UN ANCIEN AMBASSADEUR AUX E.A.U. QUI NE RECONNAÎT PLUS LE PAYS DE CHEIKH ZAIED
Le rédacteur des lignes qui suivent a eu l’insigne honneur de servir son pays comme Ambassadeur auprès des Emirats Arabes Unis pendant une période de plus de cinq ans, et ce, tout au long de la deuxième moitié des années quatre-vingt. C’était sa première mission de chef de poste diplomatique qu’il a commencée pour une première période sous la présidence du Leader Habib Bourguiba. Cette période comme celle qui l’a suivie ont vu les relations entre les deux pays poursuivre leur tendance ascendante inaugurée dès la création de la Fédération autour de l’Emirat d’Abou Dhabi sous la direction éclairée de feu Cheikh Zaied Ibn Sultan Al Nahyane en 1971.Cet Etat fédéral, qui venait de se libérer du joug colonial, avait donné un grand espoir aux peuples arabes de commencer à réaliser l’objectif caressé par toute une génération qui avait rêvé de voir la « nation arabe » unir enfin ses forces pour combattre les ennemis communs parmi lesquels le sous-développement était considéré le plus grand.
Cette période de rêve illimité a coïncidé avec l’émergence, notamment dans l’Emirat d’Abou Dhabi, de la richesse du pétrole et du gaz qui a offert à Cheikh Zaied les moyens pour assurer le bien-être à tout son peuple dans les sept émirats du pays, du plus riche au plus pauvre. Mais, dans sa sagesse, le Président des Emirats Arabes Unis a compris que ce bien-être ne sera pas complet et durable s’il n’est pas étendu aux autres pays arabes et ceux géographiquement proches qui étaient dans le besoin et il n’a pas hésité à investir une partie des moyens financiers de son pays dans des projets mutuellement avantageux allant du Maroc à la Tunisie, de l’Egypte à la Jordanie, du Pakistan au Bangladesh sans oublier le Yémen pour lequel il avait une sympathie particulière. Devant asseoir les structures de son Etat naissant, il a fait appel à des experts des pays arabes et non arabes ayant l’expérience nécessaire. C’est ainsi que dans les différents services on retrouve des enseignants tunisiens, des juges égyptiens, des policiers marocains, soudanais et mauritaniens, des instructeurs militaires jordaniens, des administrateurs libanais et syriens, des opérateurs du commerce iraniens, des ingénieurs indiens et pakistanais, des ouvriers bengalais…en plus des banquiers et hommes d’affaires anglais et américains.
Les responsables émiratis n’ont jamais lié leur coopération avec les autres pays à des conditions politiques ou idéologiques. En fait, ils considéraient la structure de leur propre pays comme étant le reflet de la mosaïque idéologique, sociale et économique du monde qui les entoure, ce qui en constituait la richesse. Ainsi, aux Emirats Arabes Unis les ardents traditionnalistes d’Abu Dhabi côtoyaient les libéraux de Dubaï, les nationalistes arabes de Sharjah côtoyaient les tribaux de Ras Al Khaima, la simplicité des habitants d’Ajman et d’Oum Al Quiouine côtoyait l’isolationnisme des frontaliers d’El Fujaïrah, les riches entrepreneurs côtoyaient ceux qui attendaient les subventions des autres provinces pour survivre, les sunnites malékites vivaient en bonne entente avec les chiites, ceux qui faisaient les navettes incessantes avec l’omniprésent Iran à travers le Golfe côtoyaient ceux qui faisaient la navette avec la Grande-Bretagne qui a gardé des liens solides avec le pays de Cheikh Zaied. Aucune communauté ne faisait ombrage aux autres et le gouvernement émirati n’a jamais été tenté d’utiliser ces communautés contre leurs pays d’origine ni de dicter sa volonté à ces pays.
Cette politique a fait d’Abu Dhabi le lieu vers lequel convergeaient les anciens responsables politiques, notamment arabes de toutes tendances, qui se sentaient à tort ou à raison persécutés dans leur propre pays, responsables que Cheikh Zaied accueillait non pas en tant que cartes à utiliser mais comme êtres humains dans le besoin. C’est ainsi que l’ancien ministre tunisien des Affaires Etrangères Mohamed Masmoudi et l’actuel Chef d’Etat algérien avaient fait de longs séjours aux Emirats entourés de toute l’attention de ses leaders sans que cela crée le moindre ressentiment de la part des pays d’origine.
Sur le plan extérieur, la politique des Emirats était résolument non-alignée et refusait toute appartenance à des alliances militaires. Avec les pays frères, cette politique était favorable à une Ligue arabe solide mais a toujours objecté aux tentatives de mainmise d’un pays ou d’un autre sur cette Ligue. Elle a évité l’interventionnisme dans les affaires intérieures des autres pays arabes pour des raisons politiques, économiques ou religieuses. Avec les pays du voisinage immédiat, Cheikh Zayed a fortement contribué à la création du Conseil de Coopération du Golfe mais n’a jamais accepté que ce Conseil soit un instrument d’hégémonie aux mains d’un de ses membres, ou un moyen de confronter une autre puissance régionale, ou encore moins une arme pour subjuguer l’un de ses membres. En effet, bien que sûrs d’euxmêmes et de bons musulmans sunnites pour l’essentiel, les Emiratis n’ont jamais cru être munis d’une mission de policier régional ou mondial ni d’une mission religieuse donnée et aspiraient à vivre en paix avec leur entourage et le reste de l’univers sans jamais nommer un ennemi ni craindre un adversaire. Le différend avec l’Iran sur la propriété de trois îlots à l’entrée du Golfe était traité par les voies diplomatiques et n’a jamais empêché Abu Dhabi et surtout Dubaï d’avoir des relations florissantes et apaisées avec Téhéran. Cette politique extérieure a permis aux Emirats Arabes Unis de gagner le respect de tous et les a rendus invulnérables malgré leurs dimensions géographiques limitées, la position stratégique qu’ils occupaient et les convoitises que leurs richesses pouvaient attirer.
Tout cela semble avoir changé avec les héritiers de Cheikh Zayed décédé en 2004. Certes, ce dernier avait laissé derrière lui pour prendre les rênes du pouvoir un homme mesuré comme lui, son fils aîné Cheikh Khalifa, qui semble s’être rapidement retiré des affaires effectives pour les laisser entre les mains de son frère cadet, Cheikh Mohamed, prince héritier d’Abu Dhabi. Ce dernier, après avoir reçu une formation militaire dans une institution britannique, a été le chef d’Etat-Major des Armées puis ministre de la Défense d’Abu Dhabi et avait acquis à ce titre de solides connexions régionales et internationales. Certes, une partie du pouvoir, notamment économique, est restée entre les mains de l’homme fort de Dubaï, Cheikh Mohamed Ibn Rachid Al Makhtoum, Premier Ministre dans la structure fédérale, mais le pouvoir politique est solidement centré entre les mains de Cheikh Mohamed Ibn Zaied à Abu Dhabi et lié au système d’intérêts militaro-économiques qui a été instauré en liaison avec des puissances étrangères.
Ce système semble avoir décidé que les Emirats Arabes Unis ont des ennemis idéologiques dans la région qu’ils doivent confronter et des amis irremplaçables, arabes et non arabes, avec lesquels ils doivent constituer des alliances militaires afin d’aller installer des bases et mener des guerres loin de leurs frontières, comme au Yémen. Ce système semble s’être soudainement aperçu qu’une certaine tendance de l’Islam doit être combattue et qu’une autre doit être soutenue en terre arabe. Que certains régimes de la région (comme celui du président Assad) sont « oppressifs » et doivent être changés et que d’autres, non moins oppressifs, sont à appuyer au nom d’intérêts stratégiques donnés. Il s’est également aperçu que le Qatar, qui était ardemment sollicité pour faire partie de l’Etat des Emirats à sa naissance, était devenu un danger pour la région et méritait d’être isolé. Il s’est enfin découvert un penchant pour soutenir des groupements politiques arabes donnés contre d’autres, en utilisant à cette fin les cartes de la coopération économique et technique et, au besoin, en recourant à d’autres moyens…
L’ancien Ambassadeur en question, présentement retraité, a toujours eu une admiration illimitée pour ce pays où il a vu naître l’un de ses enfants, pays qu’il a longtemps considéré comme un modèle de modération, de fidélité à l’arabisme, de générosité et de tolérance, ouvrant ses bras à tous pour un conseil judicieux ou une assistance désintéressée et prodiguant des appels incessants à éviter la guerre et faire prévaloir le dialogue. Il suit aujourd’hui avec tristesse l’évolution en cours et ne peut s’empêcher de prier pour que la sagesse légendaire reprenne le dessus dans le pays de Cheikh Zaied qu’il ne reconnaît plus. Il n’est sûrement pas seul à le faire car les Emirats Arabes Unis ont occupé et occupent toujours une place à part dans le coeur de ses nombreux amis !