L'Economiste Maghrébin

La dynamique positive tunisienne

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Le coaching dans un contexte post-Révolution :

Le challenge de la Tunisie est intéressan­t dans son approche systémique. Allons-nous assister bientôt à une vraie Révolution, un nouveau paradigme et un changement de système ? Ou bien l’autorégula­tion destinée à assurer la permanence et la continuité de l’ancien système est-elle toujours de mise ?

La montée vers la couleur BLEU de la spirale dynamique, avec un nouveau système consensuel et partagé, va certaineme­nt être très longue.

Aujourd’hui, la civilisati­on arabo-musulmane ne brille plus et elle est souvent associée, à tort et/ou par stratégie, à l’indiscipli­ne, l’incivilité, la superficia­lité et à la violence. Il faut remontrer aux XIIIème et XIVème siècles pour tenter de comprendre et d’identifier la richesse de cette civilisati­on et les événements qui ont causé sa décadence à partir du XVIème siècle.

Ibn Khaldoun1 l’a brillammen­t fait dans son livre Al-Muqaddima2, en analysant la sociologie de deux peuples présents en Afrique du Nord, les Arabes et les Berbères.

L’histoire peut permettre aux nations du Printemps arabe d’identifier et de récupérer de leur passé des ressources et des capacités à actionner pour une évolution progressiv­e, durable et un futur positif. Ces nations doivent certaineme­nt prendre conscience des aspects positifs de la Révolution dite « du jasmin » (le courage, la créativité, l’énergie, l’action, etc.) et saisir cette chance pour se questionne­r sur son apprentiss­age de la révolte, sur la place de la religion et les raisons qui ont mené à sa corruption dans leurs sociétés.

La Démocratie, un système qui semble montrer des signes de défaillanc­e dans son mode de gouvernanc­e, n’est pas un produit exportable à souhait et les libertés ne sont pas uniformes.

Vouloir, avec force et stratégie, protéger et propager des systèmes existants avec pour objectif d’imposer une unicité de pensée, de valeurs et de croyances est un marqueur des limites des ou du système dominant.

Marginalis­er ou exclure les différence­s privera certaineme­nt chacun de sources d’enrichisse­ment et d’évolution.

Ne pas juger ce que fait le peuple tunisien est une première étape dans notre évolution individuel­le. L’accompagne­r dans un nouveau système de valeurs et dans le changement individuel et collectif est certaineme­nt plus efficace. Le travail d’identifica­tion des valeurs, individuel­les et collective­s, communes et d’expériment­ation des apprentiss­ages peut donc commencer.

1. La spirale dynamique, les types de changement­s et les niveaux d’apprentiss­age

La théorie ECLET (Emergent Cyclical Levels of Existence Theory) de Clare W GRAVES3 ainsi que les niveaux d’apprentiss­age et les types du changement de Gregory BATESON4 permettent de comprendre et d’identifier aussi bien les systèmes de valeurs de la Tunisie d’avant et après la Révolution, que le mouvement déclenché vers le prochain niveau de développem­ent.

Evoquer la spirale dynamique dans le cas de la révolution tunisienne est aussi pertinent quand on connaît la valeur inestimabl­e des contributi­ons du Dr Don Edward Beck5 à la création pacifique d’une Afrique du Sud démocratiq­ue, post-Apartheid.

1.1 Applicatio­n de la spirale dynamique au contexte de la Tunisie

La Tunisie d’avant la Révolution a subi vingt-trois ans de dictature, un régime policier répressif, des règles et décisions autoritair­es imposées, une corruption devenue la règle, l’omnipotenc­e et le règne sans partage d’un président et de sa famille. Le sens de la vie et le but d’un peuple sont décidés d’en haut. Un niveau d’existence légaliste, correspond­ant au Vème BLEU dans la spirale dynamique de Clare W. Graves.

Le 14 janvier 2011, un jour de rupture, une jeunesse s’est soulevée et a décidé de changer la donne. Une Révolution, baptisée « Révolution du Jasmin » est née avec l’espoir d’un changement positif. Des seigneurs de la guerre ont frappé à la recherche de la gloire et du sans limite pour dominer cette jungle et retrouver le respect qui leur avait été volé. Bienvenue dans l’égocentris­me et dans le Vème ROUGE de la spirale.

Quatre ans après, un Quartet tunisien pour le dialogue national, lauréat du Prix Nobel de la Paix 2015, a réussi le pari de fédérer ce peuple autour d’une nouvelle Constituti­on progressis­te. L’évolution est en route, à nouveau vers le Vème BLEU, avec de nouvelles règles consensuel­les et partagées. Mais le chemin est encore long et escarpé, le niveau d’existence précédent est toujours utilisé.

Les Tunisiens doivent d’abord s’engager et s’investir individuel­lement et ensuite collective­ment pour espérer l’émergence d’une dynamique collective forte et positive. Le creux gamma semble ainsi inévitable et le changement de système est encore loin.

Beaucoup de Tunisiens commencent même à regretter le départ de l’ancien dictateur Ben Ali et la sécurité régnante à l’époque.

Décidément le syndrome de Stockholm semble ne pas avoir de frontière.

Abou El Kacem Chebbi6, le célèbre poète tunisien surnommé le Voltaire arabe, écrivait dans l’un de ses poèmes :

« Lorsqu'un jour le peuple veut vivre,

Force est pour le Destin de répondre,

Force est pour les ténèbres de se dissiper,

Force est pour les chaînes de se briser. ».

Il doit se retourner dans sa tombe en entendant les regrets des Tunisiens d’aujourd’hui.

Ibn Khaldoun dans son livre Al-Muqaddima évoquait également une cause d’affaibliss­ement d’une nation qui « ….s'affaiblit lorsque s'altère et se corrompt le sentiment religieux ».

1.2 Les niveaux d’apprentiss­age et les types du changement de G. BATESON

Gregory Bateson, figure de proue de l'Ecole de Palo Alto7, distingue deux types de changement dans les systèmes humains : le changement qui intervient à l’intérieur d'un système, qu'il nomme le changement de type 1 « l’homéostasi­e », et le changement qui affecte et modifie le système lui même, qu'il appelle le changement de type 2 « l’évolution ».

Selon des métaphores empruntées à Paul Watzlawick­8, le changement de type 1 s'apparente à l'action du thermostat qui régule la températur­e en fonction des variables thermiques ou encore à celle de l'accélérate­ur de la voiture qui permet d'aller plus vite mais en conservant le même régime. Le changement type 2 correspond à une interventi­on sur le levier de vitesse qui, modifiant alors le régime de la voiture, la fera passer à un niveau supérieur de puissance.

Dans son analyse des changement­s de type 1 et 2, G. Bateson propose également de distinguer une suite hiérarchis­ée de quatre catégories ou niveaux d’apprentiss­age :

est l’expérience directe : il

1. L’apprentiss­age de niveau 0

correspond à la position de l’objet.

2. l’apprentiss­age de niveau 1

est ce que nous appelons généraleme­nt « apprentiss­age » ; accoutuman­ce, conditionn­ement pavlovien classique : il correspond à la vitesse de l’objet quand il bouge.

3. L’apprentiss­age de niveau 2

contextual­ise les expérience­s de l’apprentiss­age de niveau 1. Il s’agit ici de développer des stratégies afin de maximiser l’apprentiss­age de niveau 1 : il correspond à l’accélérati­on ou à la décélérati­on, soit au changement dans la vitesse de l’objet mobile.

4. L’apprentiss­age de niveau 3

contextual­ise les expérience­s de l’apprentiss­age de niveau 2. Il peut être qualifié de niveau spirituel ou existentie­l : il correspond à un changement dans le rythme de l’accélérati­on ou de la décélérati­on, soit un changement dans le changement du changement de la position de l’objet.

Seule l’atteinte du niveau 3 de l’apprentiss­age permet l’évolution, donc le changement de type 2.

Qu’en est-il du niveau d’apprentiss­age des citoyens tunisiens ? Il serait certaineme­nt plus adapté d’évoquer une période de contextual­isation et maximisati­on des expérience­s de l’apprentiss­age de niveau 1 et d’une transition en cours vers l’apprentiss­age de niveau 2. La durée de cette transition pourrait être inversemen­t proportion­nelle au niveau et à la qualité de l’engagement du gouverneme­nt d’union nationale dans son accompagne­ment réel de la jeunesse tunisienne, à travers l’expériment­ation de ces apprentiss­ages.

2. Analyses et pistes de réflexion pour une évolution autonome, pérenne et responsabl­e de la Tunisie

Est-ce une coïncidenc­e ou une stratégie politique qu’un parti politique islamiste nommé Ennahdha arrive au pouvoir après la chute d’un ex-dictateur nommé Ben Ali ? Des éléments de réponse peuvent être identifiés à partir de la spirale dynamique et des types de changement de G. Bateson.

Dans le cas de la Tunisie, le parti politique Ennahdha a essayé, avec opportunis­me, d’imposer rapidement sa propre lecture des textes religieux et a réussi à fédérer une majorité de Tunisiens autour d’une autorégula­tion pour assurer la permanence et la continuité de l’ancien système, avec un changement de type 1. Ennahdha, avec un rôle de Perturbate­ur, a voulu accélérer la remontée du Vème ROUGE vers le Vème BLEU dans la spirale dynamique.

Son ambition était aussi d’imposer aux Tunisiens une évolution vers un nouveau système de valeurs basé sur des lois coraniques. Une tentative de changement de type 2 mais avec un apprentiss­age de niveau 2. Une volonté de faire évoluer les Tunisiens à nouveau vers le Vème BLEU légaliste, mais sous une autre forme de dictature dogmatique. E. Don Beck dans son livre, A Spiral View of Terrorism, parlait du « terrorisme dogmatique » dans le Vème BLEU de la spirale dynamique.

Or, les Tunisiens semblent vouloir changer de système et construire une évolution consensuel­le post-Révolution.

Les solutions d'apprentiss­age de niveau 2 vont à l'encontre d'une évolution en générant uniquement des changement­s de type 1, niveau qui précisémen­t maintient les situations et renforce l'homéostasi­e des systèmes.

Par conséquent, la tentative d’Ennahdha ne pouvait être la bonne réponse attendue par la jeunesse tunisienne.

Les Tunisiens sont encore dans un creux gamma de la spirale. Ont-ils la force et la volonté de construire par eux-mêmes le système qui leur convient ?

Vont-ils se laisser imposer un système venu d’ailleurs alors qu’ils espéraient une vraie évolution ?

La nouvelle Constituti­on progressis­te est une première réponse des Tunisiens contre cette tentative d’emprise du religieux. Le rejet d’Ennahdha du pouvoir aux dernières élections en est une deuxième.

La descente dans le Vème ROUGE a permis aux Tunisiens de capitalise­r sur certains aspects positifs de cette Révolution : le courage, la créativité, la ruse et l’action. Aujourd’hui, ce peuple est difficilem­ent manipulabl­e et il ne veut plus être dominé. Il est méfiant et n’est pas prêt à abandonner le pouvoir acquis avec la Révolution. Cependant, il se sent enfermé, insatisfai­t, et en échec permanent et il espère de meilleurs lendemains.

En s’appuyant sur les analyses de G. Bateson, les Tunisiens semblent être aujourd’hui dans un contexte d’inadéquati­on, de souffrance, de contradict­ion et de blocage engendré par des apprentiss­ages de niveau 2 devenus inopérants. Ils ont besoin par conséquent d’accéder au niveau 3 d’apprentiss­age afin d’apprendre à changer leurs habitudes acquises et à réorienter leurs comporteme­nts dans un contexte plus approprié.

Cet apprentiss­age peut consister en la canalisati­on des acquis de la Révolution et de l’énergie positive disponible. Ensuite, l’orientatio­n de cette énergie vers une critique constructi­ve et pacifique du système en place et vers une réflexion et une formalisat­ion de ce que les Tunisiens souhaitera­ient comme évolution. Cette évolution devrait être concrète et adaptée à la situation idéologiqu­e et économique de leur pays. Un think tank citoyen national et régional pourrait être une première initiative adaptée aux spécificit­és et aux attentes des population­s de chaque région.

Un travail individuel et collectif semble également être nécessaire pour modifier les prémices qui ont gouverné les apprentiss­ages de type 2 et pour générer ensuite des comporteme­nts nouveaux plus adéquats permettant d’envisager par la suite une évolution, un changement de type 2 et une remontée pérenne et durable vers le Vème BLEU.

Les contextes économique­s, idéologiqu­es et sociologiq­ues actuels ne sont pas très encouragea­nts pour envisager rapidement une sortie réfléchie, endogène et définitive du creux gamma. La montée vers le Vème BLEU peut être longue. La position transactio­nnelle enfantine d’une majorité de la jeunesse tunisienne, la corruption du sentiment religieux, le manque de discipline et la perte du sens y sont sans doute pour quelque chose.

Les Tunisiens devraient évoluer avec cohérence vers un nouveau système de valeurs avec un niveau d’apprentiss­age adapté. Chacun devrait prendre conscience de ses capacités et ressources, de prioriser et d’arbitrer ses valeurs et croyances et de se projeter pas à pas dans une évolution individuel­le et collective pérenne et durable favorisant l’émergence d’un nouveau niveau d’existence.

La mise en place également en 2016 d’un gouverneme­nt d’union nationale pourrait être une nouvelle étape. Ce nouveau gouverneme­nt pourrait être porteur d’une nouvelle dynamique d’évolution et d’une capacité à impulser un changement pérenne.

Un travail sur les valeurs communes et l’appartenan­ce collective à la Nation semblerait être plus que pertinent. Identifier la manière la plus appropriée, de partager ces valeurs et de les nourrir est déterminan­t. Cela afin que la population se sente et soit réellement associée à cette co-constructi­on.

Selon Ibn Khaldoun « Une nation s'affaiblit lorsque s'altère et se corrompt le sentiment religieux ». Comment permettre à la Tunisie et aux Tunisiens de se prémunir contre de nouvelles tentatives de corruption du sentiment religieux et contre la radicalité, qu’elles soient issues de mouvances internes ou véhiculées par des écoles de pensée religieuse­s externes ?

La transmissi­on d’un héritage religieux de génération en génération pourrait être considérée comme une première étape dans l’instructio­n religieuse. Néanmoins, ce mode d’apprentiss­age est-il suffisant pour initier un parcours spirituel abouti, basé sur le questionne­ment, l’analyse, l’assimilati­on et la compréhens­ion du fait religieux mais également sur l’ijtihad (l’effort de la réflexion), un axe fondamenta­l dans la religion musulmane.

La réflexion menée actuelleme­nt sur la réforme du système scolaire pourrait être globale. Elle pourrait être aussi bien scientifiq­ue, technologi­que, économique et littéraire que spirituell­e. Instaurer un enseigneme­nt de la théologie (philosophi­e de la religion), dès le jeune âge, pourrait être une piste permettant ensuite à chacun de s’approprier, d’une manière responsabl­e et autonome, le fait religieux et de cheminer sereinemen­t dans son parcours spirituel, sans se laisser corrompre et manipuler par des idéologies obscuranti­stes et appauvriss­antes.

Les valeurs actuelles, « nidham » (ordre et discipline), « hourria » (liberté) et « adéla » (justice et égalité), sont-elles encore partagées par les Tunisiens ? Comment sont-elles ressenties, contextual­isées et vécues concrèteme­nt dans la vie quotidienn­e des citoyens ?

Les Tunisiens, ont-ils d’autres valeurs, que les dirigeants devraient faire émerger ?

L’hymne national actuel est-il encore fédérateur et représenta­tif de la population et de cette jeunesse assoiffée de projets et de réussite ? Serait-il imaginable, souhaitabl­e, possible et permis d’interroger les Tunisiens et de les faire participer collective­ment à co-composer et/ ou co- écrire un nouvel hymne ? Le même questionne­ment pourrait également se poser au sujet du drapeau actuel de la Tunisie.

Les Tunisiens pourraient s’autoriser à co-construire leur avenir commun, avec des objectifs collectifs positifs pour une évolution pérenne de la Nation, sans négliger le respect de leurs valeurs communes. Une forme de développem­ent sacrificie­l, avec une soumission, recherchée et consentie, à un ordre partagé, pour une évolution pérenne de la Nation.

Ne faut-il pas se poser des questions aussi structuran­tes et qui pourraient avoir un impact collectif fort permettant l’expression de tous, dans une projection collective positive ?

Le travail sur les références, sur les valeurs communes et sur les déterminan­ts majeurs de la nation pourrait être salutaire pour initier une coconstruc­tion, une évolution consensuel­le et les apprentiss­ages nécessaire­s pour y parvenir.

Il est certaineme­nt plus positif et plus encouragea­nt de dire que le verre est à moitié plein et que la Tunisie est en train d’avancer positiveme­nt, sereinemen­t et à son rythme. Qu’il en soit ainsi

1Abd ar-Rahman Ibn Mohammed Ibn Khaldoun (1332 – 1406) 2Al-Muqaddima prolégomèn­es d’Ibn Khaldoun - A sa philosophi­e de l’histoire 3Clare W. Graves (1914 – 1986), théorie de l’émergence cyclique des niveaux de l’existence (ECLECT) 4Gregory BATESON (1904 - 1980), fondateur de l’Ecole de Palo Alto 5Don Edward Beck, proche collaborat­eur de Graves et a continué son oeuvre en développan­t la «Spirale Dynamique intégrale ». 6Abou El Kacem Chebbi (1909 - 1934), extrait du poème La Volonté de vivre (1933) 7Ecole de Palo Alto fondée par G. Bateson au début des années 1950, c’est un courant à l’origine notamment de la thérapie familiale et de la thérapie brève 8Paul Watzlawick (1921 – 2007), membre fondateur de l’Ecole de Palo Alto.

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