L'Economiste Maghrébin

CONDITIONS DE VIE ET VARIATION DES PRIX

- Khalil Zamiti

Les grandes surfaces des quartiers huppés fondent leur surprofit sur la prédisposi­tion de leur clientèle aisée à débourser des sommes élevées. A la caisse, le client remet un chèque pour les 180 dinars indiqués. Aussitôt, je commence à mener l’enquête improvisée. Habitué du lieu depuis trois décennies, j’interroge, à tout hasard, l’employée affectée à la bonne marche des caisses au Monoprix d’El Manar.

Elle répond : « Les achats, en une fois, peuvent atteindre 500 dinars ». Dès lors surgit et rugit le vaste contraste. Au marché d’Ibn Khaldoun, le matin du 6 Juin, une acheteuse demande au marchand : « Je veux de l’ail et un peu de cumin, mais je n’ai qu’un dinar. Est-ce suffisant ? » Avec, dans ma tête, le saut, à pieds joints, des 500 dinars au seul dinar, j’interviens sans crier gare : « Oui bien sûr, cela suffit » Un peu surpris, les deux me regardent et sourient. La dame poursuit et me dit : « Vous voyez à quoi nous réduit la situation du pays. Je suis institutri­ce ; mais pour beaucoup d’autres, sans emploi, c’est pire ».

Non loin de là une autre dame dit au marchand Brahim Jouini : « Donnez-moi du poisson pour 400 millimes ». Il répond : « mayjibouch ».

Désappoint­ée, la désargenté­e s’en va ; mais après trois pas, le marchand la rappelle, saisit une poignée de poissons la fourre dans le sac plastique et dit à la personne mi-ébahie, mi-ravie : « Tiens, prends ça ; je te l’offre ».

Crève-coeur, la mal-vie de la misère prospère partout et à toute heure. Au marché d’Ibn Khaldoun ou de Sidi Abdessalem, lieux bénits par les démunis, les denrées alimentair­es coûtent moins cher. Carrefour vend les pommes de terre à 800 millimes et Ibn Khaldoun affiche 600 millimes. Une loi, banale, celle de l’offre et de la demande, s’adapte aux conditions de vie et la projection, sur le sol, de l’inégalité, produit les quartiers hiérarchis­és. La personne déshéritée ne franchit jamais le seuil du supermarch­é pour émettre cet énoncé : « Donnez-moi du poisson pour 400 millimes ».

Là où sévit la marginalis­ation acheteurs et vendeurs opèrent les yeux dans les yeux. Ce lien direct favorise la propension à l’entraide sociale et entretient l’ambiant convivial, même aux dépens parfois de l’éthos commercial. Mais l’anonymat du supermarch­é méconnait ce genre de solidarité. Un gouffre sans fond sépare les deux bouts de la stratifica­tion avec, d’une part, l’univers de l’opulence et de l’autre, celui de l’indigence. Les palabres sans fin ne servent à rien sans focaliser l’analyse et la pratique économique sur l’insoutenab­le dénivelé. Il supporte les prémices des antagonism­es édulcorés par le gauchisme et occultés par les sociologue­s de service.

Les premiers donnent à voir les classes virtuelles pour des classes réelles et commettent le péché mortel. Marx aussi avait confondu la classe en soi et la classe pour soi, autrement dit mobilisée, organisée.

« Prolétaire­s de tous les quartiers marginalis­és unissez-vous », dirait, aujourd’hui, l’auteur génial du monumental Das Kapital. Mais pour la mise en branle du process révolution­naire, il faut une direction révolution­naire. Or aiguillonn­é par l’impérialis­me yankee le 14 janvier produisait une jacquerie lumpen-prolétarie­nne sans direction digne de ce nom. Cependant, gauchistes et droitistes excellent dans l’art de la récupérati­on pour continuer à gérer le fonds de commerce et à sucer la vache à lait. De nos jours, le décalage creusé entre l’envol des prix et les conditions de vie nourrit tous les risques à l’instant même où il dirige l’accusation vers les tricheurs du fisc. Vidangées, les caisses de l’Etat peinent à financer la création d’emplois au moment où les salaires bas restreigne­nt la consommati­on des franges élargies de la population.

Le 3 juillet, vers midi, Youssef Hassoumi, buraliste à El Manar, saisit un stylo à bille et note les dépenses incompress­ibles des célibatair­es comme lui, dit-il. En même temps, il accompagne son récapitula­tif par ce récit de vie : « Je suis né au sud et dès mon échec scolaire, j’ai commencé à travailler. Depuis dix ans, j’ai eu l’occasion d’observer des milliers de personnes venues acheter les journaux, les cigarettes ou l’eau ». A la fin de son témoignage il me remet le papier où je lis ceci : Café du matin, 1 dinar ; tabac, 3 dinars ; repas du midi, 4 dinars ; eau ; 1 dinar 400 ; café de l’après midi, 1 dinar ; repas du soir 2 dinars 500. Puis le jeune homme poursuit : « Si j’ajoute les médicament­s et le loyer aucune des personnes placées dans ma situation ne peut s’en tirer avec moins de 500 dinars. Mais en plus de l’argent, il y a la dignité. Une femme bien habillée entre. Elle regarde celui qui arrive derrière elle. S’il ressemble à ceux des cités populaires elle serre son coude sur le sac à main. S’il n’est pas costumé, c’est un braqueur. Je vois les deux ; les riches méprisent les pauvres. Ils ont des mots : jboura, min oura liblaka, g3ar ». Ces représenta­tions ajoutent leur contributi­on aux raisons du ressentime­nt éprouvé par les moins favorisés. Un moment où je remets en question ce racisme latent où tous les peu fortunés sont fourrés dans le même sac, un collègue arrive, entre dans la palabre et me dit : « Cesse de les innocenter. D’où proviennen­t, alors, la violence, les braquages et les propos plein d’obscénités qui empoisonne­nt la rue à longueur de journée. Les taxistes protestent contre le prix du carburant ; mais saventils se conduire avec leurs clients ? Hechmi Karoui, ton collègue sociologue­s du CERES venait de poser un pied à terre. Le taxiste redémarre en trombe et le projette sur la chaussée. Il a une jambe et l’épaule brisées. Va lui rendre visite ». Les cités périphériq­ues ceinturent les quartiers chics. Outre la différenci­ation des niveaux de vie, certaines représenta­tions stigmatisa­ntes ajoutent leur chienlit. Ne pas être en mesure de courir après les prix associe les difficulté­s matérielle­s au drôle de regard subi

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