ATTENTAT, COLIBE ET LANGUE DE BOIS
Eplorée, la mère du sécuritaire massacré disait : « Montrezvous à visage découvert ! Pourquoi vous cacher ? ». Elle sait de quoi elle parle. Ils sont là, parmi nous. Une fois troquée la tenue de combat contre la jellaba, ils vaquent à leurs affaires par-ci par là. Comment auraient-ils torturé, à mort, le berger s’ils n’étaient pas renseignés de près ? Le premier pas engagé sur le terrain de l’investigation contrôlée rencontre l’épicier, les quatre buralistes et le marchand de fruits tous unis par le même avis. L’un d’entre eux Youssef Hassoumi, natif de Tataouine, me dit : « Les molhdin veulent supprimer l’excision. L’opération de Aïn Soltane réagit contre leur provocation. La liberté hors du Coran. »
A juste titre, Bochra dément la contre-vérité. Mais à la guerre comme à la guerre, par définition outrancière. Si la propagande était l’information, Churchill et Hitler n’auraient guère eu recours à la désinformation pour désorienter l’adversaire. A sa manière, Nietzsche le dit : « Qu’importe le mensonge si la vérité me nuit ? » Des facebookers applaudissent le rapport de la COLIBE et des imams prennent position contre lui. Mais l’arbre est fait pour cacher la forêt. Car un continuum suit la piste étalée entre le dire et le faire. Dès lors, le front intérieur sépare les tenants de la doxa démocratique et les partisans de l’éthos théocratique. Chacun des clans peut dire « ils sont là, parmi nous. » car le pays réunit, au moins, deux nous. De là provient l’invention d’une distinction : « musulmans de culture » d’une part, et « musulmans de culture et de religion » de l’autre. L’euphémisme est fait pour masquer l’ambiguïté.
Deux visions du monde social, peu compatibles, sourcent l’antagonisme parlé ou armé. Dès lors, ni le bien, ni le mal, ni le paradisiaque ni l’infernal, ni le vrai ni le faux, ni le droit ni le non-droit, rien, en soi, n’existe hors de sa perception à travers le prisme de la représentation. Ainsi, pour certains, le marcassin, accompagné d’un verre de vin, procure un plaisir divin. Pour d’autres, ingurgiter ces mets c’est commettre un péché. Selon les premiers, la commission des libertés individuelles et de l’égalité offre la panacée. Mais à l’aune des seconds, elle colporte une calamité. Le parti de Rached Ghannouchi critique le texte car il sape les fondations de la parenté à l’instant même où il clive la société.
Dans ces conditions pratiques et méthodologiques, ce pavé, pas encore devenu projet soumis à l’Assemblée, inspire deux prises de position différenciées. Les « modernistes » bénissent et les « salafistes » maudissent. Les attachés à l’Etat Civil approuvent le rapport avec sa référence aux articles 78 et 79 : « Il est interdit à quiconque, individus ou groupes, de s’attaquer à la liberté… Sans aucun prétexte qu’il soit politique, idéologique ou religieux ». Avec ce dernier mot, nous voici au fin fond de la sacro-sainte bipolarisation.
L’ensemble des formations affiliées à Ghannouchi, Abou Yadh ou Baghdadi ne peuvent pas ne pas se sentir visées. Les deux tribalismes fourbissent leurs armes. D’une part fuse le slogan « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ; mais de l’autre, aucune liberté ne saurait pavoiser hors des codifications prescrites par le Coran. Le Cheikh Rached Ghannouchi, échaudé par le passé, assagi aussi, dit : « Il importe de prendre conscience de la sensibilité de la période par laquelle passe la société marquée par des tensions politiques et sociales brûlantes en rapport avec la vie quotidienne des citoyens, notamment les catégories démunies. »
En effet, aucun des tués lors du guet-apens n’appartient aux fils à papa de La Marsa. Les franges les plus démunies de la population fournissent la chair à canon. C’est pourquoi l’utilisation de l’attentat par les politiciens suscite le rejet des visiteurs inopportuns. Pour ceux du Front dit populaire la condamnation des tueurs par Ennahdha suit les replis de l’hypocrisie. Engagés dans cette fosse aux faux lions, Hichem Jaiet, Youssef Seddik ou Mohamed Talbi imputent le terrorisme à une interprétation erronée du Coran. Par cette prise de position, ils commettent un péché mortel envers la plus élémentaire des règles anthropologiques. L’objet du savoir n’est guère la manière dont les agents sociaux devraient croire, mais la façon dont ils croient ici et maintenant. Avec, d’une part, les gens du Livre et, de l’autre, les parfois éméchés, la Tunisie dérive, à vue, sur le bateau ivre. Dans cet ample dialogue de sourds et de malentendants, le ton de l’analyse, lui seul, émarge au pavillon des abonnés absents. Pour l’instant, les derviches tourneurs de toutes les couleurs ne cessent de virevolter autour du bac à fleurs où peinent à cohabiter le profane et le sacré. Avec ou sans économie réanimée comment gouverner pareille société à ce point écartelée ?
Avec, d’une part, les gens du Livre et, de l’autre, les parfois éméchés, la Tunisie dérive, à vue, sur le bateau ivre. Dans cet ample dialogue de sourds et de malentendants, le ton de l’analyse, lui seul, émarge au pavillon des abonnés absents.