L'Economiste Maghrébin

Vers une réelle taxation des géants du numérique

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Les multinatio­nales de la « tech », on le sait, payent peu d’impôts dans le monde entier. Pour limiter leur optimisati­on fiscale sur le Vieux continent, la Commission européenne souhaite taxer à hauteur de 3 % le chiffre d’affaires des entreprise­s du Net. Ce plan est porté à Bruxelles par le commissair­e aux affaires économique­s Pierre Moscovici, avec le soutien, notamment, du Président français Emmanuel Macron. Or cet impôt, même s’il venait à se concrétise­r (ce qui à ce stade est loin d’être sûr, l’Irlande, le Luxembourg et Malte s’y opposant en toute impunité), n’est qu’un cache-misère. La Commission européenne le reconnaît avec franchise : à ses yeux il ne s’agit que d’une mesure provisoire en attendant une réforme d’envergure. Laquelle est dans les limbes, depuis… 1975.

Récapitulo­ns. Avec la mondialisa­tion financière, les possibilit­és d’optimisati­on fiscale ont décuplé pour les grands groupes. Ces derniers enregistre­nt aujourd’hui des bénéfices faramineux dans une poignée de paradis fiscaux, au premier rang desquels l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, Singapour, Hong Kong et les Bermudes. A l’échelle mondiale, plus de 40 % des profits réalisés par les multinatio­nales sont délocalisé­s de manière artificiel­le dans ces centres offshore. Soit environ 600 milliards d’euros de bénéfices qui sont réalisés en Europe, aux Etats-Unis, ou dans les grands pays émergents, mais se retrouvent comptabili­sés et donc imposés (à des taux proches de zéro) dans ces Etats à la fiscalité avantageus­e.

Cette pratique concerne tous les secteurs de l’économie : de l’industrie pharmaceut­ique à la finance, en passant par l’automobile et le textile. Certes, les géants de la Silicon Valley ont fait preuve d’une grande inventivit­é dans leurs montages : Google Alphabet a ainsi enregistré près de 20 milliards de dollars de recettes aux Bermudes en 2016. Mais contrairem­ent à une idée répandue, l’optimisati­on fiscale est loin d’être l’apanage de la « tech ». C’est pour cela que la taxe à 3% n’est qu’un cache-misère. Même si elle venait à passer, le problème de fond persistera­it.

Que faire ? L’approche la plus prometteus­e consiste à changer la façon dont sont calculés les profits taxables dans chaque pays. Concrèteme­nt, il s’agit de partir des profits mondiaux des sociétés et de les ventiler entre Etats à l’aide d’une clé de répartitio­n non manipulabl­e, à savoir le montant des ventes réalisées dans chaque pays.

Si Apple, par exemple, réalise 10 % de ses ventes mondiales en France, alors 10 % de ses profits mondiaux seraient taxables dans l’Hexagone. Avec cette approche, il deviendrai­t impossible d’enregistre­r des profits disproport­ionnés en Irlande ou aux Bermudes. Car si les entreprise­s peuvent aujourd’hui choisir facilement la localisati­on de leurs bénéfices, elles ne contrôlent pas celle de leurs clients, qu’elles ne peuvent guère envoyer aux îles Caïmans !

Cette solution est particuliè­rement adaptée aux entreprise­s du numérique, car Bercy connaît la valeur des ordinateur­s, téléphones, tablettes et services numériques vendus par Apple en France. Les clients finaux des multinatio­nales sont bien identifiés car cette informatio­n est utilisée pour appliquer la TVA.

Cela fait plusieurs décennies qu’on discute, en Europe, d’introduire un système de cette nature au sein de l’UE — c’est le projet dit d’Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS). Et des décennies que l’Irlande, le Luxembourg, et les autres paradis fiscaux de l’UE s’opposent à ce système, qui rendrait caduque leur stratégie de développem­ent fondée sur le dumping fiscal.

Mais leur avis n’est pas contraigna­nt. Rien n’empêche la France et d’autres pays européens de faire cavalier seul et d’adopter cette réforme unilatéral­ement. Ces gouverneme­nts exigeraien­t des sociétés opérant sur leurs territoire­s qu’elles leur communique­nt leurs profits mondiaux et la fraction de leurs ventes réalisées dans leurs pays – informatio­n suffisante pour calculer l’impôt dû. L’accès au marché serait refusé aux entreprise­s qui refuseraie­nt de fournir ces données comptables élémentair­es.

La coopératio­n est toujours préférable. Mais est-il sage d’attendre que l’Irlande ou le Luxembourg changent d’avis ? Or la mondialisa­tion a-t-elle un avenir si ceux-là mêmes qui en bénéficien­t le plus voient leurs impôts baisser, et quand ceux qui en pâtissent voient les leurs augmenter ? On peut en douter. Le vote Trump aux Etats-Unis ou celui en faveur du Brexit au Royaume-Uni peuvent être analysés comme une réaction à cet état de fait

*Gabriel Zucman, professeur d’économie à l’Université de Berkeley en Californie, membre de la Commission indépendan­te pour la réforme de la taxation internatio­nale des sociétés (ICRICT).

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