D’une civilisation à une autre
Qu’est-ce qu’une civilisation? Comment naît-elle, comment – et pourquoi – meurt-elle?
Etonnant personnage que Régis Debray! Né en 1940, issu de la bourgeoisie parisienne (ses deux parents étaient avocats), après être passé par l’ecole normale supérieure puis avoir réussi l’agrégation de philosophie, devenu un fervent communiste, en 1965 il part à Cuba puis en Bolivie, où il rejoint Che Guevara et l’armée de libération nationale de Bolivie (ELN), qui sera démantelée deux années plus tard avec l’arrestation de la plupart de ses membres et la mort du Che. La même année, Debray est arrêté, torturé, puis condamné à trente ans de prison, la peine maximale. La campagne internationale en sa faveur lancée par Jean-paul Sartre lui permettra d’être libéré au bout de quatre ans de prison. Il passe ensuite deux ans au Chili, d’où, en 1972, il collabore avec Beate et Serge Klarsfeld pour organiser l’enlèvement du nazi Klaus Barbie, qui s’est «recyclé» comme tortionnaire en Bolivie. En 1973, il rentre en France. Il a ensuite rompu avec le régime castriste. Plus tard, il «rentre dans le rang»: de 1981 à 1988, il occupe des postes officiels, de conseiller spécial de François Mitterrand à maître des requêtes au Conseil d’etat.
Après avoir soutenu une thèse de doctorat en 1993, il reçoit l’année suivante l’habilitation à diriger des recherches. Il s’intéresse alors aux médias et à la communication et fonde en 1996 Les cahiers de médiologie, qui deviendront quelques années plus la revue Médium, transmettre pour innover. Son postulat qu’il n’y a pas de société sans transcendance développe son intérêt pour les religions (qui sont transmission) et les croyances, à tel point qu’il sera à l’initiative de la création de l’institut européen en sciences des religions. Gallimard avait publié en 2010 son étonnant Etonnant, parce que son «profil politique» aurait pu faire penser qu’il était un adepte du «sans-frontiérisme», un mal qui accable en particulier la gauche. Dans ce manifeste, il en prenait pourtant le contre-pied, choisissant de «célébrer […] la frontière comme vaccin contre l’épidémie des murs, remède à l’indifférence et sauvegarde du vivant.» Et avec il surprend une fois de plus: lui, connu pour son antiaméricanisme chevronné, nous donne un livre
équilibré, qui étonnera les pro- comme les antiaméricains. Après avoir défini le terme «civilisations», en particulier ce qui les caractérise par rapport aux «cultures» («pas de culture sans agriculture, pas de civilisation sans cité», «une culture construit des lieux, une civilisation des routes») il s’attache à montrer comment elles se développent, comment elles s’opposent entre elles. Il s’interroge ensuite: «Quand l’europe a-t-elle cessé de faire civilisation?» en s’inspirant de deux lettres de Paul Valéry, publiées en 1919 dans la Nouvelle Revue française: «L’europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique? Ou bien l’europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps?» pour aboutir à Samuel Huntington et à son
Choc des civilisations, publié initialement en 1993 dans la revue américaine
Foreign Affairs. «Quand la France s’est-elle faite culture?» poursuit la réflexion: «Si une civilisation dominante peut se comparer à une langue à flexion, une culture dominée peut se comparer à une langue infléchie. Le Français n’habite plus la France par ce que Homo oeconomicus, qui habite l’anglais, règne en France, avec désormais une ligne directe, et rapide, du capital au Capitole. Ce qui change à la fois la forme des villes et l’esprit des mortels.» Ce chapitre est sans doute le plus hilarant (si, si, ce livre est aussi très drôle): un petit olibrius,
Hibernatus, quitte la France en 1960 et y revient en 2010. Le récit de son périple dans ce Paris qui a pris cinquante ans et s’est américanisé est très réussi. Les chapitres suivants s’articulent autour de la nouvelle civilisation dominante, l’amérique («nouvelle Rome») et, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre de Régis Debray, il ne débouche pas sur une critique outrancière de la civilisation américaine, mais sur un constat de substitution d’une civilisation finissante (l’europe) à une nouvelle dominante (l’amérique), et conclut par une apologie des «décadences» de civilisation: «Parce que ces moments ne sont pas seulement les plus exquis mais les plus féconds. Parvenue au meilleur de sa fermentation, une civilisation peut alors en inséminer d’autres auxquelles elle léguera tout ou partie de ses caractères originaux. Civilisation, c’est propagation. Décadence, c’est transmission, donc rebond, donc survie. Habit de deuil déconseillé.» Ce livre a toutes les qualités d’un essai réussi: bien documenté, bien argumenté (que l’on adhère ou pas aux conclusions de l’auteur, elles ont le mérite de faire réfléchir…) il est aussi écrit avec brio, humour et légèreté. Loin des essais ennuyeux en général, et sur ce sujet en particulier, outre qu’il remet les civilisations en perspective quitte à secouer le cocotier, celui-ci est par moments d’ordre jubilatoire.