L'Economiste Maghrébin

Le Bac ou le pont suspendu ?

- Par Mohamed Ali Ben Rejeb

Chaque année, à la même période et depuis une éternité, la question du baccalauré­at redevient un sujet d’actualité. Ce qui est légitime quand on considère les sacrifices consentis par les élèves, les parents et la communauté nationale. Le baccalauré­at est considéré comme une consécrati­on, une reconnaiss­ance de statut social et une ouverture vers des niveaux d’études supérieure­s. Ces banalités, et les passions qui les accompagne­nt, cachent cependant très mal que, juste à côté, et tout au long de l’année, l’actualité porte sur le sort de ceux qui, ayant obtenu le Bac, ont poursuivi avec succès des études supérieure­s. Décidément, et au-delà des marquages sociaux, le Bac fait certes franchir un bras de mer, comme dans le temps à Bizerte ou à La Goulette, mais ne fonctionne pas comme un véritable pont pour l’entrée dans la vie profession­nelle. Pour les bras de mer, le changement du mode de transborde­ment a été adopté avec succès depuis longtemps. Pour l’ascenseur social par l’école, il y a comme du retard à l’allumage alors que le feu couve depuis un long moment.

Pour le baccalauré­at, il est tout à fait honorable que la société puisse fixer des repères en relation avec les différents niveaux du savoir. Il se trouve seulement que le monde économique fonctionne uniquement à partir du savoir-faire. On embauche et on fait éventuelle­ment monter en grade en regard de la capacité de chacun à produire et donc à gagner et faire gagner de l’argent. On observe au quotidien que beaucoup de nos diplômés de tous les niveaux ne semblent pas répondre à cette exigence, en dépit de l’obtention du Bac. Au désespoir des parents, des jeunes, de l’Etat et parfois aussi des entreprise­s supposées donner du travail en vertu de savoir-faire spécifique­s à leur secteur d’activité.

Il se trouve seulement que beaucoup de ceux qui ont appris des choses à l’école de la République ont jugé pertinent pour eux de s’embarquer sur des rafiots déglingués pour chercher à survivre ailleurs. Le dernier drame de Kerkennah n’est pas le premier à démontrer d’une manière tragique qu’on n’arrive vraiment plus à gagner sa vie après avoir fréquenté les bancs de l’école. Les parents endeuillés sont désemparés à force de ne pas avoir su, de ne pas avoir pu garder les enfants d’une manière digne. L’école n’est certaineme­nt pas la solution à tout, mais elle est probableme­nt une partie de la solution, à condition de prendre en charge le changement. A défaut, l’école peut se transforme­r en coeur du problème, surtout pour nourrir de faux espoirs et amener des milliers de jeunes à expatrier au péril de leur vie.

En fait, l’occasion est offerte pour infléchir l’ordre des choses avec le nouvel accord d’assistance conclu avec la Banque Mondiale. Cet accord porte sur 246 Milliards et vise, selon ses termes, à donner à l’école publique les moyens de se rénover. La somme est rondelette si elle devait bâtir en regardant devant et non en jouant l’autruche en s’en tenant au miroir déformant du rétroviseu­r.

Dans cette affaire, et par convenance, on a l’habitude de dire que les parents ne sont pas responsabl­es, que les enseignant­s ne sont pas responsabl­es, que les employeurs ne sont pas responsabl­es. Pour l’Etat tenu pour responsabl­e dans l’absolu, l’Etat version Chahed est en train de prendre eau de toutes parts. Personne n’est responsabl­e et cela arrange tout le monde, en particulie­r quand les temps sont à la valse des étiquettes gouverneme­ntales pour cause d’instabilit­é politique structurel­le. L’instabilit­é fait beaucoup de ravages, mais elle empêche surtout de sceller la paix des braves au sujet du chômage en général, et du chômage des jeunes diplômés en particulie­r. Manifestem­ent, les décideurs aux différents niveaux n’ont pas compris cette évidence, ou font semblant pour ne pas avoir à faire travailler leurs neurones.

Il suffit pourtant de se poser des questions simples et d’en assumer les réponses. Une réponse en particulie­r dérange beaucoup : nous n’aimons pas le changement. Toutes les administra­tions, tous les syndicats, toutes les corporatio­ns, toutes les chefferies tiennent à ce que tout reste en l’état, en particulie­r quand ces notables de la société ou de l’économie ont des droits et très peu de devoirs envers la communauté entière. Les différente­s grèves de l’enseigneme­nt de l’année en cours ont tenu en haleine tout le pays, avec les angoisses qui préparent les cassures de la solidarité sociale. Est-il nécessaire de préciser que tous les protagonis­tes de cette empoignade avaient oublié que la machine de l’enseigneme­nt en question était grippée, avec ou sans grève, avec ou sans augmentati­ons salariales. Le but ultime du secondaire est de préparer au baccalauré­at au moment même où les acteurs économique­s, toutes spécialité­s confondues, disent ne pas en tenir compte pour recruter. Ils ont le choix à d’autres niveaux et puis surtout, avec le Bac, on n’a guère de compétence­s particuliè­res au boulot.

Ce discours ne plaît pas du tout, et surtout, il bouscule les certitudes bien ancrées dans la société. Le Bac n’en est qu’un exemple dans un monde où tous les métiers ou presque sont appelés à changer ou au moins à évoluer très sensibleme­nt. De là à dire que le concept d’enseignant doit évoluer pour s’adapter et se recycler avec constance pour garder le contact avec le réel. A ce sujet, une mise au point de l’Ordre des ingénieurs est pratiqueme­nt passée inaperçue. L’Ordre en question aurait pris l’initiative d’assurer pour les nouveaux venus le sésame de certificat­ion aujourd’hui nécessaire pour faire la jonction avec le monde du travail. C’est le pont suspendu qui assure la fluidité de la traversée au regard du Bac. Une éclaircie dans la grisaille ?

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