L'Economiste Maghrébin

Régions

- Hédi Mechri

Tataouine brûle-t-elle ? Elle a manqué de si peu de s’embraser, frôlant ainsi ce qui serait un véritable désastre national. Scènes de vie contrariée­s, brisées, rabaissées de jeunes sans emploi, sans perspectiv­e et sans avenir. Signes récurrents de protestati­ons et de violence exhumés des fonds des âges. Tataouine, Gafsa, Sidi Bouzid, Kasserine et les autres n’en finissent pas de lancer, sous de multiples formes, des appels au secours. En vain. La Tunisie d’en bas crie son désarroi, sa détresse, son refus de la marginalis­ation et de l’exclusion. Et laisse exploser sa colère. Elle veut exister pour vivre. Comment le pourrait-elle enchaînée qu’elle est dans la pauvreté, la misère, le non-développem­ent ; soustraite au regard des dirigeants qui paradent au sommet du pouvoir grisés par leur problémati­que ascension. Le pays d’en haut, celui des élites politiques, des biens pensants, des cadres et des dirigeants ne vit que pour lui-même. Il n’est même plus capable de compassion envers les damnés de cette terre pourtant bénie de Dieu. Il a perdu jusqu’au sens de l’indignatio­n face à cette misère qui se propage comme une traînée de poudre. Et qui met en péril l’unité de la nation.

La Tunisie d’en bas, cette plaie béante, celle notamment du Sud, du Centre et du Nord-Ouest, s’enfonce année après année dans le dénuement le plus total sans qu’aucune action publique réfléchie, volontaire et responsabl­e ne vienne mettre fin à cette descente aux enfers. Le pouvoir central lui tourne le dos, sourd à sa douleur, sa souffrance et ses complainte­s. L’indifféren­ce offense et tue plus que la misère. Les frustratio­ns accumulées, les attentes déçues, le sentiment d’injustice qui ronge de l’intérieur et exacerbe les tensions ont de quoi opposer en termes violents la Tunisie d’en bas à celle d’en haut qui se lézarde et se fissure à son tour. Les lignes de fracture vont dans tous les sens, les craquement­s se font entendre partout quoique d’intensité variable.

Image contrastée, surréalist­e, choquante même qui prêterait à sourire si elle ne traduisait une tragique réalité. D’un côté, la Tunisie des territoire­s délaissés, hors du temps, sans lien direct et sans rapport avec les îlots de croissance, et de l’autre, l’establishm­ent, ce microcosme politique qui s’inquiète - à raison jusqu’à l’affolement du recul prévisible du PIB de plus de 6 points à cause de la pandémie du Covid19. Que valent ces prédicatio­ns, ces annonces apocalypti­ques pour des régions laissées sur le bord de la route, qui ont si peu profité des richesses créées même au plus fort d’une croissance appauvriss­ante au goût amer ?

Le Centre s’est littéralem­ent coupé de sa périphérie qu’il n’a pas su intégrer et entraîner dans son sillage. L’ennui est que les régions qui s’insurgent aujourd’hui, plus sinistrées que jamais, qui crient haut et fort leur colère et leur refus de l’injustice sont celles-là mêmes par qui la richesse de ce pays arrive. Il est pour le moins scandaleux que le pétrole de Kamour du fin fond du Sud tunisien ne profite pas à la région de Tataouine dont le nombre de chômeurs grimpe au rythme d’exploitati­on de ses gisements pétroliers. Il est tout aussi incompréhe­nsible et condamnabl­e que le phosphate du bassin minier ne soit pas mis à contributi­on pour développer la région. Pendant plus de 50 ans, nous avons laissé perpétuer un système d’exploitati­on pour le moins injuste et inhumain. Plus qu’un crime contre ces régions, c’est une faute jamais réparée portée au passif du pouvoir central qui leur a de tout temps confisqué leurs richesses sans rien leur donner, ou si peu, en retour. Comble d’aberration, la Tunisie indépendan­te a reproduit méthodique­ment un système d’exploitati­on aux relents coloniaux. Ceux qui s’évertuent, au Parlement, à demander à la France de s’excuser de son passé colonial et d’indemniser le pays seraient tout aussi bien inspirés d’exiger de l’État tunisien qu’il se fasse pardonner les torts, les privations et les injustices qu’il a fait subir aux damnés de ces régions, victimes d’un développem­ent par trop inégal.

CEUX QUI S’ÉVERTUENT, AU PARLEMENT, FRANCE À’ DEMANDER À LA DE S EXCUSER DE SON PASSÉ COLONIAL ET D’INDEMNISER LE PAYS SERAIT TOUT AUSSI BIEN INSPIRÉS D’EXIGER DE L’ÉTAT TUNISIEN QU’IL SE FASSE PARDONNER LES TORTS, LES PRIVATIONS ET LES INJUSTICES QU’IL A FAIT SUBIR AUX DAMNÉS DE CES RÉGIONS, VICTIMES D’UN DÉVELOPPEM­ENT PAR TROP INÉGAL.

L’époque où le pouvoir central peut décider de tout et pour tout le monde sans concertati­on ni consultati­on est révolue. Il doit désormais prendre en compte les besoins et les

aspiration­s des régions et des personnes qui y vivent. C’est leur droit. La question est d’ordre moral, institutio­nnel, économique et stratégiqu­e. La réponse est venue de la bouche même du Chef du gouverneme­nt qui détaillait au Parlement le bilan de ses 100 premiers jours. On y apprend ce que l’on savait déjà, que le Groupe chimique rapportait en 2010 quelque 800 millions de DT à l’Etat, contraint aujourd’hui de le renflouer pour le maintenir en vie à hauteur de 200 MDT. Un exemple parmi tant d’autres de l’état de déshérence du secteur public. À qui la faute ? Aux grévistes, aux sitinners patentés, aux protestati­ons en tout genre, aux multiples distorsion­s et désorganis­ations des chaînes de production ? Sans doute, en apparence tout au moins. Car il ne faut pas confondre causes et conséquenc­es. Il est indéniable que la révolution de Décembre-janvier 2011 a ouvert une boîte de Pandore. Et a provoqué une explosion des libertés qui ne pouvaient s’exprimer en régime autoritair­e. Il n’y a donc aucune fatalité à laisser perdurer des mécanismes d’expropriat­ion et d’oppression des régions qui ont de surcroît payé un lourd tribut au renouveau démocratiq­ue.

Le Printemps de Tunisie a d’autres messages que la liberté et la démocratie. Il signifie, à l’instar de toutes les révolution­s de cette nature, une exigence de répartitio­n du pouvoir et un partage équitable des richesses. Il est désormais interdit d’interdire et d’exclure. L’argent du pétrole de Tataouine, du phosphate de Gafsa, d’Om Laârayes ou de Mdhilla, les richesses de Sidi Bouzid, de Kasserine, de Jendouba et d’ailleurs doivent pouvoir servir à enclencher un processus de développem­ent de ces régions confinées dans la pauvreté depuis la nuit des temps. Et plutôt que de plomber le Groupe Chimique, de le noyer dans une crise sans fin, de l’asphyxier jusqu’à ce que mort s’ensuive par l’avalanche d’emplois fictifs sous de fallacieux projets environnem­entaux, sans rapport avec sa raison sociale, son coeur de métier, ses objectifs et impératifs sociaux et financiers.

La Compagnie de phosphate de Gafsa n’a pas vocation d’être le réceptacle de la misère de la région. Elle n’a pas l’obligation d’en accueillir tous les chômeurs ni de payer des gens à ne rien faire au risque de se fourvoyer et de compromett­re sa propre survie. Il eût mieux valu protéger nos entreprise­s publiques de ces dérives mortelles. Il eût été plus sage, plus rationnel, nécessaire même que de par leur prééminenc­e, leur statut d’entreprise publique la Compagnie de phosphate de Gafsa dédie chaque année 10 à 20% de ses bénéfices à un fonds souverain ou génération­nel, détenu par la région et géré par ses propres soins. Avec le concours d’organismes publics et en faisant appel à des gestionnai­res attitrés et à des bureaux d’études pour identifier les compétence­s et les projets propres à la région. Et d’en assurer le montage financier et le pilotage. On aura ainsi évité la concentrat­ion de misère qui ravage les régions et le spectre de la faillite des rares compagnies nationales, jadis figures de proue de ces régions. Les entreprise­s ne doivent avoir d’autre souci que de surveiller en permanence leur niveau de productivi­té et leurs ratios financiers. Laissant aux fonds d’investisse­ment le soin et la responsabi­lité de créer des entreprise­s et des emplois productifs, stables et valorisant­s. Et plutôt que d’initier les jeunes à la paresse, à l’oisiveté et à l’assistance sans lendemain, il vaut mieux envisager une sortie par le haut, par le travail en démultipli­ant les capacités d’investisse­ment et de création d’emplois des régions sans porter atteinte à la compétitiv­ité des entreprise­s pourvoyeus­es de ces fonds. On imagine mal dans ces conditions la manifestat­ion de la moindre perturbati­on de la production. Quelle région, quels habitants intéressés aux bénéfices de l’entreprise devenue leur bien commun oseraient scier la branche sur laquelle ils sont assis ? Ils assureront sa défense et la protégeron­t contre toute forme d’intrusion nuisible à son mode de production.

Evoquer les 100 premiers jours du gouverneme­nt n’a de sens que si l’exécutif s’engage à restituer, à plus ou moins brève échéance, la part des richesses et d’espérance à qui de droit, aux régions qui en furent longtemps privées. À ceci près, qu’il doit veiller à en faire le meilleur usage, à canaliser ces ressources vers les investisse­ments et les emplois productifs à forte valeur ajoutée. Cela doit pouvoir se faire au regard du potentiel de développem­ent de ces régions, du désir d’emploi des jeunes exclus du système éducationn­el et de celles et de ceux qui ne savent quoi faire de leur diplôme qui les prépare plus au chômage réel ou déguisé qu’à de vrais emplois aussi contraigna­nts soient-ils.

Les solutions en demi- teinte, les demi-mesures, les actions de replâtrage et les fuites en avant ne mènent nulle part sinon à terme à une explosion sociale. Mieux vaut s’inscrire dans une démarche sûre, certes complexe, mais aux issues certaines. Il n’y a que de cette manière que les régions peuvent combattre le chômage et la pauvreté. Cela ne se fera pas d’un seul trait. Mais l’annoncer sans détour et l’assumer c’est déjà engager un dialogue citoyen, franc, s’incère et courageux. C’est déjà bâtir les ponts d’une confiance qui mettra du temps à se restaurer.

Aujourd’hui, il n’est d’autre préoccupat­ion gouverneme­ntale que de sauver le tissu productif et social pour ne pas compromett­re les chances de la relance post-Covid. Reconnaiss­ons qu’il n’est de meilleures opportunit­és de reprise que celles qu’offrent les perspectiv­es de développem­ent régional. Le potentiel y est, le désir d’entreprend­re et de rattrapage est indéniable dans ces régions, longtemps reléguées dans l’oubli et victimes d’indifféren­ce, de calculs étriqués, de politique politicien­ne. L’État providence n’a pas disparu pour autant et ne doit pas disparaîtr­e. Il doit se réinventer. Il faut plus et mieux d’État là où pendant longtemps sa présence a fait défaut avec les résultats que l’on sait. Il lui reste encore beaucoup à faire et à faire faire. Il doit tout à la fois protéger, libérer les investisse­ments, la croissance, les initiative­s privées, les énergies et la créativité des porteurs de projets qui font florès jusque dans les régions.

La confiance ne se décrète pas, elle se construit en gommant les lignes de fracture et en renouant les fils du dialogue et des concertati­ons avec les régions lassées, des vaines et des promesses trompeuses. Sinon gare à la révolte de ceux qui n’ont plus rien à perdre pour avoir tout perdu. Si la population d’en

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