un etat démissionnaire et des trafiquants ProsPères
Naufrage d’une embarcation de clandestins au large de Kerkennah
Jamais tentative d’émigration clandestine à partir de la Tunisie n’avait produit un drame aussi grand que celui qui vient de nous endeuiller en ce début du mois de juin. Compte tenu de la nature de l’endroit d’embarquement pour le voyage de la mort, la tragédie, en dépit de son ampleur, n’a rien d’étonnant.
La longue absence des forces de l’ordre dans l’île a permis au crime organisé de prospérer. Quelle autre qualification donner à cette activité extrêmement lucrative et dont le fonds de commerce est la misère et le désespoir d’une jeunesse prête à tout pour passer de l’autre côté de la Méditerranée ?
Les gains aussi faciles qu’élevés générés par cette activité criminelle ont engendré une multiplication du nombre des trafiquants que rien n’inquiétait depuis que les forces de sécurité furent obligées de quitter l’île. Quand, depuis deux ans, Kerkennah est gérée sur le plan de la sécurité à partir de Sfax ; quand, depuis deux ans le gouvernement courbe l’échine face à la coalition dévastatrice de l’extrémisme, du crime organisé et de la contrebande qui ont fait barrage contre la présence des forces de sécurité ; quand depuis deux ans l’Etat tunisien, ou ce qu’il en reste, considère l’île comme étant en dehors de la sphère de sa souveraineté, il est pour le moins indécent que la classe politique se défile de ses responsabilités, se contentant de faire grise mine et de crier au scandale.
Les récits racontés par les survivants sont terrifiants. L’avide trafiquant, dont l’embarcation de la mort qui ne pouvait pas contenir plus de 70 personnes, s’est permis d’y entasser plus de 150 personnes avant de prendre le large. Toujours d’après les récits des survivants, et alors que l’embarcation a mis le cap sur l’Italie, de petites barques se chargeaient, à raison de trois cents dinars par personne, d’amener les retardataires vers l’embarcation de la mort.
180 clandestins, dont des enfants et des femmes enceintes, étaient déjà entassés quand la barque a commencé à prendre l’eau. Terrifiés, ils ont demandé au timonier-trafiquant de faire demi-tour et de les ramener au port duquel ils ont embarqué. Il est resté de marbre, alors qu’il était clair que son embarcation allait couler.
Le calcul de ce trafiquant est simple : il a empoché plus d’un demi-milliard à raison de 3000 dinars par personne. S’il allait faire demi-tour et ramener à bon port les 180 personnes entassées sur son embarcation, il devrait les rembourser. Il était donc de son intérêt que sa barque et ses occupants soient engloutis. La preuve est dans l’arrogance avec laquelle il parlait à des gens effarées et à deux doigts de la mort. D’après le témoignage d’un survivant, il était furieux et s’adressa en ces termes à ceux à qui il a promis d’amener en toute sécurité au ‘’paradis’’ italien : « Que ceux qui savent nager retournent par leurs propres moyens, quant aux autres, je n’ai forcé personne à embarquer. »
Tel était le langage que tenait ce trafiquant criminel à des personnes terrifiées face à une mort certaine. La démission de l’Etat et l’incapacité de ceux qui l’incarnent à assumer leurs responsabilités ont laissé le champ libre au crime organisé dont les caïds peuvent gagner en quelques heures ce que gagne un smicard en 105 ans de labeur continu…
C’est loin d’être la seule absurdité en rapport avec cette tragédie. L’Etat absent et inexistant face au crime organisé et à la contrebande qui tiennent le haut du pavé dans l’île, a subitement retrouvé sa vigueur et sa puissance pour sévir contre de hauts responsables du ministère de l’Intérieur. L’Etat démissionnaire a démis de leurs fonctions de hauts gradés de la sécurité pour n’avoir pas su maintenir l’ordre…à distance à Kerkennah.
Leur chef hiérarchique, le ministre lui-même, M. Lotfi Brahem, a été démis lui aussi par le chef du gouvernement, en apparence à cause du drame des émigrés clandestin, mais en vérité à cause des incessantes pressions d’Ennahdha auxquelles le chef du gouvernement, tenant à son poste comme à la prunelle de ses yeux, a fini par céder.
La démission de l’Etat et l’incapacité de ceux qui l’incarnent à assumer leurs responsabilités ont laissé le champ libre au crime organisé dont les caïds peuvent gagner en quelques heures ce que gagne un smicard en 105 ans de labeur continu…
Dans la précipitation et la confusion, M. Youssef Chahed n’a pu éviter une bourde constitutionnelle : en chargeant le ministre de la Justice de l’intérim du ministre de l’Intérieur, il a mis entre les mains d’un même ministre deux responsabilités constitutionnellement séparées, celle de la police et celle du Ministère public. Mais ça, c’est une autre histoire.
Le drame de Kerkennah qui, jusqu’au jeudi 7 juin, a fait 73 victimes, a fait également la ‘’Une’’ de l’actualité internationale et ouvert une crise politique et sécuritaire en Tunisie. De sérieux indices d’implication d’ « éléments appartenant aux services de sécurité » ont amené le Ministère public à ouvrir une enquête. Si en un seul ‘’voyage’’ le trafiquant peut se faire un demi milliard, on peut avoir une idée du pouvoir corrupteur dont dispose cette engeance.
Le plus terrifiant, c’est que l’ampleur de la tragédie ne semble pas avoir eu un effet dissuasif sur les jeunes qui comptent partir. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à écouter cette dame qui, sur une radio privée, suppliait d’une voix brisée par la tristesse et les larmes qu’on interdise à son fils de prendre la mer car, dit-elle, « la tragédie de Kerkennah n’a en rien ébranlé sa détermination à rallier l’Italie ».
S’il y a un pays où le drame et ses développements sont suivis avec la plus grande attention, c’est précisément et naturellement l’Italie. Le nouveau pouvoir, dominé par la Ligue du Nord (l’équivalent du Front National en France) et son allié le Mouvement populiste 5 étoiles, a le plus sérieusement du monde accusé l’Etat tunisien de connivence avec les trafiquants d’êtres humains et les marchands de la mort.
Matteo Salvini, le patron de la Ligue du Nord et ministre de l’Intérieur, fidèle au langage habituel, inconvenant et malséant, des extrêmes droites européennes a affirmé à la presse italienne que « la Tunisie n’envoie pas des gens honnêtes en Italie mais dans la plupart des cas et d’une manière volontaire, d’anciens détenus. Il ne faut pas seulement réduire les embarcations, mais nous devons augmenter les expulsions ! L’année dernière nous en avons expulsé 7000, si nous allons de l’avant à ce rythme, nous y mettrons un siècle. Il faut ouvrir des centres d’expulsions dans chaque région».
Du temps des grands-parents de M. Salvini, la Méditerranée était traversée aussi par des émigrés clandestins fuyant le chômage et la misère. Mais c’était dans l’autre sens, le sens Nord-Sud. Si aujourd’hui, de jeunes clandestins tunisiens prennent des risques sur des embarcations de fortune pour arriver à Lampedusa, hier, c’était de jeunes clandestins siciliens qui prenaient des risques dans des embarcations de fortune pour arriver au Cap Bon. Témoin, ce titre d’un article de la Dépêche tunisienne du 6 août 1947 : « Tunisie terre d’élection : le Cap Bon lieu favori d’atterrissage pour les clandestins venant de Sicile » (Voir fac-similé).
Si M. Salvini et ses amis de la Ligue du Nord prenaient la peine de se pencher sur leur histoire, ils mettraient sans doute beaucoup d’eau dans leur vin et tourneraient sept fois leur langue dans leurs bouches avant d’accuser de connivence avec les trafiquants d’êtres humains le pays qui naguère avait accueilli des clandestins siciliens qui débarquaient au Cap Bon