L’Europe, début d’une nouvelle histoire ou histoire sans fin ?
L’accord auquel est parvenu le Conseil Européen au petit matin du 21 juillet est qualifié par les uns d’historique, de percée, de plan Marshall et, par d’autres, de chèrement payé et plutôt d’une victoire à la Pyrrhus, qui, si elle se répétait, équivaudrait à une défaite. La vérité est certainement entre les deux. La manière dont l’accord sera appliqué et s’il restera un cas unique ou deviendra une règle demeurent des inconnues majeures. Il faudra du temps pour savoir des deux présentations laquelle sera la plus proche de la réalité.
Pas de droit à l’erreur
L’Europe a subi depuis cinquante ans les coups de boutoir de l’histoire et des intérêts nationaux. De crise en crise, elle a su trouver des solutions ou des échappatoires qui lui ont permis d’avancer. Elle a fait preuve d’unité face au Brexit qui est même devenu un exemple de ce qu’il ne faut pas faire.
Affectée par la crise américaine des subprimes, l’Europe avait su, avec le reste du monde, réagir avec vigueur et concertation. Il n’était pas question de répéter les erreurs de 1929 par des mesures déflationnistes et la foi aveugle dans la main invisible du marché. Les erreurs sont venues ensuite quand, sous la pression de l’Allemagne et de son ordo-libéralisme, les contraintes budgétaires avaient été rappelées et les États récalcitrants dûment chapitrés. Règle d’or, zéro pointé, pacte de stabilité avaient fleuri comme autant de préceptes à suivre par les États-membres. Le résultat en a été une rechute de la croissance, celle-ci paraissant atteinte d’une langueur monotone. En 2018, l’Italie ne retrouvait pas son PIB de 2008. La Grèce enregistrait une régression inédite de sa richesse nationale et semblait condamnée à la dette presque perpétuelle. Les écarts intra-européens se creusaient et les tensions internes s’aggravaient.
La crise entraînée par le Covid-19 est d’une autre nature et le fait que l’Allemagne en a été affectée durement est un facteur essentiel de changement. Il ne s’agit plus d’une crise financière aux effets certes redoutables mais qui peuvent être circonscrits et dont l’impact négatif a été contenu dans d’étroites limites. Il s’agit d’une crise mondiale qui dérègle les circuits économiques, sinistre totalement certains secteurs, un G 20 plus spectateur qu’acteur, cela sur un fond non plus de collaboration internationale comme douze ans plus tôt mais avec un tissu multilatéral et un esprit d’entraide qui se délitent.
En Europe, la croissance chute (-8,7% en 2010, selon les prévisions de la Commission Européenne), les écarts entre des Étatsmembres inégalement atteints se creusent davantage (7 points de croissance ). Dans un premier temps, l’Europe a échoué à démontrer son unité et sa solidarité pour se ressaisir ensuite. L’Italie s’est mise à douter de l’Europe. Mais, rapidement les sacro-saintes règles d’équilibre budgétaire et de concurrence ont été suspendues. Les réflexes ont été bons, mais l’on voyait mal comment il aurait pu en être autrement, tant la situation était anormale et dangereuse.
Gardien du temple, Berlin a été ébranlé dans ses bases par la crise, ses marchés européens - comme les autres - s’effondraient et les conséquences risquaient d’être terribles si rien n’était fait. Plus fort que l’ordo-libéralisme et la morale protestante, l’intérêt national l’a conduite à l’hétérodoxie, à admettre ce qui était inadmissible hier. La décision de juin de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe sur les limites de l’action de la BCE n’a pas manqué d’être un aiguillon supplémentaire pour, qu’à côté de l’outil monétaire, l’outil budgétaire prenne place. La BCE a pleinement joué son rôle en se mettant dans les pas de Mario Draghi mais cela ne pouvait suffire.
Les moyens mobilisés jusqu’à alors pour atténuer les effets de la crise étaient insuffisamment dimensionnés et pas assez rapides pour être véritablement efficaces. D’où l’initiative conjointe avec MerkelMacron, reprise et élargie par la Commission Européenne, aboutissant au Plan de relance qui vient d’être approuvé par le Conseil Européen. Pour des pays déjà surendettés comme l’Italie, l’Espagne, voire la France, réagir par de nouvelles émissions de dettes nationales était s’aventurer en terrain dangereux car seule la croyance en la solidarité européenne permet des taux faibles à des pays surendettés. Si la croyance disparaît, la dette s’envole, les turbulences commencent. La BCE apporte cette confiance par ses rachats de dettes massifs mais une intervention budgétaire la conforte grandement, comme l’atteste le comportement des marchés qui ont salué l’accord.
Une percée historique ?
Même si de fortes nuances se font jour, chacun reconnaît que la décision prise à Bruxelles le 21 juillet marque une rupture avec les positions prises jusqu’alors par l’Allemagne. Celle-ci avait refusé l’idée d’obligations communautaires, de corona bond qui mutualiseraient les risques et engageraient l’Europe sur la voie d’une Union de transferts.
Par réalisme et sous la pression française, Berlin a évolué, l’intérêt national ne poussant plus à un tel refus. Une manifestation de solidarité était requise sous la forme d’obligations communautaires et d’une redistribution de la manne communautaire par des subventions aux États les plus en difficulté.
Le 21 juillet, après 90 heures de négociations, un accord s’est fait sur un plan de relance de 750 milliards d’euros et sur le budget 2021-2027 pour 1 074 milliards d’euros , soit 150 milliards par an. 390 des 750 milliards du Plan de relance seront des prêts contractés par la Commission Européenne pour le compte des États, qui auront à les rembourser. 360 milliards subventionneront des programmes de relance présentés par les Etats. Une part de ces dons sont, en fait, prélevés sur le budget 2021-2027 de l’Union Européenne, qui se
retrouve d’autant amputé. Ces fonds seraient mis à disposition en 2021 -2023.
Un prix à payer non négligeable
Dans une négociation triangulaire avec des intérêts à la fois croisés et divergents, chacun a su exploiter ses avantages et en faire payer le prix aux autres ou refuser de le payer.
La France obtient raison sur la création d’un précédent d’une communautarisation de la dette. Les déclarations ambitieuses du Président Macron à la Sorbonne trouvent un début de concrétisation. La France devrait en récupérer une quarantaine de milliards sous forme de dons, soit 40% du plan de relance annoncé à la mi-juillet. Cela ne sera pas comptabilisé dans son taux national d’endettement qui devrait atteindre 120%. Les emprunts du Trésor français financeront le solde tandis que s’y ajoutera la partie prêt du Plan de Relance. A relever que, compte tenu de la qualité de sa signature, les conditions de taux pour la France ne différeront guère de celles qu’elle aurait obtenues en allant directement sur les marchés. Mais le symbole est fort et l’Italie n’est pas dans la même position sur les marchés de capitaux. A noter que la Politique Agricole Commune voit ses dotations préservées, forte priorité française.
Les modalités de remboursement de la dette communautaire demeurent irrésolues. L’idée est de créer des ressources autonomes nouvelles et vertueuses, reprenant celles en cours de discussion ces dernières années. Actuellement, moins de 30% des recettes européennes sont des recettes propres : droits de douane et fraction des TVA nationales, le reste résulte de transferts financiers des États. Il s’agirait de taxes écologiquement correctes et sans douleur pour le contribuable, en apparence car, au final, le consommateur finit bien par les payer. Des chiffres sont avancés qui démontrent que ces taxes suffiraient à rembourser les prêts contractés par la Commission Européenne.
Mais, cela est encore loin de la coupe aux lèvres car les pays qui seront visés par ces taxes (ils ne sont pas rares ni impuissants) ne manqueront pas de riposter. Le front européen peut alors se fissurer comme l’illustrent les tergiversations récurrentes et les épisodes actuels de la taxation des GAFAM, avec les hésitations allemandes face aux dangers de rétorsions américaines à l’encontre de l’industrie automobile allemande. Cela changerait-il avec une nouvelle administration américaine ? Bien difficile à prévoir.
Au final, si les ressources propres ne suivent pas ou si elles suivent mais ne permettent pas d’augmenter leur part dans le financement global du budget européen, les budgets nationaux seront sollicités selon une clé de répartition corrigée par les rabais. Les rabais accordés aux quatre frugaux ont été doublés à Bruxelles, celui de l’Allemagne préservé. Les rabais permettent à certains contributeurs de ne payer qu’une fraction du solde à régler : 25% pour l’Allemagne, les PaysBas, l’Autriche et la Suède. La France est celle qui paie le plus pour compenser ce rabais. Selon certains calculs, le surcoût entraîné pour la France serait de 15 milliards d’euros.
Par ailleurs, les frugaux ont obtenu la faculté ( " frein de secours ") de suspendre les versements s’ils estimaient que les programmes de relance proposés par les États ne conviennent pas. Il en est ainsi également en cas de manquements aux règles de l’État de droit. Les décisions se prendraient à la majorité qualifiée des États. Pas de conditionnalités mais des garde-fous.
Par ailleurs, le budget pluriannuel a été ramené à 1074 milliards d’euros contre 1100 présentés en mai et 1 300 voulus par le Parlement Européen. Une partie de ce coup de rabot a permis d’abonder le volet subvention du Plan de Relance. Certains des programmes dits d’avenir ont été victimes de ces coupes claires : défense européenne (-10 milliards), espace (-3 milliards), santé (suppression totale, soit 4 milliards), fonds pour la transition énergétique (- 20 milliards, soit amputation des deux tiers), recherche (-19 milliards)….
Ces coupures passent mal car elles portent sur des secteurs où les effets d’annonce n’avaient pas manqué, où la synergie intra-européenne se trouve encouragée. Le Parlement Européen a déjà exprimé sa désapprobation et les débats d’approbation s’annoncent animés.
L’accord du 21 juillet 2020 n’est pas le chemin de Damas de l’Europe, d’une conversion à une nouvelle Europe, ni davantage ce moment Hamiltonien de mise en commun des dettes contractées antérieurement. Son application reste entourée de multiples conditions dont on peut penser qu’elles seront remplies tant les enjeux politiques sont cruciaux mais sans en avoir la certitude.
La dureté de la négociation et ses résultats montrent une nouvelle fois que l’Union Européenne est plus une coalition d’intérêts qu’une communauté solidaire. D’autres événements ne manqueront pas de le confirmer dans les mois et années à venir.
Tout comme la mort de l’euro a été grandement exagérée lors de la crise précédente, la fédéralisation des finances européennes l’est tout autant. Les écarts de développement entre États-membres n’ont cessé de se creuser ces deux dernières décennies et ce n’est pas le Plan de Relance qui, par sa taille relativement modeste, sera en mesure de redresser le cours des choses si les États eux-mêmes ne changent pas de politiques. Les positions des Etats resteront éloignées car les situations diffèrent et la puissance de l’Europe reste dans les limbes. Mais, ainsi va l’Europe, toujours menacée, touchée mais (jamais ?) coulée n