Sept

Maroc / Sahara occidental La ligne légendaire de l’aéropostal­e

Dès 1918, l’idée d’une ligne aérienne transatlan­tique consacrée au service postal mais aussi au transport de passagers, rêvée par Pierre-georges Latécoère, se réalise au fil des années 1920. Dix ans plus tard, Joseph Kessel se rend dans le désert marocain

- Joseph Kessel texte

Des fils de fer barbelés cernaient le camp espagnol sur un espace très restreint, un kilomètre au plus. Notre avion les rasa de près, évita quelques tentes et roula vers le hangar appuyé contre l’une des murailles blanches de Fort-juby, qui gardait les abords du Rio de Oro. Je sautai sur la terre grenue, hostile à tout germe de vie. Un air embrasé m’enveloppa aussitôt. Et les cris nonchalant­s et rauques des Maures m’accueillir­ent. Ils avaient poussé leurs tentes jusqu’au pied du fort... Les barbelés au-delà desquels cessait toute sécurité formaient un cercle si réduit qu’il en devenait étouffant. Le pilote me toucha l’épaule. Il avait enlevé son serre-tête. Son profil aigu, aux yeux étroits, semblait celui d’un oiseau du désert. ‒ Eh bien? dit Emile Lécrivain à voix basse. N’est-ce pas magnifique?

Sa main tremblait un peu contre moi. Et, mieux que les paroles, ce frémisseme­nt me fit sentir son étrange amour pour le champ de détresse où, depuis trois ans, il se posait. Je lui demandai: ‒ Mais qu’est-ce qui te plaît si fort ici?

‒ Je ne sais pas. C’est grand, c’est vide, c’est propre. On sait ce que l’on doit faire. On est calme.

Des appels impérieux s’élevèrent: ‒ Mimile, montre un peu ta bonne gueule. ‒ Et le violon? Tu l’as oublié, Mimile?

Les voix étaient différente­s. L’une un peu étouffée, portait l’accent de Toulouse; l’autre, plus vive, grasseyait et traînait les syllabes comme on ne le fait qu’à Grenelle ou à Belleville. Mais elles étaient également embellies d’un accent de tendresse chaude, joyeuse. Lécrivain m’entraîna vers deux hommes en bourgeron maculé et chaussés d’espadrille­s qui se tenaient près de l’avion. ‒ Toto et Marchai depuis des années à Juby, dit le pilote.

Toto était un petit homme d’une quarantain­e d’années, gras et placide. Il me tendit une main dont la peau était toute maculée d’huile, d’essence, de cambouis, et m’examina avec une assurance, une dignité robuste et une profonde liberté. Je retrouvai cette expression chez Marchai,

bien qu’il fût très jeune et eût des yeux trop brillants. L’attitude, les gestes, l’aisance de la parole, tout montrait que le désert avait dépouillé les deux mécanos de l’ambition, de la servilité, de la gêne. Il leur avait fait comprendre ou, mieux, sentir que tout homme, pourvu qu’il soit courageux au travail comme au danger, en vaut n’importe quel autre et que seule la vie faussée des villes permet aux pleutres et aux inutiles d’en imposer à de meilleurs qu’eux. Lécrivain, qui tirait une joie naïve de tout ce qui faisait la beauté de sa Ligne, dit orgueilleu­sement: ‒ Oui ce sont deux gars, deux types. Dis donc, Toto, ça va toujours avec les petits Maures?

Un cynique sourire allongea la bouche gercée du Toulousain, mais je ne pus entendre sa réponse, Edouard Serre m’appelait impérieuse­ment. ‒ On va prendre le thé sous une tente, dit-il. Il faut faire vite, car le soleil va se coucher, et après on ne sera plus en sûreté, même à l’intérieur des barbelés.

J’écris «tente», mais il disait rahimé. Chez cet homme qui était le naturel même, il ne pouvait être question d’affectatio­n. Simplement, au contact du sol désert, du soir brûlant et vide, du maigre campement répandu autour de nous, la langue de sa captivité lui revenait aux lèvres. D’ailleurs, son agitation, sa hâte montraient bien qu’il vivait davantage, à cette heure bizarre, dans un passé tout proche que dans le présent. Quelques instants après, nous étions assis à même le sol, sous une toile rude et terne. A l’intérieur, il n’y avait rien que les plus primitifs ustensiles pour la nourriture et la boisson et, dans un coin, un long sac de cuir, appelé tassoufra, où les Maures du Rio de Oro ont l’habitude de serrer leurs objets les plus précieux. Ce n’était pas la première fois que j’étais reçu à un foyer nomade. Près de Palmyre et sur les bords de l’euphrate, des officiers méharistes m’avaient emmené chez les Bédouins. Là aussi, tout montrait la vie errante, la facilité du départ, le peu d’encombreme­nt qu’exige la vraie liberté; mais il y avait tout de même par terre des tapis ou des étoffes et, dans les tentes les plus simples, je ne sais quel air de puissance et de faste, assez miraculeux puisqu’il n’était fait de rien. Ici, la nudité avait quelque chose de réduit, d’étriqué, de misérable.

Pourtant, Serre promenait sans cesse son regard sur cet espace mesquin et vide comme s’il ne pouvait parvenir à en dénombrer les trésors. Sauf cette inquisitio­n perpétuell­e, son attitude était celle des deux Maures, le père et le fils, qui nous recevaient. Assis comme eux, les jambes repliées sous lui, le buste souple un peu penché en avant, Serre, dans le clair-obscur de la tente, semblait reprendre tout naturellem­ent le cours d’une existence complèteme­nt détachée de celle que je lui avais vu mener. On eût dit que ses vêtements européens le gênaient, qu’il enviait les voiles bleus dont étaient enveloppée­s les grêles silhouette­s qui nous faisaient face. Les deux Maures se tenaient immobiles, muets, aussi bien le plus âgé, avec sa barbiche rêche, que le plus jeune, avec ses yeux cernés d’un fard grossier. Leurs cotonnades avaient déteint sur leurs bras, leurs joues et leur front, si bien que leur peau était devenue bleue. Cela leur donnait un aspect à la fois maladif et sinistre. Une femme souleva un pan de la tente, petite, le visage à peine distinct sous les étoffes qui le couvraient presque entièremen­t. Elle commença à composer un foyer avec des broussaill­es sèches, piquantes.

Soudain, Serre l’arrêta et se mit à travailler à sa place. ‒ C’était mon métier chez les R’guibats, me dit-il, de déterrer les racines et de faire le thé.

Je le savais, car, avant de partir, il m’avait confié les notes écrites par lui sur sa captivité et j’y avais lu que l’entretien du feu avait été sa principale fonction. Fonction et supplice en même temps. Il lui fallait creuser le sol avec ses doigts, s’égratigner aux ronces, se briser les ongles. Il en revenait les mains déchirées, sanglantes. Je me rappelai la plainte, la détresse qui montaient alors de son manuscrit et j’admirai combien il tenait à ressuscite­r les éléments de sa torture. Il en va souvent ainsi lorsque les souffrance­s n’ont été que physiques et qu’elles ont profondéme­nt imprégné un lambeau de notre vie. Elles nous deviennent chères comme un signe de notre sécurité présente et comme le reflet de la force et de la jeunesse qu’il nous fallut pour les supporter.

Ce sentiment singulier guidait tous les gestes agiles de Serre, tandis qu’il faisait bouillir le thé à la menthe et fondre un morceau considérab­le du pain de sucre qui devait le transforme­r en sirop. Les deux Maures le regardaien­t de leurs yeux profonds et vides, hochaient la tête. Enfin, le père prononça une phrase brève. Serre traduisit pour moi: ‒ Il dit que c’est le plus éclatant honneur que lui puisse faire le grand chef que je suis de travailler pour lui, comme si j’étais son esclave. ‒ Esclave? m’écriai-je.

Serre continua mécaniquem­ent la tâche à laquelle s’étaient faits ses doigts lorsque ses ravisseurs le traînaient à travers les dunes et les landes du Rio de Oro, mais il se mit à expliquer comme il le faisait toujours, avec abondance, lucidité, précision: ‒ Ce n’est pas une image, c’est un fait. Partout où je suis passé chez les Maures, j’ai vu des esclaves. Ils mesurent leur richesse au nombre de ceux sur lesquels ils ont droit de vie et de mort. Et qu’étionsnous, Reine et moi, sinon les esclaves de ceux qui nous avaient capturés près de notre appareil brisé? Ici, près du fort, il y en a moins, sans doute, parce que les Maures qui plantent leurs tentes à l’intérieur des barbelés sont le rebut de la race, les guerriers peureux des tribus du désert. Ils vivent de ce qu’ils se procurent chez les Espagnols moitié par mendicité, moitié par chantage; car ces derniers, qui osent à peine sortir de leurs murs, les méprisent moins qu’ils ne les redoutent. Mais même chez les Maures abâtardis, il y a des esclaves. Ainsi, l’an dernier, l’un d’eux possédait un grand nègre famélique qu’il envoyait travailler comme manoeuvre dans notre hangar et dont il touchait le salaire. Il le battait comme une bête de somme. Or, fait exceptionn­el dans cette région, le nègre parlait un peu français. Saint-exupéry qui, alors, dirigeait nos installati­ons de Juby, l’interrogea. Après bien des hésitation­s, abruti par la faim et par la crainte, l’esclave noir raconta qu’il était Sénégalais, avait servi comme tirailleur dans le Sud marocain et que, là, il avait été enlevé par une bande de pillards. Il avait été vendu et revendu pendant trois ans. De main en main, de tribu en tribu, il avait franchi le Sahara et avait échoué chez un Maure des environs de Juby. Tout en parlant, il fixait sur Saint-exupéry des yeux humides, pleins d’angoisse et de supplicati­on comme un animal perdu. Saint-exupéry décida de le renvoyer en territoire français,

mais pour cela il lui fallut le racheter à son propriétai­re. Sans cela, tous les Maures se fussent estimés lésés.

Durant ces propos, le thé acheva de bouillir. Notre hôte nous en versa un verre plein. Je bus le mien le plus lentement qu’il me fut possible, car dès la première gorgée de ce breuvage épais et confit j’avais eu peur d’être forcé d’en absorber un autre (on ne refuse jamais l’offre d’un musulman sous la tente). Serre, lui, avala le sien, un second et s’en fit remplir un troisième. Comme je m’étonnais qu’il se fût si bien habitué à cette boisson, il en sembla surpris lui-même, puis, ayant réfléchi quelques secondes, répondit: ‒ Non, je n’aime pas leur thé et ce n’est pas la politesse non plus qui me presse à ce point. Mais comment vous faire comprendre? La tente, le désert, les Maures bleus... j’ai eu tellement soif au milieu de tout cela. Soif comme il m’est impossible à moi-même de l’imaginer maintenant. Reine pourra vous le dire aussi. La gorge aride, le palais enflammé, les gencives sèches comme le sable. Et ce sucre qui vous écoeure, il nous nourrissai­t. Nous avions faim aussi, mais la soif ravage tellement plus. En sortant de captivité, je n’ai eu qu’une obsession: boire... Bien mieux, je m’aperçois de cela seulement maintenant... depuis, je ne refuse jamais un liquide qui s’offre, quel qu’il soit. Même si je n’en ai pas envie, je le prends. Mon instinct est encore touché à ce point que, obscurémen­t, je crains de ne pas avoir suffisamme­nt à boire le lendemain et que j’essaie de faire des réserves...

Cependant, bien que le soleil déclinât avec rapidité ‒ l’ombre en effet se faisait profonde dans les plis de la tente ‒ la fraîcheur ne venait point. Au contraire, l’atmosphère se chargeait d’une haleine épaisse, grasse et suffocante. Un contact frémissant m’effleura le front, après quoi j’entendis le bruit d’une chute légère. Je vis à mes pieds une libellule trembler quelques secondes et devenir rigide. Une autre battit des ailes et vint s’abattre près d’elle. Puis ce fut un crépitemen­t léger, qui ne cessa plus, d’insectes affolés, agonisants. Les deux Maures échangèren­t quelques mots. ‒ Le vent de sable, dit Serre.

A ce moment, Lécrivain passa la tête sous la tente et cria: ‒ Il faut rentrer. D’ici cinq minutes, on n’y verra plus et, à vingt mètres du fort, dans la nuit, un coup de feu est vite tiré.

Dehors, il faisait tout aussi étouffant. A chaque pas, des corps fragiles nous heurtaient au visage, avant de tomber sur le sol, inertes. On eût dit une étrange pluie. ‒ Le vent de sable, remarqua Lécrivain d’un air soucieux. L’air est trop chaud, il ne porte plus les bestioles. Si le vent ne change pas, notre avion aura du mal demain.

Le soleil sombra d’un seul coup. La nuit effaça la Maison de Mer, ensevelit le fort Juby. Il n’y eut plus qu’elle de puissante et le Rio de Oro. Seules veilleuses sur des espaces immenses et secrets brillaient des lueurs aux meurtrière­s. Instinctiv­ement, nous pressâmes le pas vers elles. Il fallut frapper vigoureuse­ment aux portes pour les faire entrebâill­er, et la sentinelle qui ouvrit, le fusil prêt à tirer, s’assura bien, avant de nous laisser passer, que nous avions la peau blanche.

Le fort avait la forme d’un quadrilatè­re régulier, avec une grande cour intérieure dont chaque côté était bordé d’un corps de bâtiment étroit et haut. Lorsque nous y pénétrâmes, il y régnait une obscurité que les lumières éclairant quelques fenêtres ne parvenaien­t pas à dissoudre. Des soldats désoeuvrés erraient dans l’ombre. On pouvait suivre leur promenade lasse et silencieus­e au déplacemen­t insensible de leurs cigarettes allumées. La nuit était toujours aussi pénible et molle. Les libellules vibraient toujours pour mourir sous nos pieds. Une incurie désolée, un morne isolement, une odeur de prison imprégnaie­nt cette cour. Il y a, de par le monde, des endroits élus par la tristesse. On dirait que tout s’y flétrit rapidement, que rien n’y peut fleurir de fort, de sain, de généreux. Les sentiments vifs s’étiolent, les corps, les coeurs s’anémient, le paysage même semble perdre toute vigueur comme si les hommes amoindris qui vivent là en épuisaient toute la substance. Le Cap Juby est l’un de ces lieux ingrats.

Serre étant obligé de voir le gouverneur de Juby, pour des raisons de service, je suivis Lécrivain par de longs couloirs obscurs jusqu’à la cantine du fort où l’attendaien­t Toto et Marchai. J’en eus à peine franchi le seuil que je me sentis enveloppé par une atmosphère faite de malaise, de réticence, de cruauté. Elle ne venait pas de la pièce qui était assez vaste, bien éclairée et propre, mais des hommes qui l’emplissaie­nt. Des uniformes ignobles les couvraient. Bandes molletière­s à moitié défaites, boutons arrachés, vareuses maculées, pantalons en loques composaien­t à ces soldats étranges des silhouette­s de mendiants ou de bandits. Leur saleté marquait tellement leur visage et leurs mains qu’elle semblait un maquillage. Mais, plus encore que cet abandon absolu, ce qui accablait c’était leur silence. Rien n’est plus oppressant ni plus farouche qu’une réunion d’hommes muets dans une salle où l’on boit. Et lorsque, dehors, souffle le vent de sable qui étouffe les libellules, lorsque l’on vient de quitter la cour sinistre du Fort-juby, quand on sent le désert et l’océan trembler sous la nuit profonde à des centaines de kilomètres autour de soi, combien se fait plus pénétrante et plus dure l’angoisse que donne une pareille assemblée!

Les seuls bruits perceptibl­es étaient ceux qui venaient des instrument­s de jeu ‒ osselets, dominos, dés, jetons et cartes. On eût dit qu’ils étaient les vrais éléments

vivants de cette cantine pesamment enchantée. Ils remuaient sur toutes les tables. Ils ne cessaient pas un instant leur murmure qui sentait l’habitude aride plus que la passion et une sorte de désespoir obstiné. Les hommes qui les maniaient avaient des figures que rendaient tragiques l’immobilité et l’usure des traits, le teint sombre de la peau, les commissure­s sournoises aux lèvres et des yeux fixes, dangereux. Ils avaient tous à portée de la main un verre de vin ou d’absinthe, mais, visiblemen­t, ils buvaient sans plaisir. De temps en temps, l’un d’eux promenait son regard sur la salle et l’on ne pouvait y lire qu’une indifféren­ce mortelle. ‒ Vous avez de tristes compagnons, dis-je aux deux mécanicien­s qui achevaient une bouteille de manzanilla. ‒ Eh oui! C’est du fort gibier, approuva Toto.

Voyant que je ne comprenais pas, il me regarda un peu surpris et s’écria: ‒ Vous ne savez donc pas que Juby sert aux Espagnols de pénitencie­r militaire?

Marchal demanda soudain à Lécrivain: ‒ Il fait nuit? ‒ Noire.

Le jeune mécano sortit. Il y avait eu dans sa question, dans son mouvement vers la porte, une hâte brutale. ‒ Où va-t-il donc? demandai-je. ‒ Faire l’amour dans votre avion, dit Toto avec tranquilli­té.

Il réclama un verre d’absinthe et poursuivit: ‒ C’est naturel. Les Mauresques ne peuvent pas entrer dans le fort. Dehors, il n’y a que la terre pour se coucher et puis les Maures sont jaloux. Tandis que le coffre à courrier, vous vous rendez compte... Avant, avec le Laté 25, la limousine, c’était plus le filon pour lui, à cause des banquettes rembourrée­s. Mais même le passage des 26, il l’attend avec impatience. On est plein de sang quand on est jeune.

Je me souvins que ce même Marchal avait pris part, la carabine à la main, à un dépannage héroïque de Saint-exupéry qui m’avait été conté par les pilotes à Casablanca. Une pitié profonde me vint pour ce garçon ardent et audacieux, condamné par le désert à de si misérables amours. Je pensai à ses yeux tendres, brillants, hagards... ‒ Et pourtant, remarqua Lécrivain, il a fait son temps ici, il pourrait partir... Il ne veut pas quitter Juby. ‒ Moi non plus, dit Toto. On est mordu par ce maudit bled. ‒ Oui, mais toi, tu as le pinard et les petits Maures.

Le cynique sourire que j’avais déjà vu au chef mécanicien revint sur son visage boursouflé, maladif. Lécrivain, qui sentait ma curiosité aux aguets, et qui aimait Toto – figure illustre sur toute la ligne – voulut qu’il se découvrît à fond. Il l’assaillit de questions, de plaisanter­ies. A travers leur dialogue cru, coloré, affectueux, je vis sur le fond lugubre de la cantine du pénitencie­r se dessiner un personnage étonnant. Toto était né mécanicien d’aviation comme d’autres naissent poètes. Dès son adolescenc­e, il s’attacha aux machines volantes, mêla ses doigts à leurs moteurs. Pendant la guerre, il les soigna dans les escadrille­s du front. Il fut longtemps affecté à celle que commandait Didier Daurat. Le chef et le mécano se retrouvère­nt, la paix venue, sur l’aérodrome de Toulouse d’où partaient les premiers avions de la ligne Latécoère.

On imagine aisément que Toto fut le mécanicien préféré de Daurat. Toto avait toujours aimé le bon vin. La guerre avait fortifié ce goût. Les appareils de la ligne décollant à l’aube, il attendait l’heure du départ dans les bars de nuit. Quand il voyait poindre le petit matin, il se mettait en route vers le terrain. Son pas était un peu chancelant, son sens de la direction un peu oblitéré. Heureuseme­nt une ligne de tramways relie Toulouse à son champ d’aviation. Le trafic ne fonctionne pas de si bonne heure, mais il y a les rails. Lorsque les nuits étaient claires, Toto les suivait à la vue; lorsqu’il faisait trop sombre, il prenait un bâton, l’insérait entre eux et suivait le bâton. Son intelligen­ce, son instinct du moteur étaient si pénétrants, ses doigts si sensibles que son travail ne se ressentit jamais de son ivresse.

Mais, un jour, ayant perdu sa canne, il arriva en retard. Daurat lui en fit l’observatio­n. Il répondit avec impertinen­ce et fut congédié. Or, comme il ne pouvait pas vivre hors du terrain où tournaient des hélices, il se fit engager comme livreur d’essence et, le surlendema­in, réapparut sur l’aérodrome. Il s’y promena les mains dans les poches toute la matinée, fumeux et arrogant. Cependant les avions partaient, atterrissa­ient... Dans les hangars, on changeait des pièces, on démontait des moteurs. Et Toto pensa qu’aucun d’eux n’avait été graissé, ajusté, nourri par ses mains. Il se mit à pleurer. Comme par hasard, Daurat, à ce moment, passa près de lui. Le soir même, penché sur un capot béant, Toto sifflait à perdre haleine.

Cependant, la ligne se développai­t puissammen­t. Des terrains furent crées sur des promontoir­es perdus. Il y fallait des mécanicien­s sûrs. Toto demanda à partir. Il conciliait ainsi sa passion des moteurs et son amour du vin. Je pense aussi que le menait déjà un étrange détachemen­t sans quoi la vie est impossible dans la solitude. Ce détachemen­t je l’ai vu dans son regard plissé, brillant et fin. Il se manifesta brusquemen­t le jour où, ayant hérité d’un bien assez important pour lui permettre de revenir à Toulouse et d’y vivre sans souci, Toto le distribua parmi sa famille et resta à Juby. Ce n’est pas seulement son penchant pour les garçons qui l’y retint. Il l’eût aussi bien satisfait de ce côté-ci de la Méditerran­ée. Ce qui l’attachait au sol dénudé du Rio de Oro, c’était la liberté indéfiniss­able, amère et dure, mais sans contrôle ni limite, du désert. Il y était son maître et son juge. Aussi pendant trois ans, il vécut heureux. Sa gaieté, son accent, ses extravagan­ces, ses vices même firent la joie du terrain de Juby. Il devint légendaire sur tous les aérodromes de Toulouse à Dakar.

Pourtant, quand je le vis, il était morose. Le climat, l’alcool l’avaient miné. Mais son humeur s’était surtout assombrie depuis le jour où avait succombé à un mal rapide son plus cher compagnon, le singe qu’il avait acheté à un Maure vagabond et qui se soûlait chaque soir avec lui. Lorsque Lécrivain, à force de ruses, eut épuisé tout ce qu’il croyait pouvoir tirer de son ami, il arrêta le jeu. Le gros Toulousain alors se leva, posa sa main sur l’épaule du pilote et lui dit avec une moquerie très douce: ‒ Tu es malin, mais pas plus que moi. Tu as voulu me faire valoir. Je me suis laissé faire parce que tu es un ami.

Là-dessus, Toto s’en alla. Je ne devais le revoir que le lendemain, au moment du départ, près de l’appareil que, malgré sa fatigue, il avait vérifié pièce par pièce. Autour de nous régnait une sorte

de détresse magnétique: cet asile sans paroles de soldats bagnards... leurs guenilles... leurs visages désespérés... le bruit des dés, le frémisseme­nt des cartes... l’homme qui nous avait quittés, déjà marqué par la dissolutio­n et qui avait dressé un singe à boire pour être, dans l’ivresse, moins seul... Lécrivain parlait et je l’entendais sans l’écouter, absent, vague, dispersé comme si sa voix avait été celle de Juby, de ses dunes, de son pénitencie­r, du vent de sable. ‒ Toto est bien touché, disait-il à voix basse. Je ne le reconnais plus. J’aurais dû apporter mon violon, lui jouer et lui chanter Ramona. Ça l’aurait remonté. Ils n’ont pas l’air, mais lui et Marchai ils ont le coeur sensible. Un rien les met en fête. Alors, on est content, tu comprends... Quand je pense à ce qui me tient sur la ligne, je ne sais pas si c’est davantage le bled ou eux. Le pilote attendit une réponse de ma part, ou l’une de ces questions auxquelles ma curiosité acharnée l’avait habitué; mais je gardai le silence. Un isolement si complet, tant de sollicitud­e virile serraient la gorge. Et puis, ces muets en haillons autour de nous, avec leurs regards tragiques, étaient contagieux. Lécrivain, lui-même, subit leur influence.

Il se tut longuement. Enfin, à voix plus basse encore, il dit: ‒ On est loin de tout, tu sais, ici, de tout. Pense que l’eau ‒ l’eau qu’on boit, avec laquelle on se lave ‒ elle vient une fois chaque mois, par bateau, des Canaries.

Il secoua la tête pour en chasser sans doute une mélancolie qu’il redoutait, se redressa orgueilleu­sement et dit, cette fois, très haut: ‒ Alors, le courrier chaque semaine, ce miracle, tu te rends compte?

Ces mots eurent le pouvoir de rompre le sortilège. Nous sortîmes. Quelques pas nous menèrent à la baraque, collée au côté extérieur de l’une des murailles du fort, où étaient logés les gens de l’aéropostal­e. Ce fut comme un changement de climat et de lieu. Il tenait en partie à une circonstan­ce pour ainsi dire physique, la situation de la baraque. Elle se trouvait placée en dehors du pénitencie­r. Sans doute les barbelés n’étaient pas loin, mais pour y pénétrer il n’y avait pas de portes massives à faire ouvrir, ni de sentinelle­s à rassurer. La mer et sa rumeur d’évasion chantaient plus près. Enfin, la menace du désert semblait moins pesante, puisque pour s’en protéger il ne fallait pas une enceinte de forteresse, mais des planches légères. Un dispositif ingénieux suffirait à éloigner les rôdeurs maures. Quand venait la nuit, les mécanos branchaien­t sur la poignée de la porte un courant électrique. Qui la touchait, sans avoir prévenu, recevait une secousse assez forte. Quelques imprudents l’avaient subie et avaient fui épouvantés. La chose parut diabolique. Maintenant, les Maures de Juby révèrent la porte de la baraque.

Cette défense risible, ce jeu pour enfants était dans le désert un tonique

pour hommes. Quand je m’arrêtai à Juby, les trois isolés de l’aéropostal­e étaient Vidal, Toto et Marchai. Pour les deux derniers, on sait déjà quelles étaient leurs figures. Quant à Vidal, il avait remplacé Saint-exupéry comme chef d’aéroplace... Tous ceux qui remplissen­t ces fonctions sur la ligne Casa-dakar sont bons pilotes et fermement trempés. Vidal avait assuré le courrier, il avait connu la captivité dans le Sud marocain. La solitude de Juby ne pouvait entamer l’intégrité de cet homme trapu, solide et réfléchi. Moins attiré que Saint-exupéry par le désert, il avait réagi contre lui en organisant l’étroit domaine qu’il contrôlait. Il avait fait peindre la baraque, améliorer l’ordinaire, orner la salle à manger de frais motifs. Tout y était ordonné, reposant, sûr. Le repas se composait de poisson fraîchemen­t pêché, de légumes de conserve, de poulets. Il était préparé et servi par Adballah, l’interprète que nous avions amené, et un autre Marocain que le courrier précédent, trop chargé, n’avait pu rapatrier sur Agadir. L’entretien, aisé, simple, roulait sur le Rio de Oro, ses mystères, ses embûches.

On parlait de la capitale inconnue des Maures, Smara, où nul Blanc n’avait encore pénétré, dont l’emplacemen­t est mal défini et que l’on situe à trois cents kilomètres environ de la côte. ‒ Il faudrait un avion sûr, beaucoup d’essence, de bons instrument­s de bord et la permission pour y aller voir, dit Lécrivain. Et encore trouverait-on dès la première fois? Il n’y a pas de cartes, pas de points de repère, rien. ‒ J’ai parfois entendu les Maures prononcer le nom de Smara, remarqua Serre, mais ils n’ont jamais voulu me donner le moindre détail sur sa position. Le secret est bien gardé. ‒ Les Espagnols n’ont pas essayé de savoir? demandai-je.

Mimile haussa les épaules et répondit: ‒ Ils ne volent jamais. Leurs avions pourrissen­t. Voilà tout le travail de l’escadrille de Juby. Ce n’est pas la faute des pilotes, qui ne demandent qu’à sortir, mais leur colonel a peur d’énerver les Maures, peur d’une panne, peur de tout. ‒ Attention! dit Vidal, en voici quelquesun­s.

Nous vîmes pénétrer dans la salle à manger quatre aviateurs espagnols que Serre, lors de sa visite au gouverneur, avait invités. Dès que ces officiers eurent pris place à table, disparuren­t toute insoucianc­e et toute gaieté. Ils apportaien­t avec eux les miasmes du fort. Leurs yeux tristes et vides, leur lassitude, leurs voix détimbrées, comme rongées par l’humidité et le sable, tout montrait que ces hommes avaient cédé à la solitude et au désoeuvrem­ent. Ils laissaient pousser leur barbe. L’un d’eux, n’ayant même pas eu la volonté de mettre son uniforme, était venu en pyjama. Leurs silhouette­s gardaient encore cette dureté nerveuse qui marque les corps espagnols,

mais déjà fléchie, amollie, prête à se décomposer dans un relâchemen­t morbide. Ils parlaient très mal le français. Il y eut bientôt un silence gênant. Vidal déboucha du champagne. Les deux Marocains, leur service terminé, s’assirent dans l’embrasure de la fenêtre, graves, silencieux. Abdallah avait sur ses genoux un petit chat gris qui se détachait plus foncé sur la blancheur du burnous.

La boisson ranima pour quelques minutes la conversati­on. Puis ce fut de nouveau le silence, le malaise. Alors se produisit l’inévitable. Vidal, instinctiv­ement, ouvrit le phonograph­e de la baraque. Un disque de jazz se mit à tourner. Rien n’est plus déchirant, dans les lieux désolés, que la voix de ces boîtes enchantées. Dès qu’elles commencent leur chant, la prison se fait plus étroite, plus triste l’hôpital, plus poignante la solitude. On croit se distraire, et l’on est à chaque instant meurtri davantage. Vidal changeait les disques. Les officiers espagnols regardaien­t de leurs yeux éteints tournoyer ces noirs soleils. Abdallah, du fourreau de son poignard, caressait le petit chat. Comme personne n’osait rompre le maléfice, le phonograph­e joua très tard, dans cette nuit de vent chaud, à Juby.

De Juby à Villa Cisneros, il y a six cents kilomètres, ce qui représente, en moyenne, quatre heures de vol. Nous prîmes l’air vers midi seulement. La matinée, en effet, avait été brumeuse, ou, mieux, ensablée, car le brouillard apparent qui couvrait le rivage était formé de molécules solides que le désert soufflait sur l’océan. Vers le milieu de la journée, l’horizon s’était éclairci. Aussitôt Lécrivain avait bousculé tout son équipage. ‒ Il faut profiter du ciel libre! criait-il. En route! En route! Un quart d’heure de perdu, on le paie cher parfois. Avec les vents d’ici, on ne sait jamais. – Je voudrais bien voir une étape un peu difficile, lui dis-je, avec ce désir du danger qui joue si souvent lorsque l’on se trouve en sécurité. J’ai trop de chance, le temps est trop beau depuis Toulouse. On dirait que l’aéropostal­e m’a commandé un voyage de gala.

Lécrivain me regarda avec commisérat­ion, hocha la tête et, sans répondre, monta au poste de pilotage. Tout se déroula normalemen­t et, après quelques virages qui me permirent de saisir une dernière fois toute la tragique misère du pénitencie­r blanc, l’avion, ayant pris du champ, piqua vers le sud. Je fus vite saturé du spectacle splendide et monotone qu’offrirent de nouveau la côte fauve et nue, la mer ardente et déserte. De plus, un poudroieme­nt étrange fatiguait les yeux. Je me renfonçai dans la carlingue jusqu’au moment où un sentiment de vive fraîcheur me fit relever machinalem­ent le col de mon chandail. «Nous devons être assez haut», pensai-je, et je me penchai vers le sol pour mesurer approximat­ivement la distance qui nous en séparait. Or, la terre avait complèteme­nt disparu, et l’eau également. Mon regard était bloqué, très près de l’avion, par un nouvel élément que je ne pus tout d’abord définir. Nous survolions, en effet, une étendue à la fois dense et floue, impénétrab­le, plate comme un métal usé. Elle n’avait rien de commun avec ces mers de nuages que j’avais souvent traversées dans les airs et que la lumière, suivant l’heure, transforme merveilleu­sement en chaînes neigeuses, en cascades de corail ou en blocs de feu. La matière que j’apercevais cette fois, étalée sous notre fuselage, à l’infini, du sud au nord et de l’ouest à l’est,

était d’une couleur neutre et d’un grain si serré que l’ombre de notre appareil s’y posait avec une précision extrême. On eût dit qu’une plaine idéale s’était soudain composée entre le sol et nous. J’attendis une halte dans le travail de Pourchas, le radio, et lui fis signe de regarder cette étrange surface. Il jeta un coup d’oeil sur elle et me cria: ‒ Le sable!

Je me souvins alors du souffle suffocant qui n’avait cessé de nous envelopper à Juby. Là-bas, il m’avait simplement paru l’inévitable accessoire d’une terre maudite, et j’avais trouvé à la mort des libellules une poésie désespérée. Soudain, du domaine poétique, le vent de sable passait à celui de la réalité. Il cessait d’être le thème d’une symphonie de désolation pour devenir un élément de vol, c’està-dire de vie ou de mort. Cette nappe terne, c’était lui qui la chassait à travers des espaces torrides pour la répandre sur l’océan. Parfois, je l’avais entendu dire la veille, à table, il la portait à trois cents kilomètres des côtes, jusqu’aux îles Canaries.

Nulle inquiétude ne me vint pourtant. La manoeuvre du pilote était aisée à comprendre. Voyant s’élever les colonnes compactes du sable suspendu entre terre et ciel, il avait décidé d’en dépasser l’épaisseur et de voler dans un air libre et pur. Il avait tout loisir de trouver sur le long parcours, entre Juby et Cisneros, la limite de leur zone, ou du moins une rupture qui lui permettrai­t de suivre le rivage. En attendant, il se dirigeait à la boussole. L’altitude où nous étions donnait une fraîcheur délicieuse. Le soleil semblait plus neuf et plus beau. Le moteur bruissait sur un rythme sans défaillanc­e. Lécrivain consultait ses appareils de bord, essuyait méticuleus­ement son pare-brise. Tout cela composait un sentiment de profonde sérénité. Je m’amusai quelques instants à considérer le sable flottant, les mouvements que faisait l’ombre de l’appareil à sa surface. Puis, bien que ce fût interdit, j’allumai une cigarette. Il me fallut, pour cela, rentrer complèteme­nt ma tête dans le fuselage. Je me remis à écouter les crépitemen­ts magiques que Pourchas traduisait et j’oubliai le vent de sable. Beaucoup de temps passa ainsi.

Fut-ce l’effet d’un geste plus brusque du pilote, d’une expression nouvelle sur le visage de Pourchas ou de la tension lentement accumulée dans les nerfs de tous les hommes que portait l’avion, je ne saurais le dire, mais j’eus tout à coup une impression très vive de danger. Pourtant, nous glissions sans heurt dans un air frais et lisse. Le moteur n’avait pas le moindre frémisseme­nt suspect. Que se passait-il donc pour que mon esprit répétât sans cesse cette phrase tirée de l’argot des terrains d’aviation: «Ça ne tourne pas rond.» Instinctiv­ement, je regardai ma montre. Il était quatre heures. Alors, je saisis la raison jusque-là inconscien­te de mon inquiétude. Nous aurions dû survoler Villa Cisneros, ou du moins apercevoir le dessin de sa presqu’île. Or, sur tout le champ immense de notre horizon, il n’y avait que la nappe fuligineus­e, plate et neutre, du sable que développai­t à perte de vue le vent du désert. Depuis trois heures, nous avions navigué sans un point de repère, avec une dérive inconnue. Où étions-nous? Déportés en mer? Chassés sur le Rio de Oro? Le soleil baissait. Ses rayons obliques commençaie­nt à effleurer la surface mystérieus­e sur laquelle l’ombre de l’appareil se faisait plus ample. Il n’y avait plus d’espoir d’y trouver un défaut. Elle pouvait flotter, aussi dense, aussi impénétrab­le, sur plus

de mille kilomètres, au-delà de Portetienn­e, jusqu’à Saint-louis du Sénégal.

A ce moment, derrière moi, du coffre à courrier, surgit le visage de Serre. Il n’y avait pas de pare-brise pour le protéger. Le vent forcené de l’hélice, qui balayait le fuselage, gonflait ses joues, tordait sa bouche. Malgré cela, je pus lire un souci pareil au mien sur les traits déformés. Lécrivain se tourna un instant vers nous. Lui, au contraire, avait la figure amincie, des lèvres serrées, dures, une expression de combat. Je ne rencontrai ses yeux que l’espace d’une seconde, mais, par l’étrange contact qui s’opère dans le vol aux moments de haute tension, je sus qu’il allait changer de manoeuvre. Il allait chercher la terre ou la mer, pour savoir.

L’avion piqua brusquemen­t. Je vis monter vers nous le sable flottant. A mesure que nous approchion­s de lui, il perdait son aspect compact. On distinguai­t la poudre dont étaient formés sa masse et son tourbillon­nement. Soudain, il n’y eut plus ni lumière éclatante ni fraîcheur. Une haleine suffocante dessécha ma gorge, une sorte de grêle minuscule me brûla la peau, et la clarté qui nous enveloppa fut jaune, sulfureuse, décomposée et filtrante, sous-marine et souterrain­e à la fois. Nous étions entrés dans la couche ardente qui, des heures et des heures auparavant, s’était élevée du Rio de Oro. Au début, la descente fut rapide. Cela prouvait que nous étions assez haut et que Mimile était sûr de ne trouver aucun obstacle dans sa chute calculée.

Mais bientôt il adoucit l’inclinaiso­n de l’appareil. «L’altimètre tombe», pensai-je. Cela ne me donnait aucun renseignem­ent précis sur la hauteur à laquelle nous nous trouvions. Peut-être trois cents mètres, peut-être cent, peut-être cinquante. On ne voyait rien que cette lueur trouble, étouffante, malsaine, qui était à la fois du soleil et du sable. Parfois, le nuage de sable devenait opaque au point que je ne distinguai­s plus la queue de l’appareil. Jusqu’à quel niveau conservait-il sa densité? Allions-nous en sortir pour entrer dans le sol, pour percuter dans la mer?

Pourchas me hurla une phrase à l’oreille. Je tressailli­s sans comprendre. Il répéta ses paroles et je saisis: ‒ Messages du courrier remontant... Reine a quitté Port-etienne... Vent de sable également.

Je regardai le radio, dont j’avais oublié la présence. Une couche jaune maquillait ce visage de vingt ans, mais sous le fard du désert il ne montrait qu’un souci: capter les sons de son camarade. Son casque d’écoute, dans la chaleur asphyxiant­e du sable que nous respirions, lui faisait venir d’énormes gouttes de sueur sur le front. Cependant, nous descendion­s toujours, et c’était la même prison obscure, torride et poudroyant­e. Soudain il s’y mêla une teinte verdâtre et quelques mèches blanches. Encore un glissement et, si près qu’elle me sembla à mes pieds, parut une houle glauque crêtée d’écume. Nous étions perdus en mer. Je me souviens

avec une acuité singulière de l’angoisse qui fondit sur moi. Pendant que, sur une épaisseur de mille mètres au moins, nous avions traversé le brouillard de sable, j’avais seulement attendu d’en sortir. Il me semblait qu’après lui reviendrai­ent la belle lumière et le vol sûr. Or, nous débouchion­s sur l’océan, et jusqu’au ras des flots tragiques tournoyaie­nt de minces colonnes de fumée qui était encore du sable. Et à cinquante mètres de nous elles reformaien­t dans toutes les directions un mur et un plafond infranchis­sables pour le regard. Et toujours cette lueur crépuscula­ire, funeste, qui baignait un monde inhumain! Pris, traqués entre le sable et l’eau, sans savoir où nous étions, peutêtre à toucher la côte, peut-être à des lieues et des lieues d’elle, il me semblait que nous ne sortirions jamais de cette cage étroite et mouvante que le fuselage de l’avion, devenu démesuré, emplissait presque entièremen­t.

Pour mieux se rendre compte, pour tâcher de percer la brume jaune qui était moins serrée sur les flots, Lécrivain descendait encore. Pourchas, brusquemen­t, saisit le fouet de l’antenne et se mit à remonter celle-ci avec précipitat­ion. Maintenant, on voyait distinctem­ent se former, se rompre et se reformer les vagues, mais le filet impénétrab­le tendu autour de nous avait à peine reculé. Le pilote redressa l’appareil, le mit en ligne de vol et, après un rapide coup d’oeil sur sa boussole, vira sèchement. Il piquait plein est, car il fallait à tout prix retrouver le rivage, seul guide dans cette obscure immensité. Les vagues couraient à notre rencontre, sinistres, hérissées. Nous en étions si près que leur bruit couvrait parfois celui du moteur. Alors une sensation de catastroph­e m’enveloppai­t, car, s’il se taisait, lui, le coeur fidèle, nous étions perdus sans rémission. Que de fois, pendant cette fuite fantastiqu­e sur l’océan furieux, à travers le sable gluant d’humidité qui m’enduisait le visage, le front, le cou, que de fois me revint à la mémoire le souhait de danger que j’avais formulé au départ! Souhait d’amateur, de dilettante, indigne de la gravité, de la simplicité avec lesquelles les hommes du courrier, rompus à tous les périls, interrogea­ient, à l’heure où ils quittaient le sol, les cieux et les vents en demandant qu’ils fussent favorables. La superstiti­on, presque toujours, s’impose dans les instants critiques. Il me sembla que mon voeu avait déchaîné le vent du désert, l’avait dirigé sur notre route, épaissi les colonnes qu’il chassait devant lui sans relâche. Puis la raison revint et, avec elle, la confiance dans un appareil éprouvé, dans un merveilleu­x pilote. Je ne fus plus qu’un regard tendu droit devant nous vers l’est, vers la côte.

Au bout de minutes et de minutes qui n’avaient plus aucun rapport avec la mesure commune du temps, je crus voir, au fond de la matière ocrée que trouait en sifflant notre hélice, se former une teinte à peine plus bistre. Etait-ce le rivage? Comment pouvais-je le savoir,

alors que je n’avais aucune expérience de ces régions perfides? Pourtant, il ne me vint pas une seconde l’idée de le demander d’un mot, d’un signe à Pourchas. Je ne pouvais quitter du regard ces troubles linéaments qui tremblaien­t, si vagues, si solubles, devant moi. Il me semblait que tout mon désir de vivre était concentré dans mes yeux et qu’à les détourner je fausserais le flux de l’instinct le plus violent que je sentais battre, comme un pouls fiévreux, dans chacune de mes cellules. Il me fallait regarder, appeler, attirer la côte. Sinon, pas de salut. Je n’étais plus un individu, je faisais partie de l’avion, je l’aidais à vivre, à combattre. Et la côte vint.

Elle fut soudain devant nous, effroyable­ment proche, comme une muraille sur laquelle nous allions nous écraser. A mon tressaille­ment intérieur, celui de l’avion répondit. Il vibra tout entier de l’effort que lui demanda son pilote en le cabrant d’abord, puis le couchant sur une aile pour éviter le choc. A peine avait-il repris sa ligne de vol que nous étions perdus de nouveau dans le sable maléfique. Alors se dessina une manoeuvre épuisante. Pour reconnaîtr­e sa route, Lécrivain poussait l’appareil vers le rivage, mais, dès qu’il l’apercevait, nous en étions déjà si près qu’il lui fallait détourner l’avion, le replonger dans la brume sans forme, voler quelques instants en aveugle, revenir à la côte, retourner au chaos, rechercher les brisants, les reperdre. Ce mouvement de va-et-vient, monotone et sans cesse rompu, tenait des songes pesants. Tout, d’ailleurs, autour de nous, en avait la couleur et la ligne. Le rivage escarpé surgissait avec une rapidité terrifiant­e, creusé, grenu, maudit, et s’évanouissa­it aussi vite, aussi mystérieus­ement qu’il était apparu. Il semblait mobile et meurtrier.

L’avion rampait à mi-hauteur de ses falaises. Plus d’une fois, Lécrivain essaya de les lui faire dépasser pour suivre plus commodémen­t leurs crêtes. Mais alors l’appareil mollissait et ne répondait plus. Rien n’est pire, lorsque l’on a un sentiment assez aigu des machines volantes, que d’éprouver dans ses nerfs leur refus d’obéir. Je ne devinais que trop la raison qui faisait faiblir la nôtre: le moteur chauffait. L’atmosphère d’étuve, le sable qui peu à peu l’engorgeait exigeaient de lui un labeur anormal. Il pouvait nous tenir en ligne de vol – et pour combien de temps? – mais un effort de plus risquait de rompre l’équilibre précaire qui était notre chance suprême. S’il baissait de régime – fût-ce de quelques tours – il fallait se poser soit dans l’eau, soit dans la bande étroite qui affleurait les dunes. Quand j’eus compris cela, je fus de nouveau submergé par les ombres de la superstiti­on. «Serre est à bord, me dis-je. Nous ne passerons pas. A son premier voyage sur la ligne, il est resté entre Juby et Cisneros. Entre Juby et Cisneros, il va s’arrêter à son second, et nous avec lui.»

Or, au même instant, cette pensée, je sus qu’elle était entrée dans tous ceux qui, de leurs espoirs et de leurs craintes conjugués, composaien­t la densité morale de l’avion traqué. Je ne regardais personne, mais, dans l’angoisse la sensibilit­é collective d’un équipage est si fondue que j’en fus sûr. L’appréhensi­on d’un interdit que Serre ne pouvait vaincre visitait en même temps Pourchas désoeuvré, Lécrivain à ses commandes et, dans le coffre à courrier, Serre lui-même. Cette crainte commune alourdissa­it l’appareil, déréglait ses mouvements, allait nous perdre. Ce genre d’obsession a une puissance telle qu’une première secousse ébranlant l’avion, ce fut à notre angoisse superstiti­euse que

je l’attribuai. En réalité, nous entrions dans une zone connue de tous les pilotes de la ligne pour ses déplacemen­ts d’air dangereux près du sol. A l’ordinaire, ils la survolaien­t très haut, mais, comme nous ne pouvions nous élever à plus de cinquante mètres, nous étions livrés à toute leur violence.

Et le cauchemar s’épaississa­it encore. A chaque instant, des coups terribles déséquilib­raient l’appareil. A chaque instant, Pourchas et moi, lancés comme des balles, nous heurtions de la tête le plan profilé au-dessus de nous. Aspiré vers la mer, rejeté en l’air, l’avion craquait de toutes ses attaches. Aux chocs succédaien­t les chutes. Sans cesse sur une aile ou sur l’autre, l’appareil semblait avoir perdu le sens de sa ligne. De l’hélice à la queue, il n’était plus qu’un tremblemen­t. Plus d’une fois, les bouts des plans plièrent sous la force de l’assaut. Et nous crûmes tous que la fin venait. Quand, instinctiv­ement, je me retournais pour voir si, derrière moi, rien n’avait lâché, j’apercevais, posée au ras du fuselage, flagellée, boursouflé­e par le vent et comme tranchée, la tête de Serre qui, malgré la danse tragique, voulait, comme moi, ne pas perdre des yeux un instant le combat désespéré que livrait l’avion. L’avion et son pilote.

Ce fut alors que je vis Lécrivain dans toute sa grandeur. Arraché de son siège par les coups de bélier, arc-bouté sur les pédales et le volant, il travaillai­t de tous ses muscles, de toute son intelligen­ce, de toute son intuition. Je ne sais par quel sens il devinait à l’avance les rafales et les prévenait, amortissai­t leurs chocs... Ses gestes soulageaie­nt l’appareil, économisai­ent le souffle du moteur. Il lui fallait à la fois éviter les remous, suivre et fuir les falaises, raser les flots et s’y dérober, pousser l’avion et le ménager. Malgré ces tâches multiples et contraires, il continuait, avec le chiffon préparé par lui à cet effet, à essuyer son pare-brise. Jamais geste méthodique et presque maniaque ne m’a fait autant de plaisir que celui-là. Dans ce déferlemen­t de poudre ardente, d’écume folle et de spirales meurtrière­s, il ramenait la méthode et l’ordre. Avec quel sentiment neuf je regardais la combinaiso­n élimée du pilote! Le corps qu’elle couvrait, nous dépendions tous de lui. Ses mains fines tenaient notre destin.

Soudain, il tourna vers nous un sourire crispé par l’effort et terni par le sable. Une grande paix fut en même temps sur moi. Ce sourire extenué annonçait la victoire. Quelques secondes après, mes yeux, moins exercés que ceux de Lécrivain, distinguai­ent à leur tour, au bout d’un promontoir­e noyé de brouillard jaune, les lignes blêmes d’un bâtiment. Villa Cisneros. Nous étions sauvés.

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 ??  ?? Le pénitencie­r de Fort-juby, sur la côte ouest-africaine, dans lequel Joseph Kessel a passé une nuit. Antoine de Saint-exupéry y est resté 17 mois comme chef d’exploitati­on. A gauche, les hangars de l’aéropostal­e. Décembre 1930-janvier 1931. © Walter Mittelholz­er / Eth-bibliothek Zürich
Le pénitencie­r de Fort-juby, sur la côte ouest-africaine, dans lequel Joseph Kessel a passé une nuit. Antoine de Saint-exupéry y est resté 17 mois comme chef d’exploitati­on. A gauche, les hangars de l’aéropostal­e. Décembre 1930-janvier 1931. © Walter Mittelholz­er / Eth-bibliothek Zürich
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 ??  ?? Nomade à Cap Juby, décembre 1930-janvier 1931. © Walter Mittelholz­er / Eth-bibliothek Zürich
Nomade à Cap Juby, décembre 1930-janvier 1931. © Walter Mittelholz­er / Eth-bibliothek Zürich
 ??  ?? Le pilote, photograph­e et écrivain suisse Walter Mittelholz­er devant la muraille d’enceinte du fort espagnol de Cap Juby, aujourd’hui Tarfaya. Décembre 1930-janvier 1931. © Eth-bibliothek Zürich
Le pilote, photograph­e et écrivain suisse Walter Mittelholz­er devant la muraille d’enceinte du fort espagnol de Cap Juby, aujourd’hui Tarfaya. Décembre 1930-janvier 1931. © Eth-bibliothek Zürich
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 ??  ?? Courte halte à Cap Juby, décembre 1930-janvier 1931. © Walter Mittelholz­er / Eth-bibliothek Zürich
Courte halte à Cap Juby, décembre 1930-janvier 1931. © Walter Mittelholz­er / Eth-bibliothek Zürich
 ??  ?? La forteresse espagnole Villa Cisneros et son aérodrome. Villa Cisneros s’appelle Dakhla, un territoire disputé et non autonome sous administra­tion de facto du Maroc. Décembre 1930-janvier 1931. © Walter Mittelholz­er / Eth-bibliothek Zürich
La forteresse espagnole Villa Cisneros et son aérodrome. Villa Cisneros s’appelle Dakhla, un territoire disputé et non autonome sous administra­tion de facto du Maroc. Décembre 1930-janvier 1931. © Walter Mittelholz­er / Eth-bibliothek Zürich
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 ??  ?? Joseph Kessel fut le premier passager civil à monter à bord de l’un des avions de l’aéropostal­e Casablanca-dakar, un Latécoère 26-6 équipé du premier poste de radio, 1928. © Collection privée Michel Lefebvre
Joseph Kessel fut le premier passager civil à monter à bord de l’un des avions de l’aéropostal­e Casablanca-dakar, un Latécoère 26-6 équipé du premier poste de radio, 1928. © Collection privée Michel Lefebvre

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