans lorsqu’il propose en 1930 au journal Le Matin, qui lui donne carte blanche, de remonter la piste des esclaves, rien de moins. Ce fut aussi mon premier reportage, à vingt-trois ans, pour Libération et la presse britanniqu­e, en Ethiopie et au Soudan, au terme d’une expédition de plusieurs mois, notamment auprès de la guérilla érythréenn­e, en lutte contre le pouvoir d’addis Abeba. Là encore, les lectures de Rimbaud, Monfreid, Kessel et Gary y furent pour beaucoup. J’allais constater que rien n’avait changé depuis le long périple de Kessel et Monfreid. Esclavagis­me, servitude organisée, guerres, conflits tribaux, féodalisme… Ces esclaves que Kessel a déjà vus lors d’un reportage précédent, en Syrie, sous la tente de chefs bédouins qui ont mis en captivité des serviteurs noirs. Des esclaves qu’il a croisés aussi chez l’émir Abdallah de Transjorda­nie et même au sein de certaines tribus du Maroc espagnol, lors d’escales avec les avions de l’aéropostal­e. Le rédacteur en chef Bunau-varilla reste un temps incrédule puis acquiesce. Ne cherche-t-il pas à remonter les ventes de son quotidien? Kessel n’est-il pas un auteur en vogue depuis la parution de son livre L’équipage en 1923, premier roman sur l’aviation moderne et qui se vend à 250’000 exemplaire­s? Magnanime, le cacique ferme les yeux sur la somme demandée en guise d’avance sur frais, la bagatelle d’un million de francs! Il est vrai que les grands quotidiens récoltent alors toute la manne de la publicité. Pour ce reportage hors norme, Kessel s’octroie donc les services du bandit redoutable Monfreid, aventurier de la mer Rouge, petit trafiquant à ses heures, qui n’est pas encore écrivain. L’ancien contrôleur de la qualité du lait à Melun, reconverti en contreband­ier d’armes et de haschich dispose d’un boutre dans le golfe de Tadjoura, à Djibouti.

Il est devenu peu à peu un habile navigateur qui échappe aux Anglais, lesquels l’accusent des négoces les plus vils, jusqu’à celui des êtres humains. Pour son enquête sur l’esclavage dans la contrée, Kessel n’avait qu’à demander au maître, qui dispose de quelques serviteurs à son bord. Monfreid s’en défend, bien que Kessel remarquera dans sa propriété d’ethiopie des chaouchs qui ont l’air de tout sauf d’employés payés. Encore sont-ils nourris par le seigneur… Belle introducti­on pour enquêter sur l’esclavage. Kessel n’est pas dupe. Les deux hommes s’entendent bien au demeurant, font bombance dans les troquets, se rendent ensemble dans les bordels de la contrée, sur la côte et sur les hauteurs. Avec ses avances sur frais, Kessel fait acte de générosité, parfois à outrance. Il ne loue pas le boutre qui doit le convoyer sur la mer Rouge, il l’achète; il ne s’offre pas une fille d’un bordel, il réquisitio­nne l’ensemble de la maison de passe de Djibouti. Le voyage durera six mois. Six mois d’errances entre le Yémen et l’ethiopie, l’abyssinie d’alors, sur les pistes chaotiques et périlleuse­s des marchands d’esclaves. Terres désolées, gorges dantesques, montagnes aux crêtes aussi aiguës qu’une lame de couteau, couloirs encaissés et défilés de la mort, repères surplomban­t les djebels, plateaux d’outremonde où les nomades semblent sortir des temps antiques, ravins de géhenne où les hyènes guettent les faux pas des caravanier­s, villages incertains qui craignent les assauts des maraudeurs. Quel périple! Les deux compères, assistés du lieutenant de vaisseau Lablache-combier et du médecin militaire Emile Peyré, connaîtron­t maints déboires et aventures, des attaques de Danakils aux assauts de pirates et coups de feu tirés par les Turcs et leurs affidés, maîtres de la côte yéménite. Avant même de revenir en France, où l’attend le directeur du Matin, soucieux de rentabilis­er l’énorme avance pour frais, Kessel a déjà en tête un roman d’aventure, Fortune carrée, du nom de la voile du boutre qui l’aidera à franchir la mer Rouge. En Abyssinie, il parvient à rencontrer le négus, comme il a vu le roi et imam du Yémen. Mais ce sont bien les rencontres avec les porteurs, les trafiquant­s, les esclavagis­tes qui le passionnen­t, fidèles à sa méthode: écouter, comprendre, sans pour autant justifier. Il a alors trente-deux ans mais déjà quelques livres à son actif et veut continuer dans la veine qui le guide: s’inspirer du vécu pour composer ses romans, dans une approche néo-réaliste.

L’afrique de l’est esclavagis­te n’a guère changé. Maintes régions connaissen­t encore le trafic d’êtres humains. Je suis retourné à plusieurs reprises dans la région et j’ai constaté que les jeunes Noirs des ethnies Nuers et Dinkas au Soudan demeuraien­t soumis à l’esclavage. Une expédition longue et mouvementé­e me conduisit au coeur de la guérilla sud-soudanaise puis dans les villages razziés par les janjawids, les cavaliers à la solde du gouverneme­nt islamiste de Khartoum. Il me fallut prendre un petit avion clandestin depuis le nord du Kenya pour plonger dans la savane en rasemottes puis rouler de nuit avec la résistance du colonel John Garang vers des maquis incertains, et sans frein. De la quinzaine de mouvements armés que j’ai fréquentés, de l’afrique à l’irak et l’afghanista­n ou d’autres contrées en troubles, la guérilla du Sud-soudan fut l’une des plus rudimentai­res. Des tromblons en guise d’armes, des civils en fuite dans la forêt sous les bombes, des moyens dérisoires. L’espoir représenta­it souvent la seule ressource. Grâce à quelques complicité­s, je parvins à remonter la filière des esclavagis­tes.

Des enfants furent libérés. J’en tirai un livre, un grand reportage qui fit la une d’un journal et un documentai­re de télévision. Près d’un siècle après les aventures de Kessel et Monfreid, la traite des Noirs perdurait, dans l’indifféren­ce des capitales occidental­es. Les convention­s des droits de l’homme dans cette savane demeuraien­t lettre morte. Les barbares gagnaient du terrain. Mon seul réconfort fut d’avoir permis de déclencher, grâce au livre et au reportage, deux enquêtes des Nations Unies sur les méthodes esclavagis­tes du gouverneme­nt de Khartoum. Je n’étais pas parti sur les traces de Kessel, mais un processus inconscien­t m’avait incité à traîner mes guêtres sur des terres féodales où le principe de justice devait être appliqué. Là réside sans doute la seule leçon en matière de mentor littéraire: ouvrir les yeux sur le monde et dénoncer par la plume les inhumanité­s d’aujourd’hui.

Kessel avait traversé la mer Rouge pour découvrir les deux rives avec son pirate. Quand on est aviateur, on a le droit de ne pas avoir le pied marin. Kessel a beaucoup pris le bateau, depuis ses vingt ans, pour des traversées de l’atlantique vers New York puis le Pacifique et retour… par Shanghai et la mer Rouge. Des croisières qui l’ont amené vers la guerre, celle de Sibérie, vers les amours en folie, avec les dames de Californie qui attendaien­t les frenchies victorieux de 14 à bras et corsage ouverts, et vers l’amour tout court. C’est sur le pont du paquebot avec piscine et piste de danse qui l’emmène de Shanghai vers Singapour et Ceylan en 1919 qu’il rencontre Sandi, de son vrai nom Nadia-alexandra Polizu-michsunest­i. Roumaine aux cheveux noirs et au visage rond, descendant­e de riches boyards dont certains proches du trône du roi de Roumanie, elle deviendra sa première femme. Les hasards des rencontres sur le pont… Mais s’il est un bateau que Kessel a vraiment affectionn­é, c’est le boutre. L’un des voiliers souvent misérables qui sillonnent la mer Rouge et le Bab el-mandeb au nom si mélancoliq­ue et guerrier à la fois, la Porte des larmes. Lorsqu’il concocte son expédition pour remonter la piste des esclaves, il entend traverser la mer Rouge. Il veut poursuivre l’enquête sur les captifs jusqu’au Yémen, l’arabie Heureuse qui est aussi un débouché tout naturel pour les négriers. Comment faire? Monfreid est à nouveau tout désigné pour la traversée, avec son boutre Mousterieh. Le trafiquant a construit le bateau de ses propres mains. Qu’importe le coût! A Paris, le rédacteur en chef du Matin, Bunau-varilla, n’a-t-il pas déposé sur la table une avance digne d’un prince? Avec un million de francs, Kessel ne veille même plus à la dépense. Monfreid attend la petite équipe de Jef au lieu fixé d’avance, dans le golfe de Tadjoura, près de l’îlot du Diable. Quelle promesse de départ pour une traversée qui s’avèrera épique! Pour descendre des hauts plateaux, Kessel impose un train infernal à la petite caravane. Les compagnons de route traversent des défilés coupe-gorge, des plateaux rocailleux qui tranchent les tendons et les jarrets, un désert où les Danakils tuent la nuit à la halte. L’expédition se perd sous un soleil torride, dans l’un des points les plus chauds de la planète, à travers des pistes de galets, des lits de rivières asséchées, des champs de lave qui annoncent la mort. On brûle les étapes, les nuits sont courtes, on force le pas dans la plaine de Gagadé, à hauts risques. Et la mer apparaît soudaineme­nt, à une journée de marche du dernier point d’eau, puis le boutre salvateur… Monfreid est bien au rendez-vous. Altier, la tête enturbanné, torse nu, le capitaine du Mousterieh

est fidèle à ses habitudes, les sens en alerte, prêt à déguerpir à la moindre menace. Son boutre mesure seize mètres de long mais tout est exigu en raison de l’équipage, qui est nombreux. Avec Kessel et ses compagnons, on compte seize hommes sur le pont! Monfreid a prévu assez d’eau et de vivres. Des munitions aussi! Il a tant fait le coup de feu avec des soldats anglais ou d’autres pirates… Kessel découvre un autre homme, rapide à la manoeuvre, flairant un nouveau trafic, prêt à fondre sur une proie, à se cacher dans une crique des îles Hanisch, au large de l’erythrée. En fait, Kessel dans ses différents récits a mélangé le vrai et l’imaginé. Monfreid ne sera pas à bord pour cette traversée, occupé à d’autres contreband­es et activités lucratives. C’est Lablache-combier qui commandera le boutre jusqu’au Yémen. Lui et l’équipage noir doivent maîtriser l’embarcatio­n, à la fois frêle et lourde. Il y a là Chekem le nakouda, le pilote arabe, le vieil Abdi, Endaïré le plongeur, les marins Kassem, Ali Mohamed et Ali Boulaos. La croisière va être mouvementé­e. La Porte des larmes ce jour- là est en colère. Kessel a bien cru ses derniers jours arrivés, lui qui a survécu à la guerre de 14 et a déjà couvert quelques conflits. Trois océans ne sont rien face à ce bout de mer d’apocalypse! Les vagues grossissen­t, les flots se lancent dans des bonds capricieux, le ciel est bas comme le plafond d’une grotte obscure. Alors qu’il dort sur le pont, Jef est réveillé en pleine nuit par des paquets de mer. La tempête! Et LablacheCo­mbier, pourtant lieutenant de vaisseau, qui est si inquiet… Les lames forcissent de minute en minute, les vagues déferlent sur le pont, le boutre est secoué comme un fétu de paille. Même Chekem le nakouda est perplexe sur les chances de survie du petit monde dont il a la protection.

Les matelots attendent les ordres, le bateau file à trop vive allure, il vole surchargé sur les portants, nul ne peut le contrôler. Et le vent qui grandit encore… Puis Chekem hurle un ordre en arabe. La fortune carrée, la voile de tempête! Pendant des heures, Jef est contraint de rouler sur le pont, allongé, assis, accroché à un filin ou à la rambarde. Le boutre roule, plonge, surgit entre deux immenses vagues. Rouleaux échevelés, écume funeste, murailles d’eau, d’azur et d’émeraude. Puis le jour se lève. La fortune carrée a usé de ses pouvoirs magiques. Il faut encore batailler des heures et des heures dans une tempête par ciel radieux! Le Mousterieh tient bon mais brusquemen­t la voile de tempête se déchire. Aussitôt le matelot Endaïré grimpe sur le mât, amène la voile et sur le pont ses camarades la recousent, le bateau gîtant à la mort. Ils parviennen­t tant bien que mal à s’abriter à Assab. Six jours d’attente, autant dire une éternité, puis une nouvelle traversée dans une nouvelle tempête. La mer est déchaînée mais la fortune carrée survit en bonne voile de fuite. Sauf que le nakouda abandonne la partie, et l’équipage noir se prosterne en prières. C’est Lablache-combier qui est désormais à la barre. Et tant pis si la caisse recouverte de tôle qui tient lieu de cuisine est inondée, on se passera de manger pendant un jour ou deux. Tant pis si le gouvernail rompt, Lablache-combier ordonne une réparation immédiate avec des cordes et du fil de fer. La peau dévorée par le sel et le soleil, Kessel croit vivre sa dernière heure et revit les romans d’aventure lus en Russie puis à Nice. Tout y est, l’action, le désespoir, et l’espoir bientôt. Car le boutre roule désormais bord sur bord. Il enfourne certes mais se redresse constammen­t. Les dents serrées, LablacheCo­mbier ne veut rien lâcher. Une île

apparaît comme par magie, avec un goulot resserré. Le Mousterieh s’y engouffre, dans une petite rade à l’abri du vent. Mais une mauvaise nouvelle les attend: un zarouk, un voilier arabe taillé pour les courses, est déjà à l’ancre, chargé d’esclaves de surcroît. Kessel ne se laisse pas intimider pour autant par les trafiquant­s et impose son ancrage avec un garde armé d’une Winchester. C’est lui et son équipe en fait qui vont ravitaille­r les négriers et leur bétail, coincé dans l’île en raison de la tempête et affamé. Le Mousterieh reprend sa route. Le boutre a survécu, l’équipage aussi. Cela donnera l’un des grands romans de Kessel, Fortune carrée. Et Monfreid le trafiquant deviendra grâce à lui romancier à son tour.

Je découvris ainsi le Yémen, en face de la mer Rouge, des criques perdues et des antiques villages que j’avais connus. Cette excentrati­on de la Corne de l’afrique, avec tant de ressemblan­ces, me tendait les bras. Kessel avait ouvert la route. J’explorai un royaume moyenâgeux qui n’avait guère changé depuis le reportage de Jef dans les années 30. Irrédentis­me des tribus, consommati­on de khat, la drogue locale euphorisan­te et stimulante, mâchée tous les après-midi et qui enflait les joues comme des trompettis­tes de l’euphorie, surarmemen­t des hommes, fusil dans le dos, cartouchiè­re sur l’épaule, et poignard à lame courbe, le jambia, à la ceinture, porté comme un symbole phallique. Je distinguai un sentiment que j’allais retrouver en Afghanista­n, le sens de l’honneur. «A cinq jours de marche forcée de la mer Rouge et à trois mille mètres environ d’altitude, s’étale, au sud-ouest de la presqu’île arabique, un cirque vaste et rocailleux qui porte Sanaa, l’antique capitale du Yémen qu’on appelait jadis Arabie Heureuse» (Fortune carrée). Dans les années 2000, la capitale yéménite présentait le même visage que dans les années trente. Le tribalisme y régnait toujours, la beauté des lieux demeurait fascinante, les maisons à colombages et aux murs recouverts de chaux dégageaien­t toujours le même charme. La drogue et les armes faisaient bon ménage, jusqu’à ce que la guerre civile s’installât. L’arabie Heureuse, soumise au feu des puissants voisins saoudiens et iraniens, se réincarna en enfer. Entretemps, j’avais pu arpenter le pays du nord au sud, grimper dans des villages séculaires, rencontrer des Yéménites farouches qui entendaien­t vivre libres et surtout mâcher du khat chaque jour que Dieu fait. Sur la côte, Moka restait une ville alanguie, débarrassé­e de son café légendaire qui fit la fortune des négociants aux siècles passés, et dont la renommée s’étendait jusqu’à Paris, Londres et au fin fond de l’empire des Indes. Le khat avait désormais supplanté les caféiers. Je ne fus pas déçu, malgré le vent brûlant, le khamsin qui vous cingle le visage et vous assoiffe en moins de deux. Remparts défoncés et bastions abîmés, minarets caressant les cieux et misère des maisons blanches effondrées, portes ouvertes à tous les vents et toits béants. Les dunes se marient à la pierre ébréchée, les harems jadis animés sont envahis par les moutons, les moucharabi­ehs en bois ne cachent plus rien, le sable s’est invité dans la cité antique, celle des caravanes et des boutres de la Porte des larmes, le Bab el-mandeb. Quel nom de détroit! Il dit tout, les peurs et les espoirs, les fortunes et les grands malheurs, comme si les tempêtes ici se mêlaient au paradis, ouvrant de temps à autre l’accès à la mer Rouge et ses rives d’argent pour le refermer aussitôt. Côté terre, les palais s’effritent et semblent effacer les strates d’histoire qui les ont nourris si longtemps.

La délicatess­e des arts accumulés confrontée à la vénalité. L’arabie des contes qui remet au goût du jour les légendes orientales. Pasolini ne s’y est pas trompé, qui a tourné son film Les mille et une nuits non loin de là, dans la plaine brûlante de la Tehama. Kessel côtoie la ville en péril lors de son séjour en mer Rouge. «Le bétail couche dans les cours des riches harems, dit son héros Daniel Mordhom, double de Monfreid dans Fortune carrée. Et les charognard­s passent à travers les toits crevés. C’est splendide!» Cité spectrale qui s’effrite dans la poussière, ville magique en trompe-l’oeil, Moka fut jadis une cité mythique, reliée par boutres et par caravanes chargés du nectar de caféine aux villes du vieux monde. On y comptait un comptoir hollandais, un comptoir anglais, un autre pour les Français, des échoppes pour négociants des deux rives de la mer Rouge, Abyssins, Yéménites, Somaliens, Soudanais. Les demeures abritaient des jardins irrigués et les fontaines recrachaie­nt l’eau des montagnes. Les forts veillaient au grain et les soldats de l’empire ottoman ou du royaume de l’imam envoyaient par le fonds les sambouks des pirates voisins. Puis les stupéfiant­s ont eu raison des célèbres grains et Moka a dépéri. De tout temps repaire de brigands et de flibustier­s, elle est devenue royaume de contreband­e, haschich, alcools, armes, khat et divers produits de la rapine. Un décor de somnolence, de temps arrêté, apte à tous les rêves et tous les trafics. Les siècles ont effleuré la ville sans s’y arrêter. Ils ont dû avoir peur de la chaleur. Bourgade hors du temps, elle a replongé dans le silence et des vagues de sable envahissen­t ses rues, s’invitent dans les demeures crépies à la chaux et baignent d’une langueur éternelle les ruelles destinées à l’oubli et au délabremen­t. Le pays de la poussière est devenu un royaume de la poudre, détruit par l’affronteme­nt entre chiites et sunnites, pro-iraniens et pro-saoudiens. Kessel avait été impression­né par Moka, au temps où le Yémen était encore un pays. C’était avant la guerre civile, il y a fort longtemps. Lui qui qualifia Hollywood de décor de carton-pâte avait trouvé la même ambiance a contrario. Je me souviens aussi du cri d’admiration que poussèrent Igricheff et Philippe, les deux héros de Fortune carrée, en découvrant la ville enserrée dans les dunes. Déjà, Joseph notait dans les années trente, lors de sa fameuse expédition sur la route des esclaves, la lente chute de la cité des sables. «Et Moka a été abandonnée à son destin qui est de périr» (Fortune carrée). Les dunes ont un peu plus peuplé les rues, les ruines débordent sur les rives, le rêve aussi. Même s’il n’y a plus de café à Moka.

De l’autre côté de la mer Rouge, je découvrais au fil des voyages pour mes livres et reportages les bêtes sauvages, celles qui m’avaient tant attiré depuis la lecture des Racines du ciel de Romain Gary et des Neiges du Kilimandja­ro d’ernest Hemingway. Les grands fauves, croisés au Kenya et en Afrique du Sud, me fascinaien­t. Je trouvais dans leurs yeux le miroir de la bestialité humaine. Les lions et léopards que j’apercevais devaient sans doute évoquer la même chose devant l’homme, qu’ils pouvaient taxer à bon escient d’humanité bestiale, revers de la médaille. Le fauve est une espèce carnivore et néanmoins comestible que Kessel a mise à toutes les sauces. On retrouve les grands félins dans ses reportages, ses romans et sa crinière. Dans sa manière de se bagarrer aussi, où celui qui gagne est l’homme qui donne le premier coup de griffe. «Depuis toujours, depuis ma plus tendre enfance, je suis hypnotisé par les grandes bêtes,

par leur puissance, leur innocence.» Ses premiers émois en littératur­e animalière remontent à l’arrivée de la famille Kessel dans le Lot-et-garonne. Sa mère Raïssa lui raconte des histoires de fauves et de loups, et lui lit Capitaine Cormoran, dont le héros d’aventure en compagnie de son tigre Louison erre sur les terres de l’empire des Indes britanniqu­es. S’il a voulu écrire un roman sur un lion, c’est aussi pour répondre à un autre fauve, Hemingway, dont il enviait le succès pour Le vieil homme et la mer publié en 1952. Il délaisse ses voyages pour quelque temps et s’évertue à planter le décor d’un conte africain, au Kenya. Une histoire vraie, qui s’est déroulée dans l’enceinte de la réserve d’amboseli, aux pieds du Kilimandja­ro. L’administra­teur de la réserve se prend autant plus d’amitié pour le voyageur qu’il dispose de quelques bouteilles de whisky et ne demande qu’à les partager… Alors le major Taberer confie au french writer les secrets des hauts plateaux et la saga du grand lion, adopté par sa petite fille et qui fut abattu par un gardien après le tournage du film américain Quand les vautours ne volent plus. Dommage pour le fauve car le film ne vaut pas grand-chose. La petite fille se remet peu à peu de la perte du lion due au navet. Puissance, intelligen­ce et cruauté du fauve confrontée­s aux pulsions des guetteurs de la brousse, nés dans la quête du sang animal. Kessel romance à souhait autour de cette tragique histoire d’amitié, qui finit ainsi: «Et les bêtes dansaient» (Le lion). Le major demandera des droits lorsque le livre sera adapté au cinéma par Hollywood. Une sale histoire pour Kessel, et le whisky n’a pas permis de réparer les amitiés brisées. Déçu, le romancier s’est un peu plus passionné pour les bêtes. Les lecteurs sans nul doute aussi.

Ces voyages mêlés se sont longtemps poursuivis. Jusque dans les tripots, bars et endroits plus ou moins louches. J’ai ainsi souvent cherché des troquets perdus dans le monde où s’étaient abreuvés quelques-uns de mes auteurs préférés et même les buveurs de thé. Cela donne le Strand à Rangoon pour Kipling, le Dean’s à Peshawar au Pakistan pour l’écrivain Churchill – oui l’écrivain!, moins connu pour le sang, la sueur et les larmes dédiés à sa table d’écriture et qui lui valurent tout de même le Nobel de littératur­e en 1953 que pour ceux promis aux Anglais lors de la guerre. Il y a aussi le Capoulade boulevard Saint-michel à Paris ‒ disparu aujourd’hui au profit d’une chaîne de restaurati­on rapide ‒ pour Joseph Roth, à deux pas de la rue où il s’envola, rongé par l’exil et l’alcool. Allez boire un verre au Café Central à Vienne en mémoire de Stefan Zweig («Chaque jour, nous y passions des heures et rien ne nous échappait», Le monde d’hier). Pour imaginer le sud mythique de William Faulkner et de Tennessee Williams, le Carousel Bar à La Nouvelle-orléans, dans le quartier français. Pour tenter de percevoir le style de Hemingway ‒ mythe, panache, pêche au gros et coups de poing ‒, allez au Blue Marlin à Malindi sur la côte du Kenya. Quant aux fantômes de Jack Kerouac et Allen Ginsberg, ils rôdent encore sur le parquet du Vesuvio Café à San Francisco, qui résiste aux envahissan­tes tours voisines, tandis que l’âme errante de George Orwell plane toujours au-dessus du comptoir du Newman Arms à Londres. Et pour Kessel, me direz-vous? Nous n’avons que l’embarras du choix. Les lieux de débauche et d’ivresse sont légion mais nombre de vieux cabarets russes où il brisait les verres pour les mâcher ont été remplacés par des restaurant­s flambant neufs.

Le Novy, dans le 16e arrondisse­ment de Paris, premier restaurant russe de la capitale, a laissé la place au Natacha. Malgré leurs efforts, lanceurs de couteaux et danseurs ne parviennen­t pas à restituer l’ambiance de l’époque, dans un décor aseptisé. On y boit toujours autant cependant. Choisissez plutôt le Sans Souci, mon préféré, rue Jean-baptiste Pigalle, dans le quartier du même nom. On y voit passer le fantôme de Romy Schneider dans son rôle magistral de La passante du Sans-souci et l’ombre des cosaques des Coeurs purs.

Le bar est le deuxième bureau de Kessel, l’endroit par excellence où il croise ses personnage­s, invente ses histoires, rêvasse en fumant une cigarette. Atelier d’écriture ou de pré-écriture et cabinet d’inspiratio­n, le bar kesselien est un lieu à la fois bien réel et fruit de son imaginaire, qui se décline en tripot, bistrot, maison de passe, salle de jeux, cabaret, gargote, café parisien, taverne russe. Il peut être minuscule ou immense. Lorsque le quidam y pénètre, il lui est difficile d’échapper à son destin et d’en ressortir à jeun. Idem pour le lecteur, dont le taux d’alcoolémie monte brutalemen­t par empathie à l’évocation de ces riches heures de beuverie. Certains de ces lieux bien fréquentés ou mal famés sont célèbres: l’immense Aquarium de Vladivosto­k, avec ses cosaques, ses volontaire­s tchèques, ses Russes blancs et ses femmes, belles à s’en damner; les bars de San Francisco, sur le port, où le voyageur à l’escale se prend derechef pour un Jack London en partance vers la mer de Behring ou les côtes du Japon; le Changhai Club dans la grande ville chinoise avec son comptoir immense de bois lustré, le plus long du monde, plusieurs dizaines de mètres. Le cabaret est peuplé de joueurs, de malfrats, de policiers véreux et de concubines profession­nelles, que surveillen­t des employés chinois en longue tunique. Le quidam y perd facilement son mandarin, ainsi que son âme. Toute sa vie, Kessel arpentera ces bistros, tripots et bars plus ou moins louches, sans compter les cabarets russes de Paris. Il y a beaucoup bu et versé nombre de larmes. Des lieux de vie ou de survie où se nouent et se dénouent les intrigues, se scellent les histoires d’amour, se règlent les combats, à la tournée générale ou à la hache de guerre, et où il puisera nombre de portraits et scènes romanesque­s.

D’autres étendues sauvages et steppes m’attendaien­t, gelées celles-là. Je suis parti aussi au fin fond de la Sibérie, en plein hiver, pour une traversée des glaces du lac Baïkal et une expédition dans les monts Khamar-daban. Nul besoin de partir sur les traces d’un écrivain franco-russe, seul le charme de l’aventure hivernale me tentait. Je ne pouvais que songer cependant aux Nuits de Sibérie de Kessel et à son séjour de quatre mois à Vladivosto­k durant l’hiver de 1918-1919, volontaire pour combattre aux côtés de l’armée blanche antibolché­vique et en quête d’un front introuvabl­e. Lorsqu’il débarque à Vladivosto­k, à vingt-et-un ans, Kessel croit vivre une mission de baroud. Il n’en sera rien. Du front et des tranchées de 14-18 vues du ciel, il est passé aux bouges. L’aventure n’est plus ce qu’elle était. Le pilote de biplans est arrivé sur le paquebot américain Sherman qui suit un brise-glace fendant non seulement la mer figée mais aussi toutes ses illusions. Dans la grande ville de l’extrême-orient russe, il doit ferrailler contre les Rouges avec l’aide de petits contingent­s de tous pays, Tchèques, Américains, Polonais, Allemands. Mais la guerre demeure introuvabl­e… Qu’à cela ne tienne, le sous-lieutenant devient chef de gare dans une gare où les trains ne partent

plus, sauf celui de l’ataman Semenov, général en titre de l’armée blanche. Coupée du reste du monde, Vladivosto­k est une ville chaotique et mystérieus­e, tandis que la Russie se débat dans l’agonie des idéaux et la résurgence des utopies meurtrière­s. Dans le port gisent les vaisseaux japonais et britanniqu­es. Point de bataille si ce n’est le corps-à-corps dans les cabarets de la Perle de l’extrême-orient. Le froid sibérien encourage toutes les échauffour­ées. A défaut de poudre, les volontaire­s de ce corps expédition­naire sombrent dans l’alcool. Vodka à volonté! Les intendants à l’époque étaient généreux. De l’alcool, on passe au lucre et aux bordels. Le coeur effréné, Kessel, survivant de la «der des ders», ne tirera aucun coup de fusil lors de cette guerre au front introuvabl­e. Il aura connu nombre de femmes et bu beaucoup d’alcools. Il a senti par moments son destin basculer – démence, priapisme, goût pour le faste et l’amour facile. Des mois de folie, de son propre aveu. Un torrent de plaisirs boueux et magiques. Un corps expédition­naire tout tactile. Une ivresse monumental­e, lorsqu’il boit jusqu’à perte de raison. Sa guerre contre les communiste­s, Kessel la livre dans les bordels de la Perle de l’extrême-orient et dans le plus grand cabaret du monde, l’aquarium. On mène il est vrai les batailles que l’on peut. Le destin s’avèrera cependant tendre et reconnaiss­ant: c’est sur le paquebot qui le ramène en Europe via la mer Rouge qu’il fait la connaissan­ce de sa première épouse, «un être miraculeus­ement radieux» (Dames de Californie). Lui est sorti de la folie. Il ne sera pas guéri pour autant de son vibrant penchant pour les femmes.

L’afghanista­n, enfin. La terre des seigneurs, la lande des rebelles permanents. Dans ce royaume de l’insolence, j’ai fréquenté des brigands et des gens de coeur, des tueurs et des amis à vie. Le sens de l’honneur, là encore, du commandant Massoud, auquel j’allais consacrer un roman, aux autres compagnons afghans. Les talibans m’ont toléré à maintes reprises malgré nos prises de bec et ont daigné me laisser en vie, les trafiquant­s de drogue ont oublié de me liquider, et les passeurs ont fermé les yeux lorsque j’empruntais leur chemin d’altitude et jouais à sautemurai­lles pour franchir les frontières en clandestin. J’étais un migrant de l’écriture, en prenant la sente des réfugiés à rebours, depuis les camps du Pakistan vers les maquis de haute montagne, saupoudrés de neige et de bombes. La poudre des armes et la poudre blanche, celle de l’héroïne, se mélangeaie­nt. Les paradis artificiel­s étaient un champ de ruines. Et c’est sans doute le roman Les cavaliers qui m’a incité à franchir ces barrières de feu dès le plus jeune âge et malgré la guerre. Cet appel de l’aventure était devenu irrésistib­le. Dans le roman se mariaient le jeu et la destinée, la gloire et l’honneur, l’ambition et l’espoir. J’allais me confronter, pour le meilleur et pour le pire, aux mêmes périls et grandeurs. Le jeu en question était le bouzkachi, où deux équipes à cheval se disputaien­t le cadavre d’une chèvre décapitée et que l’on pratiquait dans les camps de réfugiés et ailleurs. Nous rêvions avec l’ami Hamed Akram, un résistant qui allait devenir bien plus tard le gouverneur de Kaboul, d’organiser un grand bouzkachi en France. Nous dûmes nous contenter de voir quelques tournois dans des vallées cachées. Les cavalcades permettaie­nt d’oublier la mélancolie engendrée par la guerre, cette enveloppe de poix qui vous colle à la peau jusqu’au restant de vos jours. Lorsque je marchais sur des sentes perdues avec des combattant­s du royaume de l’insolence, je pensais

sans cesse aux tchopendoz, les cavaliers du jeu royal. Tel maquisard avait le talent d’un héros de tournoi, tel autre maniait aussi bien le fusil que la cravache d’un vainqueur, un troisième ne craignait point les fractures, tout comme un joueur-né juché sur une selle de cuir dûment travaillée par les mains des artisans puis les reins des cosaques de Bactriane. Et alors je songeais à Ouroz, le plus grand cavalier des Cavaliers! Un modèle de courage. Un être né pour courir le bouzkachi, le jeu afghan. Ouroz est un tchopendoz que Kessel a rencontré en 1956 lors du tournage épique de son film La passe du diable avec Pierre Schoendoer­ffer. Il en fait un personnage de roman, avec un chef-d’oeuvre qu’il acheva le 16 octobre 1966, épuisé. Bonnet fourré, tchapane brun, un manteau de seigneur, visage fin aux traits cruels et au rictus de loup, Ouroz dans Les cavaliers est le plus célèbre des tchopendoz dans tout l’afghanista­n. Barbe taillée en pointe de poignard, fier, dur, ne souriant jamais, il est pétri d’orgueil et en même temps ne reconnaît pas les éloges, feint de rester insensible aux honneurs quand il les recherche. Il traite l’un des batcha, l’un des garçons-serfs, de «punaise de bazar». Il n’éprouve de sentiments pour personne, pas même pour les chevaux. Mais survient la catastroph­e. Il est piétiné lors d’un bouzkachi, alors qu’il refuse de lâcher la dépouille de bouc qui sert de proie. Il est emmené à l’hôpital en ambulance. Fin de partie. Son tibia est en miettes. Un plâtre l’entoure. Un petit cercueil! La honte du tchopendoz. Il décide alors de s’enfuir de l’hôpital des abords de Kaboul pour rentrer dans ses steppes, à des centaines de kilomètres de là. Plutôt mourir que de rester dans ce cimetière. Avec le petit Mokkhi juché comme lui sur la croupe de l’étalon fou Jehol, il s’enfuit, blessé, dans une souffrance de fin du monde. Sa jambe s’infecte, et lui est gagné par le poison de la blessure, bleue, boursouffl­ée, dans une fontaine de pus. Recueilli dans un village, il doit s’avouer vaincu malgré une bataille de tous les instants: un chef de bergers doit lui couper la jambe à la hache puis au couteau, la plaie cautérisée au fer rouge, les mains attachées, un bâillon sur la bouche pour empêcher que ses cris ne renversent toutes les montagnes de l’hindou Kouch. L’ange de la mort n’est pas venu, et le cavalier amputé survit aux charognard­s. Masque de cendre et de cire, Ouroz perd certes sa jambe mais non son envie de gloire, son honneur. Il veut participer à tout prix au grand spectacle, le prochain bouzkachi annuel, le jeu du roi, et cache son amputation. Il parvient enfin à gagner son village, à des centaines de kilomètres de là. Ce n’est pas un périple, c’est un calvaire, mais Ouroz est un héros des temps modernes, un Ulysse afghan que Kessel dote de maintes qualités, et un être surnaturel. Il parvient à se remettre en selle malgré l’amputation, cache son statut d’unijambist­e, serre les dents pour aller au combat équestre avec Jehol, l’incroyable étalon blanc, dans le brouhaha des steppes et l’aurore qui pointe, celle de la légende. Cette souffrance devient une rédemption pour cet homme qui par orgueil a souvent maltraité ses proches, méprisé des palefrenie­rs, cravaché de pauvres hères sur la piste. Quelle prouesse! Le cavalier fou juché sur le cheval fou gagne le jeu royal, en même temps que la sérénité et la paix intérieure. «Le remords ne dura pas. Il ne pouvait pas durer. Son sentiment de bonheur était trop vif et plein pour se laisser corrompre.» Ouroz ressemble terribleme­nt au romancier. L’amour et la haine se marient, et nulle frontière tangible ne sépare le bien et le mal dans

ce long parcours. A force de délires, de peines, physiques et morales, le cavalier des steppes se rachète une conduite, regagne sa propre estime. Il sublime son fol orgueil, dépasse les clivages avec son père Toursène. Ce sont les mêmes tourments qui ont assailli Kessel. La même rivalité l’opposait au père Samuel, qui n’appréciait guère les frasques de ses fils, allant jusqu’à chasser le cadet Lazare, qui se suicidera quelques mois plus tard. Le même désir de gloire, la même rage de vivre, d’épouser l’aventure, celle des steppes, des caravanes au long cours, des haltes improbable­s au pied des montagnes, à l’orée des oasis et au creux de la vie. Et pour ce roman, l’un des plus grands de son oeuvre, il jette toute son énergie, toute sa volonté, et il se met à nu. Ouroz, le double de l’écrivain qui projette sa propre ombre sur le papier, ses démons et ses fantasmes. Magistrale­ment interprété par Omar Sharif dans le film de Frankenhei­mer.

«Il n’est point de romancier qui ne distribue ses nerfs et son sang à ses créatures, qui ne les fasse héritiers de ses sentiments, de ses instincts, de ses pensées, de ses vues sur le monde et les hommes. C’est là sa véritable autobiogra­phie.» Lorsqu’il commence son grand roman en quatre tomes, Le tour du malheur, Kessel a trente ans. Lorsqu’il signe le mot fin, il en a cinquante. Derrière le personnage principal de ce livre, Richard Dalleau, se cache Kessel, bien qu’il se refuse à l’avouer. Il noie le poisson, comme à son habitude, refuse de consacrer un roman entier à «ma vie, mon oeuvre», préfère distiller la sève de son existence dans maints ouvrages, par bribes et tableaux. Comme dans Fortune carrée. Le héros a beau être un bâtard kirghize et Kessel s’en défausser, il ressemble comme deux gouttes d’eau à son géniteur sur le papier, ivre d’aventure, épris des steppes et hauts plateaux dont la poussière n’est que le contrepoin­t vaporeux et aérien de leur relief rectiligne. Il n’empêche! Il avouera vingt ans plus tard, dans la préface de La fontaine Médicis, que le bâtard cachait nombre de ses traits. Et aussi l’héroïne de Belle de jour… Nulle gêne pour le chantre de l’aventure et le roi de la castagne imbibée à rappeler sa part féminine, même si le personnage de Séverine incarne d’abord sa tenace culpabilit­é, qu’il s’agit de châtier. L’autobiogra­phie kesselienn­e est partout et nulle part. Dans aucun livre et dans toute son oeuvre. «Le personnage essentiel, c’est-à-dire moi-même, restait dans la pénombre!» constate Kessel après avoir raconté ses aventures à un ami dans sa maison d’avernes au soir de sa vie. Parler de son fabuleux parcours? «Les livres ont à parler par eux-mêmes et pour eux-mêmes, répond le vieil écrivain. La seule affaire de l’auteur est de les écrire de son mieux.» Superbe épitaphe pour un écrivain. Cioran avait parfois raison, lui qui écrivait qu’une biographie suffit à vous décourager d’avoir une vie. Kessel détestait ainsi l’exhibition­nisme et ce qu’il appelait «le strip-tease moral» que certains écrivains mettent en avant.

Tentons de savoir en tout cas comment vit l’homo kesselianu­s. Kessel aime à la fois semer des indices sur sa route littéraire et brouiller les pistes, forcément poussiéreu­ses. De-ci de-là, il dresse dans ses romans et récits, de Fortune carrée au Tour du malheur, de L’équipage aux Temps sauvages, un autoportra­it en creux. Pudeur et retenue, certes, mais aussi la fringale de se découvrir, comme si sa plume lui servait au pire de scalpel, taillant dans le nu de la vie et les plaies de la faute, au mieux de révélateur, au sens photograph­ique

du terme. «Il était bref de taille, écrit-il dans La piste fauve, mais il avait le corps si bien fait, construit et ajusté qu’il gagnait en stature. La poitrine large et ferme, la ceinture étroite, les jambes agiles, tout en nerfs et en muscles... Il se déplaçait avec une facilité, une vitesse, une élasticité surprenant­es. Chaque geste était adroit, complet, achevé. Les traits avaient une expression de franchise et de décision poussées à l’extrême. Et de bonté.» Dans L’équipage, le capitaine Gabriel Thémis et l’auteur se ressemblen­t comme deux gouttes d’eau. «Devant lui, dans la gueule obscure du couloir, se tenait un jeune homme, les bras croisés derrière le dos. Il portait une tunique noire dont l’étoffe luisait autant que les boutons dorés. Elle enveloppai­t strictemen­t un torse mince et fort, un cou étroit...» Dans Fortune carrée,

Mordhom, même s’il représente Henry de Monfreid, a des faux airs lui aussi du romancier-reporter: «Les yeux, d’un bleu dense, presque violets, les yeux sans fond, pleins d’une étrange et dure tristesse, trahissaie­nt complèteme­nt le personnage.» La somme des autoportra­its est évidente, même s’ils sont souvent cachés. Au fil des livres, au croisement des tableaux, se façonne un protagonis­te complexe, soucieux des hommes, témoin du monde, avide d’action. Il aime les femmes, boit plus que de coutume, s’énerve parfois, porte un regard tendre sur les petites gens. Il n’hésite pas à donner du coup de poing, quitte à le regretter. L’homo kesselianu­s

est ainsi, généreux, droit, loyal, massif de carrure et solide comme un roc, fragile comme un colosse aux pieds d’argile et les larmes au fond du coeur, fussentell­es sèches. Le personnage est plutôt sympathiqu­e, fort en gueule ma non troppo,

doué pour la chose vue et digérée, un artiste qui s’ignore aussi. Il est besogneux, ne craint pas le péril, monte au front mais finit par détester les armes. «C’est ce genre de personnage qui vous appartient en propre, je le répète, clamera André Chamson lors du discours de réception à l’académie française. Il est au centre de votre production romanesque, et doit répondre à quelque chose de profond, tapi au creux de vous-même.» L’immortel n’avait pas tort. Tout Kessel est là. A l’intrépidit­é et à la générosité, on peut ajouter une certaine propension à l’énervement lorsqu’il croise des êtres mous, des veules, délateurs et poltrons. Il en remet alors une couche, se bat à nouveau, contre ces derniers ou des moulins à vent. Il a beau être joueur, parfois roublard pour les besoins de la cause, forceur de serrures, ouvreur de portes et casseur de gueules, il se fie comme Albert Londres à la seule ligne de l’écrivain-reporter qui vaille, celle du chemin de fer. Et peu importe que l’on soit monté ou non à bord du Transsibér­ien comme Blaise Cendrars qui clamait: «Qu’est-ce que ça peut faire puisque je l’ai fait prendre à tous?»

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