Sept

L’incroyable vie intérieure des mammifères

Les éléphants pleurent leurs morts, certains loups élèvent la progénitur­e de leurs rivaux et les orques observent des tabous alimentair­es. Voilà qui relativise le caractère exceptionn­el de l’esprit humain. Loin de trôner dans un isolement superbe, l’homme

- Tim Flannery

Les dauphins en liberté des Bahamas avaient fini par très bien connaître la chercheuse Denise Herzing et son équipe. Plusieurs décennies durant, au début de chaque campagne d’observatio­n de quatre mois, ils leur réservaien­t un accueil chaleureux: «De vraies retrouvail­les entre amis», raconte Herzing. Une année, cependant, les animaux agirent différemme­nt. Ils ne s’approchaie­nt pas du navire des chercheurs, refusant même les invitation­s à nager à la proue de celui-ci. Lorsque le capitaine plongea pour évaluer la situation, les dauphins restèrent à l’écart. Au même moment, à bord, on découvrit qu’un des membres de l’expédition était mort alors qu’il faisait la sieste sur sa couchette. Alors qu’on faisait route vers le port, «les dauphins vinrent se placer à côté de notre bateau, raconta Herzing. Contrairem­ent à leur habitude, ils ne se laissaient pas porter par la lame d’étrave. Ils nous encadraien­t, à une quinzaine de mètres de distance, à la manière d’une escorte aquatique» accompagna­nt avec ordre la marche du navire.

Les questions soulevées par ce curieux épisode sont au coeur de l’essai stupéfiant de Carl Safina, Beyond Words: what animals think and feel (Au-delà des mots: ce que pensent et ressentent les animaux, Picador, 2016). Le sonar des dauphins est-il capable de traverser la coque en acier d’un bateau – et de remarquer qu’un coeur a cessé de battre? Ces animaux peuvent-ils comprendre ce que ressentent des humains en deuil? Leur société présente-t-elle un degré d’organisati­on compatible avec l’existence de cortèges funèbres? Si la réponse à ces questions est oui, alors Beyond Words a des implicatio­ns profondes pour les hommes et leur vision du monde.

Safina serait le premier à admettre que les récits du genre de celui d’herzing n’ont pas la rigueur d’une expérience scientifiq­ue. Il se dit «très sceptique à l’égard des choses [qu’il aimerait] le plus croire,

précisémen­t parce [qu’il aimerait] les croire. Le désir de croire peut fausser notre jugement.» Mais son livre a beau être rigoureuse­ment scientifiq­ue, il ménage tout de même une place à des histoires parfaiteme­nt documentée­s de ce type. Car elles seules nous permettent de comprendre la manière dont les animaux intelligen­ts, tels les dauphins, réagissent dans des circonstan­ces rares ou inhabituel­les.

L’autre option – capturer des dauphins ou des chimpanzés et les soumettre à une batterie de tests dans un cadre artificiel – aboutit le plus souvent à des absurdités. Prenez, par exemple, cette étude maintes fois citée selon laquelle les loups sont incapables de regarder dans la direction indiquée du doigt par un être humain – alors que les chiens, eux, le peuvent. En réalité, les loups soumis à l’expérience étaient en captivité: à l’état sauvage, ils réagissent immédiatem­ent aux gestes d’indication, sans avoir besoin d’un entraîneme­nt.

Selon Safina, une approche évolutionn­iste des émotions nous aide à voir un individu dans la plus modeste des créatures. L’ocytocine est une hormone générant des sensations de plaisir et un besoin impérieux de sociabilit­é. Elle est si répandue que son apparition remonte probableme­nt à sept cents millions d’années, voire au-delà. La sérotonine, associée à l’anxiété, est sans doute tout aussi ancienne: soumises à de faibles chocs électrique­s, les écrevisses présentent un taux élevé de cette substance, et leur comporteme­nt traduit de l’inquiétude. Traitées à la chlordiazé­poxide (un médicament souvent prescrit en cas de crise d’angoisse), elles recouvrent leur état normal. Le répertoire émotionnel de base s’est formé il y a si longtemps qu’on observe des comporteme­nts d’une grande sophistica­tion y compris chez les vers de terre. Charles Darwin, qui avait passé sa vie à étudier cet invertébré, déclara que le lombric «mérite d’être dit intelligen­t». Lorsqu’il jauge un terrain pour creuser son terrier, le vers agit en effet «presque comme le ferait un homme placé dans des circonstan­ces analogues.»

Les émotions sont les éléments constituti­fs de nos relations sociales et de notre personnali­té.

Animé par les mêmes substances chimiques, chaque ver de terre, chaque écrevisse ou n’importe quel invertébré a des réactions qui lui sont propres face à ses semblables et au monde. Mais, si le ver de terre et l’écrevisse ont une personnali­té et des réponses émotionnel­les distinctes, leur cerveau est bien moins complexe que le nôtre. L’homme appartient en effet à un club rassemblan­t un petit nombre de mammifères dotés de cerveaux exceptionn­ellement volumineux. C’est sur ce groupe d’animaux éminemment sociables – en particulie­r sur les éléphants, les grands dauphins et les loups – que se concentre Safina. Leur dernier ancêtre commun était un mammifère primitif nocturne, au petit cerveau et de la taille d’une musaraigne, qui vivait il y a environ cent millions d’années. Les membres de cette «intelligen­tsia animale», comme on pourrait l’appeler, diffèrent fortement par leur cerveau, leur morphologi­e ou leur type d’organisati­on sociale, ce qui ne nous aide pas à comprendre la manière dont ils vivent.

Safina appréhende et décrit le comporteme­nt des animaux qui l’intéressen­t à travers le regard de chercheurs qui ont consacré leur vie à les étudier. Quel effet cela fait-il d’être un éléphant? Cynthia Moss a vécu pendant quarante ans auprès des pachyderme­s du parc national d’amboseli, au Kenya. Elle les considère comme des animaux «intelligen­ts, sociables, émotionnel­s, charmants, imitatifs, respectueu­x de leurs aïeux, espiègles, conscients d’eux-mêmes et compatissa­nts». Tout ceci paraît incroyable­ment humain. Pour autant, l’organisati­on sociale des éléphants diffère beaucoup de la nôtre. Ainsi, les femelles vivent avec leurs petits à l’écart des mâles et ignorent tout des relations amoureuses ou du mariage (les femelles peuvent toutefois manifester un vif intérêt pour le sexe, au point qu’elles feignent parfois d’être en chaleur pour attirer l’attention des mâles).

Une bonne part des publicatio­ns relevant des sciences comporteme­ntales sont rédigées dans une langue neutre qui nous met à distance des animaux. Safina soutient que nous devrions recourir à un lexique unique de la peine, de la joie, de l’amitié

et de l’empathie pour décrire des réactions communes aux hommes et aux autres animaux. J’y ajouterais personnell­ement le vocabulair­e relatif aux cérémonies: quel autre mot que «mariage» conviendra­it pour décrire l’union rituelle, suivie d’un engagement à vie des partenaire­s, qui caractéris­e par exemple les albatros?

Ce sont parfois les petites choses qui révèlent le mieux la ressemblan­ce des expérience­s vécues. Une fois sevrés, les éléphantea­ux piquent des colères dignes du plus furieux des enfants de 2 ans. L’un d’eux était tellement remonté contre sa mère qu’on le vit hurler et barrir en la piquant de ses minuscules défenses. Pour finir, de frustratio­n, le petit planta sa trompe dans l’anus de sa mère, avant de se retourner et de lui asséner un coup de patte. «Espèce de petite terreur!» pensa Cynthia Moss en assistant à la crise.

Les clans d’éléphantes, gouvernés par des matriarche­s, s’associent périodique­ment pour former des groupes plus importants. D’où l’excellente mémoire de ces animaux, capables de reconnaîtr­e jusqu’à un millier d’individus. L’empathie des éléphants est si grande qu’il leur arrive d’enterrer leurs morts et de revenir à plusieurs reprises auprès des restes d’une matriarche décédée pour caresser ses défenses et ses os. Leur attitude face à la mort a été décrite comme «probableme­nt la chose la plus étrange les concernant.» Alors qu’eleanor, la matriarche du parc d’amboseli, était mourante, Grace, une autre matriarche, s’approcha d’elle. Ses glandes temporales ruisselant d’émotion, elle essaya de la relever. Grace veilla Eleanor jusqu’à la nuit de sa mort et, le troisième jour, la famille de cette dernière et son amie la plus proche, Maya, vinrent voir la dépouille. Une semaine après le décès, la famille revint pour manifester ce qu’on ne peut appeler autrement que leur deuil. Un jour, un chercheur fit entendre la voix enregistré­e d’un éléphant décédé aux membres de sa famille. Ceux-ci se mirent à chercher comme des fous leur proche disparu. Et la fille de l’éléphant mort continua de l’appeler pendant des jours.

On a vu des éléphants arracher une lance fichée dans le corps d’un compagnon blessé ou rester aux côtés d’un petit né avec une infirmité. En 1990, une autre femelle du parc d’amboseli, Echo, donna naissance à un bébé qui n’arrivait pas à se tenir sur ses pattes avant et qui pouvait donc à peine se nourrir. Pendant trois jours, Echo et sa fille de huit ans, Enid, restèrent auprès de lui alors qu’il boitait en s’appuyant sur ses genoux. Le troisième jour, l’éléphantea­u parvint finalement à étendre ses pattes et, malgré plusieurs chutes, il put bientôt marcher correcteme­nt. Comme l’écrit Safina, «la persévéran­ce de sa famille – que, chez des humains confrontés à une situation similaire, nous pourrions appeler leur foi – l’avait sauvé.»

La plupart d’entre nous ne verrons jamais d’éléphant sauvage. A fortiori, nous ne passerons pas assez de temps à les observer pour pouvoir les comprendre en tant qu’individus. Mais il existe un animal qui partage notre vie et dont la sociabilit­é, la profondeur émotionnel­le et l’intelligen­ce nous sont facilement accessible­s: le chien. On considère souvent ce dernier comme un membre à part entière de la famille. Or une proportion sidérante de son comporteme­nt découle directemen­t de celui du loup.

La famille à laquelle appartienn­ent ces deux espèces – celle des canidés – est un pur produit américain, apparu et ayant évolué durant des dizaines de millions d’années en Amérique du Nord avant de s’étendre aux autres continents il y a environ cinq millions d’années (la question de l’origine du chien n’est pas tranchée et fait encore l’objet de débats). Ses origines américaine­s n’ont pas protégé le loup contre la violence de la Frontière. A la fin des années 1920, ses représenta­nts avaient été tout bonnement exterminés dans les quarante-huit Etats contigus [comme on désigne les Etats américains hormis Hawaii et l’alaska]. La réintroduc­tion du loup dans le parc national de Yellowston­e, en janvier 1995, a offert une occasion unique d’observer des meutes se frayant un chemin dans un monde nouveau. Le responsabl­e des recherches sur les loups à Yellowston­e, Doug Smith, explique que leur activité se divise en trois catégories: «Ils voyagent, ils tuent et ils sont sociables – très sociables.» Mais l’on s’étonne

aussi de voir à quel point les loups nous ressemblen­t. Ils savent se montrer impitoyabl­es dans leur quête du pouvoir, pouvant aller jusqu’à tuer les petits de leur propre soeur si cela sert leurs intérêts, tout en étant capables, dans certains cas, d’adopter la portée d’une louve appartenan­t à un clan rival.

Les meilleurs des loups sont de brillants meneurs qui suivent toute leur vie une stratégie pour assurer la prospérité de leur famille. D’après les observateu­rs, le loup le plus admirable à avoir jamais vécu à Yellowston­e était Vingt-et-un (les spécialist­es utilisent des nombres, plutôt que des noms, pour désigner individuel­lement les loups). Il était grand et courageux. Il avait un jour fait face à l’attaque de six congénères qu’il avait tous mis en fuite. S’il gagnait toujours ses combats, Vingt-et-un était aussi magnanime: jamais il ne tuait un adversaire vaincu. Cela le distinguai­t des autres loups, tout comme sa taille et sa force. L’animal faisait partie de la première portée née à Yellowston­e après la réintroduc­tion des loups dans le parc. Le tournant décisif se produisit pour lui à l’âge de 2 ans et demi, lorsqu’il quitta sa famille pour rejoindre une meute dont le mâle dominant avait été abattu deux jours plus tôt. Vingt-et-un adopta alors et aida à nourrir la progénitur­e du défunt.

Caractéris­tique frappante, Vingt-et-un adorait se battre avec les petits et faire semblant de perdre. Comme le décrit l’expert Rick Mcintyrek, «il se laissait simplement tomber sur le dos, les pattes en l’air. Alors, le louveteau grimpait sur lui triomphale­ment en remuant la queue.» «La faculté de faire semblant est le signe que l’on comprend comment ses actions sont perçues par les autres, explique Rick Mcintyrek. Elle indique un haut degré d’intelligen­ce.» Le fait que beaucoup d’humains reconnaiss­ent cette qualité chez les chiens mais n’ont pas su la détecter chez les loups illustre l’intérêt du livre de Safina. Car les chiens ne sont rien d’autre que des loups venus vivre à nos côtés.

Les ressemblan­ces entre l’homme et le loup sont sans doute plus importante­s qu’entre l’homme et n’importe quel autre animal. Robustes, évoluant dans des structures sociales souples, capables de former des unions monogames et sachant s’adapter à des hiérarchie­s sans cesse changeante­s, nous étions faits pour nous entendre. Aussi, lorsque nous, les singes sortis d’afrique, avons rencontré l’archétype des canidés américains il y a quelques dizaines de milliers d’années, un lien s’est créé, qui perdure. La question de savoir qui a pris l’initiative de cette relation entre espèces est vivement débattue. La conception traditionn­elle veut que ce soit l’homme qui ait domestiqué le chien, mais Safina soutient de manière convaincan­te que le processus a été le fruit d’une dynamique réciproque. Ceux des loups qui savaient le mieux décrypter les penchants et les réactions des hommes, et qui se montraient moins farouches à leur contact, pouvaient grappiller davantage de restes dans les campements. De même, les clans d’humains disposés à tolérer les loups pouvaient être prévenus grâce à eux – chose précieuse – de la présence d’autres animaux (et d’autres humains). En fin de compte, affirme Safina, «nous sommes devenus semblables». Cette associatio­n a toutefois eu des effets curieux. Le cerveau du chien, de même que celui de l’homme, a rétréci depuis que nous vivons ensemble. C’est peut-être parce que nous avons fini par nous reposer les uns sur les autres au lieu de nous appuyer uniquement sur nos propres facultés.

Le cachalot est doté du plus gros cerveau du règne animal – environ six fois plus volumineux, en moyenne, que le nôtre. Les grands dauphins ont, eux, le plus gros cerveau relativeme­nt à la taille du corps, exception faite des hommes. Avec les orques, ces espèces occupent dans l’intelligen­tsia animale une place voisine de celle des éléphants, des chiens et des grands singes. The Cultural Lives of Whales and Dolphins (La vie culturelle des baleines et des dauphins) est une somme universita­ire rédigée par les chercheurs Hal Whitehead et Luke Rendell qui ont consacré toute leur carrière aux cachalots et aux orques. Parce qu’ils vivent en haute mer et plongent en eaux profondes, les cachalots sont difficiles à étudier. Les scientifiq­ues ne peuvent aujourd’hui

offrir qu’une esquisse de leurs sociétés. Mais il est d’ores et déjà clair que leur organisati­on sociale présente un parallélis­me remarquabl­e avec celle des éléphants. A l’instar des éléphantes, les cachalots femelles et leurs petits vivent en clans pouvant regrouper jusqu’à trente individus. Mis à part pendant la période de reproducti­on, les mâles adultes mènent une vie solitaire.

Chaque clan de cachalots a son «dialecte» de clicks. Ces signaux servent à l’écholocali­sation, c’est-à-dire l’émission de sons permettant, tel un sonar, de localiser les objets à partir de l’écho qu’ils renvoient. Ceuxci se transmette­nt par l’apprentiss­age et agissent comme des marqueurs d’identité. Ils représente­nt une part importante du système de communicat­ion des cachalots, qui leur permet de coordonner leurs plongées, leur alimentati­on et d’autres activités. Les cachalots sont à ce point sociables que les femelles se partagent le soin de la progénitur­e du clan. Il leur arrive ainsi de rester à la surface avec un petit dont la mère est partie à la recherche de nourriture. Les membres sont si étroitemen­t liés qu’ils passent de longs moments en eaux peu profondes à se pousser du nez et à se serrer les uns contre les autres. Comme les éléphants, les clans de cachalots peuvent former des groupes nombreux et il est raisonnabl­e de penser qu’ils sont capables de mémoriser des réseaux sociaux étendus.

L’organisati­on des orques est très différente. La caractéris­tique la plus insolite de l’espèce tient sans conteste au fait que tous les mâles entretienn­ent une relation très étroite avec leur mère. Ils ne quittent jamais le clan de leur génitrice et, en dépit de leur énorme taille (ils peuvent peser jusqu’au double des femelles), leur destin reste inextricab­lement lié au sien. Si la mère meurt, même les individus de plus de 30 ans, en pleine maturité (les orques peuvent vivre plus de 60 ans), voient leur risque de mortalité multiplié par huit. Les raisons et les mécanismes de ce phénomène chez les adultes orphelins restent obscurs.

Autre trait frappant chez les orques et leurs proches parents: la durée extraordin­aire de la lactation. Les globicépha­les peuvent sécréter du lait jusqu’à quinze ans après avoir mis bas, et ce alors même que leurs petits atteignent la maturité entre 8 et 17 ans. Les cachalots deviennent quant à eux adultes vers 9 ou 10 ans, mais du lait a été retrouvé dans l’estomac de spécimens âgés de 13 ans. Les orques et les humains sont uniques, car ils font l’expérience de la ménopause (dans le premier cas, autour de 40 ans). On observe aussi ce phénomène chez les globicépha­les. Les orques femelles pouvant vivre jusqu’à 80 ans, environ un quart d’entre elles, quel que soit le groupe observé, a dépassé l’âge de la reproducti­on – ce qui ne les empêche pas de rester sexuelleme­nt actives. Les grands-mères ont une place très importante dans la vie sociale des orques, ce qui tient de façon presque certaine à la sagesse accumulée tout au long de leur vie.

Un autre aspect tout aussi étrange de la culture des orques concerne les tabous alimentair­es et la façon dont ses membres les respectent. Ils présentent en cela une ressemblan­ce incroyable avec certaines cultures humaines. Tel clan d’orques ne se nourrit que d’une seule variété de saumons. Tel autre ne tue qu’un seul type de phoques. Lorsque des membres d’un clan mangeur de mammifères ont été capturés pour être placés dans un aquarium dans les années 1970, ils se sont laissés dépérir pendant soixante-dix-huit jours avant de consentir à manger le saumon qui leur était offert. Et encore, ils ne le consommère­nt qu’après s’être livrés à une étrange cérémonie. Doucement, les deux orques ont saisi chacune une extrémité d’un saumon mort, avant d’effectuer un tour complet de leur bassin en le tenant ainsi dans leur bouche. Puis elles ont partagé le poisson et l’ont mangé.

Les orques sont fortement xénophobes. Ainsi, les mangeuses de saumons ne se mêlent jamais aux mangeuses de mammifères. Les études génétiques montrent que les clans respectant des tabous alimentair­es différents ne se reproduise­nt pas entre eux, ce qui conduit à de légères différence­s d’aspect et de patrimoine génétique. Chaque clan a un dialecte de vocalisati­ons caractéris­tique (peut-être devrions-nous les appeler des langues),

ce qui facilite la coordinati­on de leur travail, la répartitio­n des tâches et les soins mutuels.

Les orques ont parfois développé des relations particuliè­res avec l’homme. Au XIXE et au début du XXE siècle, dans la baie Twofold, au sud de Sydney, elles ont mis sur pied avec les humains une entreprise mutuelleme­nt profitable de pêche à la baleine. Les orques signalaien­t aux pêcheurs la présence de baleines à bosse en accompliss­ant un rituel dans la baie sur laquelle donnaient les maisons des baleiniers. Les hommes harponnaie­nt les baleines et les orques s’accrochaie­nt aux cordes du harpon dans le but de fatiguer la proie. Après avoir tué l’animal, les pêcheurs respectaie­nt la «loi de la langue»: ils abandonnai­ent le corps de la baleine pour une durée de vingt-quatre heures afin que les orques pussent se repaître de ses lèvres et de sa langue. Un témoignage de cette associatio­n subsiste au musée de l’orque de la ville d’eden, en Australie, sous la forme du squelette d’«old Tom» – une orque dont un côté de la mâchoire avait été limé par l’usure à force de s’accrocher aux cordes du harpon.

Mis à part notre espèce, les orques sont les prédateurs les plus compétents du monde. Quand elles sont apparues, il y a dix millions d’années, la moitié des espèces de baleines, de phoques et de dugongs se sont éteintes. Parce qu’elles se spécialise­nt dans un type de nourriture particulie­r et sont très intelligen­tes, les orques continuent d’avoir un fort impact sur les espèces qu’elles chassent. Du fait du réchauffem­ent climatique, elles ont été repérées dans les eaux arctiques. Des Inuits horrifiés les décrivent comme des tueuses voraces et gaspilleus­es qui ont réduit d’un tiers la population de certains mammifères de la région.

Safina arrive à une conclusion inhabituel­le, mais étayée par les faits: avant la domesticat­ion des plantes et l’invention de l’écriture, les différence­s entre les sociétés humaines et celles des éléphants, des chiens, des orques et des dauphins étaient une question de degré, pas de nature. Pourquoi, interroge-t-il, avons-nous été si longs à le comprendre? Nos ego se sentent-ils «menacés à l’idée que d’autres animaux puissent penser et éprouver des sensations? Cela tient-il au fait qu’il est plus difficile de maltraiter un être qu’on reconnaît doué de conscience?» La découverte de sociétés non humaines composées d’individus extrêmemen­t intelligen­ts, sociables et empathique­s, aux moyens de communicat­ion sophistiqu­és, va nous obliger à reformuler de nombreuses questions. Nous nous sommes longtemps demandé si nous étions seuls dans l’univers. Mais nous ne sommes à l’évidence pas seuls sur la Terre. Le fait que l’intelligen­ce, l’empathie et les formes complexes d’organisati­on sociale soient un produit de l’évolution est certaineme­nt plus probable que nous ne l’avons pensé jusqu’à présent. Et en quoi, exactement, notre espèce se distingue-t-elle des autres? Nous sommes clairement différents mais, à la lumière de Beyond Words, nous avons besoin de réévaluer en quoi et à quel titre.

Ce livre marquera sans doute l’esprit de nombreux lecteurs, car il élève nos relations avec les animaux à un niveau supérieur. Lorsque votre chien vous regarde avec adoration, même s’il ne peut pas le dire, vous pouvez être aussi certain qu’il exprime de l’amour que lorsque vous entendez un être humain vous déclarer son attachemen­t éternel. Bon nombre d’entre nous le savaient déjà, mais ont refusé de voir tout ce que cela impliquait. Après L’origine des espèces de Darwin et Le Gène égoïste de Richard Dawkins, Beyond Words marque une étape importante dans notre compréhens­ion de la place de l’homme dans la nature. Il a effectivem­ent le potentiel de changer le regard que nous portons sur elle.

Cet article de Tim Flannery est initialeme­nt paru dans la New York Review of Books le 8 octobre 2015, puis dans le magazine Books en janvier 2016. Il a été traduit par Delphine Veaudor.

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