EST-CE LE BOUT DU TUNNEL POUR LA LIBYE ?
Le président français Emmanuel Macron a réussi à réunir le 29 mai dernier autour d’une même table certains des principaux acteurs du paysage politique libyen actuel, acteurs dont les relations ne sont pas un exemple d’entente. A lui seul, ce fait mérite d’être reconnu à sa juste valeur, surtout qu’il vient d’un pays dont l’un des Chefs d’Etat récents est considéré par beaucoup comme ayant eu une large responsabilité dans la « descente aux enfers » de la Libye et qui est vu aujourd’hui par certains comme ayant dans le pays des visées économiques et stratégiques qui sont loin d’être désintéressées. Que ces acteurs adoptent à cette occasion une « déclaration conjointe »convenant d’une date pour des élections parlementaires et présidentielles avant la fin de l’année en cours et agréant des principes susceptibles, à première vue, d’assurer le succès de ce rendez-vous, est digne d’intérêt. Tout ami du peuple libyen ne peut qu’espérer que cette « déclaration » qui, malheureusement, n’a pas la valeur juridique d’un accord signé ni même paraphé, sera tout de même suivie d’effet et permettra à ce pays frère de sortir de la crise dans laquelle il vit depuis sept ans suite à une révolution qui a mal tourné.
Toutefois, l’on ne peut s’empêcher de constater que depuis l’adoption de ce document, en présence d’une vingtaine de hauts responsables de pays « témoins » dont les pays voisins de la Libye, y compris le président tunisien, ainsi que les représentants de quatre organisations internationales, en particulier les Nations unies, les interrogations commencent à surgir quant à la capacité des hommes politiques libyens réunis à Paris à respecter leurs engagements. D’ailleurs, l’encre de la « déclaration »n’est pas encore séchée que certains des protagonistes libyens ayant participé à la rencontre « historique » de Paris manifestaient des réticences les uns niant la légitimité de telle ou telle personnalité, les autres exigeant avant toute avancée la dissolution des milices contrôlant de larges portions du territoire, notamment la capitale. Ces dernières, de leur côté, avec les tout- puissants chefs tribaux, n’ont pas tardé à récuser en bloc cette « énième »initiative extérieure pour la paix en Libye considérant que le peuple libyen doit être seul à décider de son sort par des rencontres se tenant sur son propre sol. Les anciens responsables du régime de Kadhafi, qui semblent reprendre du « poil de la bête», continuent quant à eux à tabler sur la confusion qui règne pour préparer leur retour aux affaires !
Certes, la réunion de Paris a mis ensemble, pour la première fois, quatre « poids lourds » du paysage politique libyen, à savoir M.Fayez al-Sarraj,Premier Ministre du Gouvernement d’Union Nationale, M.Aguila Salah, président de la Chambre des Représentants siégeant à l’Est, M.Khaled Mechri, président islamiste du Haut Conseil d’Etat siégeant à l’Ouest et le Maréchal Khalifa Haftar, Chef(auto-proclamé ?) des armées, qui représentent les différentes structures établies en Libye suite à la disparition de l’ancien régime et dont chacune bénéficie d’une certaine légitimité locale, nationale ou internationale. Certes aussi les organisateurs de la rencontre de Paris semblent être confiants quant à la capacité de ces personnalités, malgré leurs divergences, à convaincre les « absents » de l’importance de suivre le mouvement et de donner une chance à la paix. Mais, pourront –ils le faire ? Voudront–ils même essayer et risquer de perdre la confiance des leurs et les avantages politiques conséquents dont ils bénéficient ?
Par-delà les approches politiques ou philosophiques des différents protagonistes dans l’équation libyenne, les objectifs et principes sur lesquels les participants à la réunion de Paris se sont apparemment entendus suscitent de nombreuses interrogations et provoquent des doutes quant à la possibilité de les réaliser dans les délais prévus. Qu’on en juge :
1/
Le principal objectif est d’organiser le 10 décembre 2018 des élections parlementaires et présidentielles « dignes de foi et pacifiques » et d’en respecter les résultats .Le délai de six mois que les responsables libyens se sont ainsi donné pour une opération compliquée qui, dans des conditions normales et dans un pays ne souffrant d’aucune anomalie institutionnelle ou sécuritaire, nécessite une longue préparation, est de l’avis de nombreux observateurs, un défi qu’il sera difficile à tenir même avec l’aide de la « mission d’appui » des Nations unies. Ceci d’autant que le pays ne dispose ni d’une base constitutionnelle claire ni d’une loi électorale reconnue par tous. Conscients de ces lacunes, les participants à la réunion de Paris ont fixé un objectif encore plus ambitieux : mettre en place la base constitutionnelle et la loi électorale nécessaires « d’ici le 16 décembre 2018 ». Certes, des
projets semblent exister et la possibilité de recourir provisoirement à un ancien texte constitutionnel est citée par les plus optimistes .Mais, comment arriver dans un tel laps de temps à un accord sur la question alors que des différends moins profonds provoqués par l’accord de Skhirat de décembre 2015,comme sur l’instance devant assurer le contrôle des forces armées, continuent à ce jour de diviser la classe politique libyenne et sont largement responsables du gel de la mise en oeuvre de cet accord ?
2/
Le texte de Paris prévoit que les élections doivent être « bien préparées avec l’ensemble des institutions libyennes afin de promouvoir l’objectif partagé de stabiliser et d’unifier la Libye ».De surcroît, affirme le texte, les parties « s’engagent solennellement à organiser une nouvelle campagne d’inscription sur les listes électorales…. et à mettre en place des dispositions solides en matière de sécurité…. » en ajoutant que « ceux qui entraveront le processus électoral auront à rendre compte ».Comment honorer ces engagements alors que le pays est disloqué administrativement et divisé sur les plans militaire et sécuritaire ? Certes, le texte de Paris prévoit aussi que « les forces de sécurité libyennes officielles (lesquelles ?), avec le « soutien approprié et la coordination des Nations unies ainsi que des organisations régionales et de la communauté internationale, seront chargées de garantir le processus électoral…. ». Le texte reste silencieux sur la forme que doit prendre le soutien des Nations unies. Quant à celui de la « communauté internationale », comment ne pas y voir l’ouverture pour une nouvelle intervention étrangère qui ne dirait pas son nom et dont les Libyens n’ont pas le meilleur souvenir ? Cela d’autant plus que certaines puissances intéressées, proches et lointaines, semblent voir d’un mauvais oeil ce qu’ils considèrent comme activisme débordant de la diplomatie française et pourraient être tentées de « jouer aux empêcheurs de tourner en rond ».
3/
Pour « améliorer le climat en vue des élections nationales »les participants s’engagent « à transférer le siège de la Chambre des députés (qui se trouve actuellement dans l’Est du pays)….et à oeuvrer à mettre un terme au dédoublement des institutions et structures gouvernementales à terme ….et à unifier la Banque centrale de Libye et d’autres institutions ». Mais doit-on mettre cet objectif, louable mais si difficile, comme condition du succès de l’opération électorale ou plutôt comme consécration du processus de transition ?
4/
Enfin les participants s’engagent à « participer à une conférence politique ouverte à tous afin d’assurer le suivi de la mise en oeuvre de la déclaration, sous les auspices des Nations unies ».Cette conférence envisagée depuis longtemps par le Représentant des Nations unies, M.Ghassan Salamé, ne semble pas bénéficier de beaucoup de soutien. Comment en convaincre aujourd’hui les parties récalcitrantes alors qu’elles ont été écartées de la rencontre de Paris ? Un défi difficile à relever.
Ainsi les objectifs et principes convenus au cours de la rencontre de Paris sur la Libye sont généreux et peuvent constituer une plateforme générale pour une perspective de sortie de l’impasse, mais semblent difficilement réalisables dans les délais établis, à moins de croire aux miracles en politique. Sans se mettre dans la position de donneur de leçons, une approche plus étalée dans le temps avec une modification substantielle de l’environnement extérieur d’appui aux engagements pris, serait peut-être mieux à même de conduire au résultat escompté. Dans la mesure où ces engagements sont pris de bonne foi, il devrait être possible aux parties libyennes de convenir de les reporter de quelques mois pour s’assurer d’une bonne préparation du processus électoral et de ses bases légales transitionnelles et de répondre à toutes les interrogations. En attendant, le pays semble avoir un besoin urgent d’un exécutif unifié qui soit capable de se substituer aux trois structures concurrentes actuelles, ce qui a été passé sous silence dans les engagements de Paris. Cet exécutif serait provisoire et consensuel et aurait pour responsabilité principale de préparer et conduire les élections et d’expédier les affaires courantes du pays jusqu’à la proclamation des résultats du processus et l’installation des institutions permanentes du pays. L’Organisation des Nations unies et les pays concernés, y compris les voisins de la Libye, sont appelés à renoncer aux tentatives d’élaborer de nouveaux plans de sortie de crise, à l’image du plan de Skhirat aujourd’hui clairement dépassé.
L’aide de l’ONU si ouvertement recherchée par les participants à Paris devrait aller au-delà de ce que la mission d’appui politique actuelle peut offrir compte tenu de son mandat : l’Organisation devrait être chargée d’une mission multidimensionnelle incluant l’aide à la préparation des élections et sa conduite ainsi que sa sécurisation par l’apport d’unités agissant en tant que « corps de maintien de la paix », agréé par les autorités provisoires libyennes et suffisamment fort pour pouvoir éloigner des grandes villes, en particulier la capitale, les milices qui seraient tentées d’empêcher le déroulement du scrutin où d’en fausser le résultat. Les pays amis de la Libye, en particulier les pays voisins, y compris la Tunisie, devraient déployer des efforts pour amener le Conseil de Sécurité à s’engager sur cette voie et devraient être disposés à fournir une partie des Casques bleus et autres agents nécessaires pour mener l’opération à bonne fin. La lutte contre les organisations terroristes qui continuent d’avoir une présence en Libye devrait, bien évidemment, se poursuivre avec une attention particulière aux risques que ces organisations peuvent poser pour le processus électoral et la transition.
La démarche suggérée ci-dessus ne constituerait pas une intervention étrangère puisqu’elle se passerait dans le cadre des Nations unies dont la Libye est membre. La Tunisie, qui voit sa propre initiative tripartite en faveur de la Libye contournée par la dernière initiative française, devrait, en épousant une telle démarche, reprendre son rôle avant-gardiste dans un dossier qui l’intéresse au plus haut point et engage sa sécurité et son avenir