Ballons d’essai et restauration du makhzen
Les ballons d’essai se succèdent et ne se ressemblent pas dans cette Tunisie qui ne sait plus où donner de la tête ! Des ballons d’essai, on en a eu tout plein : « la nécessaire révision de la Constitution », « tel ministre est partant », « les Caisses ne pourront plus payer les retraites », les fuites traditionnelles qui précèdent toute préparation de la loi de finances concernant des augmentations de la vignette ou du timbre de voyage... Il s’agit pour les intrigants de la politique de laisser fuiter une information sur une éventuelle « réforme » et de simuler la réaction de l’opinion au travers de sondages commandités et autres études d’opinion manipulées. Cette bonne vieille méthode, qui consiste à lancer une idée controversée en l’air et à attendre les réactions, s’use à force de s’en servir.
La meilleure parmi les meilleures ! Sous le titre Tunisie : « Dernier tour pour Béji Caïd Essebsi ? », Jeune Afrique (du 01 juin 2018) rapporte ce chuchotis ahurissant : « L’entourage du président tunisien l’assure : Béji Caïd Essebsi (BCE) ne briguera pas de second mandat en 2019 selon son entourage, qui lui suggère, compte tenu de l’instabilité du pays, de reporter la présidentielle et les législatives de deux ans. ». Ne demandez surtout pas ce qui justifie cette inénarrable trouvaille, car la réponse est toute trouvée : « Le temps de parachever la mise en place des instances constitutionnelles » ! Ne riez pas trop fort, vous risquez de réveiller de leur sieste une bonne partie de nos concitoyens, dans ce beau pays qui est le nôtre, en ce mois bénit et cet été désormais consacré depuis 2014 pour opérer toutes les embuscades politicardes possibles. On peut ensuite essayer de tout lui faire à ce ballonnet – critiquer, corriger, dégonfler la baudruche !
Les Tunisiens sont de moins en moins crédules. Chercher à sonder pour préparer et influencer l’opinion, en sachant pertinemment qu’elle n’est pas dupe, touche à de l’effronterie. Et surtout, la personne concernée et « son entourage » se taisent pour intriguer et faire durer le plaisir. C’est la stratégie du ténébreux, le silence est d’or, comme on dit, en laissant planer le mystère, qui agit dès lors comme support projectif pour céder le passage à l’imaginaire et aux spéculations, si possibles reprises par les médias. Ne piper mot est une tactique bien commode quand elle est utilisée habilement. L’avantage assuré de ce stratagème du ballon-sonde est, qu’en cas de rejet énergique et de réaction outrée, il sera facile à l’intéressé de se défausser en jurant ses grands dieux que l’idée ne lui a même pas effleuré l’esprit.
Les intentions dissimulées se précisent de plus en plus et les yeux se dessillent sur ce qui se préparerait. Les rounds de Carthage 1 puis 2 etc.constituent l’acmé d’un processus dont les traits s’ébauchent plus clairement, « à l’insu de leur plein gré » des participants. L’enjeu véritable qui expliquerait ce qui se passe sur la scène politique et qui compromet une évolution naturelle en Tunisie, ce sont deux projets en filigrane. Une bataille pour la (re)conquête du territoire spatial et mental pour ces deux projets qui se meuvent entre collusion et collision, oscillant entre attitude défensive et offensive. Ils se côtoient et se concurrencent à la fois afin d’asseoir leur emprise sur le pouvoir dans le pays pour les prochaines décennies. Le projet islamiste dont on connaît les tenants et les aboutissants poursuit son bonhomme de chemin en posant ses repères et ses fondements dans la société et au sein de l’appareil étatique. Un autre projet dynastique à relent beylical tente de s’imposer sous couvert de « renaissance du bourguibisme », alors qu’il est dérivé plutôt d’un combat traditionnel étouffé contre Bourguiba et ce qu’il représente. C’est la réincarnation du Makhzen, ce corps politico-administratif de la Régence de Tunis d’avant la proclamation de la République, qui berne tant de Tunisiennes et de Tunisiens, car sa visée intime serait d’asseoir le pouvoir d’une caste.
L’excellente étude du professeur Khalifa Chater1 explore de près ce phénomène du Makhzen : « Rappelons qu’on définit, dans la littérature politique maghrébine et la grille conceptuelle qu’elle identifie, en tant que Makhzen, les élites qui gravitent autour du pouvoir, forme son système de gouvernement, ses instruments de domination de l’ensemble de la société et entretiennent avec lui des relations privilégiées. Telle famille est makhzenie, l’expression consacrée signifie qu’elle fait partie des structures du pouvoir, qui l’ont hissé au sommet de la hiérarchie du pouvoir. Depuis l’établissement du Protectorat, l’Etat-dynastie survit comme entité symbolique, dépossédée de toute souveraineté. Mais le système Makhzen perdure, puisque le gouvernement colonial a recours aux familles makhzens comme auxiliaires du pouvoir colonial ».
Il plane l’odeur rebutante d’un « cabinet noir » dans les coulisses du pouvoir, qui fomente ces turpitudes et tente d’asseoir son emprise et celle d’un clan sur le devenir de la Tunisie. Il est salutaire d’avertir que, derrière l’écran de fumée, un scénario infernal se met en marche. Se résignant à l’échec de la tentative d’imposer son fils, le président de la République serait-il en train d’arrimer au pouvoir suprême Youssef Chahed et restaurer une sorte de beylicat nouvelle formule ? Il se serait rendu compte qu’il ne peut pas se représenter en 2019, par contre, prolonger son mandat de deux ans permettrait notamment d’asseoir le pouvoir de Y. Chahed, (petit-fils de Radhia Haddad, soeur de Hassib Ben Ammar), issue d’une famille beldi.
Remettre sur le tapis le régionalisme en temps des valeurs de citoyenneté est plus qu’une erreur, une faute, ouvrant des plaies pas encore cicatrisées malgré le facteur temps ! Il faut souligner que les islamistes se rencontrent avec le résidu beylik sur plusieurs sujets pour un bout de chemin ensemble, sous l’estampille de l’entente-connivence. Leur aversion commune pour Bourguiba et leur fraternité avec les rejetons de l’Empire ottoman en sont un des liants de leur cohabitation forcée.
Les Tunisiens qui étouffent leur colère, pour un amoncellement de motifs, ne seront pas enclins à accepter une mise entre parenthèses de la République de 1959 en vue de restaurer les pratiques ségrégationnistes entre Tunisiens, quelle que soit leur ascendance. Les imbroglios relationnels au sein de la sphère makhzenienne et l’opacité des repères déroutent tout observateur. On saisit l’incompréhension de ce qui se trame à travers les tentatives de confiscation du pouvoir illégalement par des factions politiques qui empruntent et transposent les us et coutumes d’un temps révolu. Les Tunisiens réfléchiront certainement par deux fois avant de soutenir une telle aventure
Khalifa Chater, « Changements politiques et exclusion lors de la décolonisation : le cas du Makhzen en Tunisie (1954-1959) », Cahiers de la Méditerranée