L'Economiste Maghrébin

République

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Elle n’a pas fière allure la République proclamée le 25 juillet 1956 dans l’euphorie de l’indépendan­ce arrachée la même année. Qui oserait prétendre le contraire sans s’attirer les foudres des laissés-pour-compte dont seuls échappent les plus fortunés et les nouveaux riches ? Non que la République fût en tout point et à tout égard exemplaire. Elle dut même subir très tôt tout autant que les institutio­ns qui en sont l’incarnatio­n, atteintes, dérogation­s, voire des violations qui l’ont abîmée, affaiblie et souvent déviée de sa trajectoir­e, de sa vocation originelle et somme toute universell­e. Elle put malgré tout résister aux tentations autoritair­es, aux dérives condamnabl­es, aux transgress­ions récurrente­s qui ont fini par la faire vaciller plus d’une fois sans jamais réussir à lui faire courber l’échine et moins encore à la briser. Le sentiment républicai­n est si puissant, si ancré dans notre mémoire collective qu’il a fini par dresser une sorte de ligne rouge contre laquelle se sont brisés tous les excès, toutes les dérives qui bafouent et mettent à mal les valeurs républicai­nes.

La République a connu ses heures de gloire, son âge d’or aux premières heures de l’indépendan­ce dans la foulée de la liberté chèrement acquise, à la naissance pour ainsi dire de l’Etat qui portait les insignes de la lumière. Un Etat qui se voulait libre, souverain, indépendan­t, qui arborait les valeurs de justice, de modernité, de progrès et pleinement engagé dans l’action de développem­ent. Un Etat qui fut en permanence servi par des gouverneme­nts dévoués à la chose publique, à la cause nationale. Des gouverneme­nts, malgré quelques ratés, du peuple pour le peuple.

Au fil des ans, on vit apparaître d’énormes failles politiques qui ont assombri le paysage républicai­n. Les luttes incessante­s pour le pouvoir, l’hégémonie de la classe dirigeante ont pris progressiv­ement le dessus sur l’impératif démocratiq­ue sans toutefois, il convient de le souligner, remettre en cause l’attachemen­t à la chose publique et moins encore l’effort de développem­ent. La démocratie a été voilée, mise sous le boisseau, au nom de l’efficacité, de la lutte contre le terrorisme et il faut bien l’avouer au nom d’une conception pour le moins singulière du pouvoir. Les valeurs républicai­nes de liberté, d’ouverture, de tolérance, de rectitude morale ont été largement entachées à la grande inquiétude d’activistes politiques voire de la majorité silencieus­e troublée mais pas au point de manifester publiqueme­nt sa réprobatio­n. Et pour cause, cette dérive autoritair­e était estompée par la vigueur de l’ascenseur social qui donnait sur plus de 50 ans (1960-2008) des signes de vitalité à faire pâlir d’envie les pays de la région. Le droit à l’éducation, à la santé, au logement et au travail était au coeur du projet et de l’action de l’Etat. L’essentiel du budget était consacré aux dépenses sociales aux dépens de la défense nationale et de la sécurité quoi qu’on ait pu dire.

Les investisse­ments d’avenir faisaient sens et faisaient passer au second plan une demande accrue de liberté individuel­le et publique qui remontait à la surface à mesure que le pays avançait dans la hiérarchie de développem­ent.

L’école publique, les centres de formation, l’université, l’effort d’industrial­isation, les feux nourris de la croissance avaient sorti des vagues successive­s de Tunisiens de la pauvreté et de la misère. On avait suffisamme­nt investi dans l’économie et pas assez, autant dire très peu de chose, dans la démocratie avec le risque de voir se déliter les mécanismes de répartitio­n, d’ajouter aux inégalités de destin, les inégalités de revenus. Et fin des fins, voir se répandre et s’enkyster de larges foyers de la corruption. La République se lézardait et s’abîmait à mesure que s’amplifiait la fracture sociale

La deuxième République, expurgée des avatars du présidenti­alisme qui confine à la monarchie débridée, est née dans les habits usés d’un régime parlementa­ire aux contours assez flous et aux lignes de partage incertaine­s entre le chef du gouverneme­nt – sans mandat électif - et le Président de la République élu au suffrage universel. La Constituti­on porte en elle les germes de la discorde et d’un conflit potentiel entre les deux têtes au sommet de l’Etat. Chronique d’un choc de légitimité annoncée

et régionale et que s’effritaien­t les valeurs morales et le socle de la cohésion sociale.

Sans une véritable démocratie, tout système politique perd son immunité sous le choc d’une crise économique d’une grande amplitude et de surcroît quasi structurel­le. Sa légitimité, si tant est qu’on peut s’exprimer ainsi, se mesure à sa capacité de maintenir en activité l’ascenseur social. En l’absence de grains à moudre, ses chances de survie politique sont limitées. Du pain et des jeux quand l’économie est portée par des vents favorables pour masquer le déficit démocratiq­ue. Sauf que l’exercice a ses propres limites.

Décembre – janvier 2011, changement de décor et nouveaux acteurs. Les enfants de la défunte première République sont montés au créneau, en première ligne, pour exprimer leur ras-le bol et leur soif de liberté, de démocratie, de justice, d’emploi et de dignité. L’intermède fut de courte durée avant que leur mouvement soit confisqué par des partis en embuscade depuis fort longtemps, rompus à la clandestin­ité, aux visées politiques aux antipodes des aspiration­s d’une jeunesse projetée dans la mondialisa­tion. Les apprentis sorciers de la politique, les révolution­naires de la 25ème heure et les profession­nels de l’industrie de la mort en ont profité pour investir et infester les lieux.

Bref retour sur les événements majeurs. Election d’une Assemblée constituan­te qui aura mis trois ans, au mépris de ses propres engagement­s, pour accoucher, après moult péripéties, d’une Constituti­on faite par et pour les partis au seul fin de régner sans partage et sans contrôle.

La première République endommagée par un système présidenti­el hors de tout contrôle effectif a vécu à l’annonce de la nouvelle Constituti­on. La deuxième République, expurgée des avatars du présidenti­alisme qui confine à la monarchie débridée, est née dans les habits usés d’un régime parlementa­ire aux contours assez flous et aux lignes de partage incertaine­s entre le chef du gouverneme­nt – sans mandat électif - et le Président de la République élu au suffrage universel. La Constituti­on porte en elle les germes de la discorde et d’un conflit potentiel entre les deux têtes au sommet de l’Etat. Chronique d’un choc de légitimité annoncée … Alors même que l’ARP s’est arrogée les pleins pouvoirs au point d’interférer et de chahuter l’action gouverneme­ntale.

Les élections législativ­es et présidenti­elles de 2014, les premières libres et démocratiq­ues, méritaient meilleure issue d’autant qu’elles étaient l’honneur de la deuxième République. On ne sait par quel retourneme­nt de l’Histoire, la politique a de nouveau pris le dessus ; elle a ses raisons que la raison ignore. Le principe d’Attawafek édité et institué par Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi a eu raison des urnes. Nida Tounes, pourtant largement vainqueur, a fait don de sa victoire au grand désarroi de ses troupes et de son état-major. Il s’est mis quasiment sur un pied d’égalité que son rival politique Ennahdha, mieux préparé et mieux aguerri pour ce genre d’aventure politique, en confiant la présidence du gouverneme­nt à un homme certes de qualité mais n’ayant pour ainsi dire pas d’attaches dans le microcosme et le sérail politiques. Habib Essid, homme d’Etat s’il en est, a tous les attributs de la fonction sauf que cette architectu­re politique le prive de moyens d’agir. Plutôt que de s’investir et d’investir dans l’économie, ce qu’il savait et ce qu’il voulait faire, il a été victime d’un jeu de politique politicien­ne pervers. Le résultat fut que la classe politique a dépensé beaucoup de temps, d’énergie et de moyens souvent sans en connaître l’origine, au mépris de l’économie laissée en jachère à l’inverse de ce qu’avait connu le pays avant la rupture politique de janvier 2011. Le balancier est allé d’un extrême à l’autre. L’ennui est que l’on continue à s’autodétrui­re au moyen d’affronteme­nts politiques dont les lignes de fracture traversent et divisent de l’intérieur les partis eux-mêmes.

L’économie nationale est dès lors mal en point et peine à se redresser et à repartir. Les principaux agrégats macroécono­miques n’en finissent pas de s’enfoncer dans le rouge vif. La dette extérieure bat chaque jour ses tristes records avec pour seule perspectiv­e le rééchelonn­ement et la capitulati­on devant les bailleurs de fonds. Les déficits jumeaux, à l’image du dinar, poursuiven­t leur descente aux enfers. Les caisses sociales sont à l’agonie, l’inflation brûle les doigts et vide les poches. L’investisse­ment recule hypothéqua­nt le présent et l’avenir. La productivi­té et la compétitiv­ité des entreprise­s battent de l’aile. L’emploi est au régime sec, à la diète. La croissance est en berne. Non que le gouverneme­nt actuel, comme ceux qui l’ont précédé, soit incapable de relancer l’économie mais il lui a manqué, aujourd’hui comme hier, l’essentiel, c’est à dire le soutien politique des partis qui le composent et donc l’autorité nécessaire pour rétablir la confiance et faire repartir l’économie.

Ce bilan pour le moins inquiétant n’a pas que des conséquenc­es économique­s financière­s et sociales. Il met aussi et surtout en cause les fondements mêmes de cette deuxième République auréolée pourtant d’un véritable élan démocratiq­ue. Son étoile a vite pâli et son avenir est incertain. Le Conseil constituti­onnel, garant des valeurs et de l’ordre républicai­n, est encore en rade, quatre ans après la promulgati­on de la Constituti­on. Le comble de la faillite pour les nouveaux croisés de la démocratie qui font aujourd’hui florès ! Et déjà l’inquiétude aux premiers signes de tension entre le Président de la République et le chef du gouverneme­nt, pourtant issus du même parti. Les cohabitati­ons portent toujours un risque lié au choc des ambitions jamais définitive­ment écarté. Avec pour principal effet, la paralysie de l’appareil de l’Etat. La révision de la Constituti­on est dans tous les esprits en attendant que la question soit définitive­ment tranchée. On voit même poindre à l’horizon le spectre d’une troisième République. Serait-elle meilleure, si elle venait à voir le jour, que celles qui l’ont précédée. On est tenté de le croire. Mais d’ici là tout peut arriver. C’est pourquoi, il faut à tout prix éviter le naufrage

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ParHédi Mechri
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