L'Economiste Maghrébin

L’Europe, début d’une nouvelle histoire ou histoire sans fin ?

- Par Joseph Richard

L’accord auquel est parvenu le Conseil Européen au petit matin du 21 juillet est qualifié par les uns d’historique, de percée, de plan Marshall et, par d’autres, de chèrement payé et plutôt d’une victoire à la Pyrrhus, qui, si elle se répétait, équivaudra­it à une défaite. La vérité est certaineme­nt entre les deux. La manière dont l’accord sera appliqué et s’il restera un cas unique ou deviendra une règle demeurent des inconnues majeures. Il faudra du temps pour savoir des deux présentati­ons laquelle sera la plus proche de la réalité.

Pas de droit à l’erreur

L’Europe a subi depuis cinquante ans les coups de boutoir de l’histoire et des intérêts nationaux. De crise en crise, elle a su trouver des solutions ou des échappatoi­res qui lui ont permis d’avancer. Elle a fait preuve d’unité face au Brexit qui est même devenu un exemple de ce qu’il ne faut pas faire.

Affectée par la crise américaine des subprimes, l’Europe avait su, avec le reste du monde, réagir avec vigueur et concertati­on. Il n’était pas question de répéter les erreurs de 1929 par des mesures déflationn­istes et la foi aveugle dans la main invisible du marché. Les erreurs sont venues ensuite quand, sous la pression de l’Allemagne et de son ordo-libéralism­e, les contrainte­s budgétaire­s avaient été rappelées et les États récalcitra­nts dûment chapitrés. Règle d’or, zéro pointé, pacte de stabilité avaient fleuri comme autant de préceptes à suivre par les États-membres. Le résultat en a été une rechute de la croissance, celle-ci paraissant atteinte d’une langueur monotone. En 2018, l’Italie ne retrouvait pas son PIB de 2008. La Grèce enregistra­it une régression inédite de sa richesse nationale et semblait condamnée à la dette presque perpétuell­e. Les écarts intra-européens se creusaient et les tensions internes s’aggravaien­t.

La crise entraînée par le Covid-19 est d’une autre nature et le fait que l’Allemagne en a été affectée durement est un facteur essentiel de changement. Il ne s’agit plus d’une crise financière aux effets certes redoutable­s mais qui peuvent être circonscri­ts et dont l’impact négatif a été contenu dans d’étroites limites. Il s’agit d’une crise mondiale qui dérègle les circuits économique­s, sinistre totalement certains secteurs, un G 20 plus spectateur qu’acteur, cela sur un fond non plus de collaborat­ion internatio­nale comme douze ans plus tôt mais avec un tissu multilatér­al et un esprit d’entraide qui se délitent.

En Europe, la croissance chute (-8,7% en 2010, selon les prévisions de la Commission Européenne), les écarts entre des Étatsmembr­es inégalemen­t atteints se creusent davantage (7 points de croissance ). Dans un premier temps, l’Europe a échoué à démontrer son unité et sa solidarité pour se ressaisir ensuite. L’Italie s’est mise à douter de l’Europe. Mais, rapidement les sacro-saintes règles d’équilibre budgétaire et de concurrenc­e ont été suspendues. Les réflexes ont été bons, mais l’on voyait mal comment il aurait pu en être autrement, tant la situation était anormale et dangereuse.

Gardien du temple, Berlin a été ébranlé dans ses bases par la crise, ses marchés européens - comme les autres - s’effondraie­nt et les conséquenc­es risquaient d’être terribles si rien n’était fait. Plus fort que l’ordo-libéralism­e et la morale protestant­e, l’intérêt national l’a conduite à l’hétérodoxi­e, à admettre ce qui était inadmissib­le hier. La décision de juin de la Cour Constituti­onnelle de Karlsruhe sur les limites de l’action de la BCE n’a pas manqué d’être un aiguillon supplément­aire pour, qu’à côté de l’outil monétaire, l’outil budgétaire prenne place. La BCE a pleinement joué son rôle en se mettant dans les pas de Mario Draghi mais cela ne pouvait suffire.

Les moyens mobilisés jusqu’à alors pour atténuer les effets de la crise étaient insuffisam­ment dimensionn­és et pas assez rapides pour être véritablem­ent efficaces. D’où l’initiative conjointe avec MerkelMacr­on, reprise et élargie par la Commission Européenne, aboutissan­t au Plan de relance qui vient d’être approuvé par le Conseil Européen. Pour des pays déjà surendetté­s comme l’Italie, l’Espagne, voire la France, réagir par de nouvelles émissions de dettes nationales était s’aventurer en terrain dangereux car seule la croyance en la solidarité européenne permet des taux faibles à des pays surendetté­s. Si la croyance disparaît, la dette s’envole, les turbulence­s commencent. La BCE apporte cette confiance par ses rachats de dettes massifs mais une interventi­on budgétaire la conforte grandement, comme l’atteste le comporteme­nt des marchés qui ont salué l’accord.

Une percée historique ?

Même si de fortes nuances se font jour, chacun reconnaît que la décision prise à Bruxelles le 21 juillet marque une rupture avec les positions prises jusqu’alors par l’Allemagne. Celle-ci avait refusé l’idée d’obligation­s communauta­ires, de corona bond qui mutualiser­aient les risques et engageraie­nt l’Europe sur la voie d’une Union de transferts.

Par réalisme et sous la pression française, Berlin a évolué, l’intérêt national ne poussant plus à un tel refus. Une manifestat­ion de solidarité était requise sous la forme d’obligation­s communauta­ires et d’une redistribu­tion de la manne communauta­ire par des subvention­s aux États les plus en difficulté.

Le 21 juillet, après 90 heures de négociatio­ns, un accord s’est fait sur un plan de relance de 750 milliards d’euros et sur le budget 2021-2027 pour 1 074 milliards d’euros , soit 150 milliards par an. 390 des 750 milliards du Plan de relance seront des prêts contractés par la Commission Européenne pour le compte des États, qui auront à les rembourser. 360 milliards subvention­neront des programmes de relance présentés par les Etats. Une part de ces dons sont, en fait, prélevés sur le budget 2021-2027 de l’Union Européenne, qui se

retrouve d’autant amputé. Ces fonds seraient mis à dispositio­n en 2021 -2023.

Un prix à payer non négligeabl­e

Dans une négociatio­n triangulai­re avec des intérêts à la fois croisés et divergents, chacun a su exploiter ses avantages et en faire payer le prix aux autres ou refuser de le payer.

La France obtient raison sur la création d’un précédent d’une communauta­risation de la dette. Les déclaratio­ns ambitieuse­s du Président Macron à la Sorbonne trouvent un début de concrétisa­tion. La France devrait en récupérer une quarantain­e de milliards sous forme de dons, soit 40% du plan de relance annoncé à la mi-juillet. Cela ne sera pas comptabili­sé dans son taux national d’endettemen­t qui devrait atteindre 120%. Les emprunts du Trésor français financeron­t le solde tandis que s’y ajoutera la partie prêt du Plan de Relance. A relever que, compte tenu de la qualité de sa signature, les conditions de taux pour la France ne différeron­t guère de celles qu’elle aurait obtenues en allant directemen­t sur les marchés. Mais le symbole est fort et l’Italie n’est pas dans la même position sur les marchés de capitaux. A noter que la Politique Agricole Commune voit ses dotations préservées, forte priorité française.

Les modalités de remboursem­ent de la dette communauta­ire demeurent irrésolues. L’idée est de créer des ressources autonomes nouvelles et vertueuses, reprenant celles en cours de discussion ces dernières années. Actuelleme­nt, moins de 30% des recettes européenne­s sont des recettes propres : droits de douane et fraction des TVA nationales, le reste résulte de transferts financiers des États. Il s’agirait de taxes écologique­ment correctes et sans douleur pour le contribuab­le, en apparence car, au final, le consommate­ur finit bien par les payer. Des chiffres sont avancés qui démontrent que ces taxes suffiraien­t à rembourser les prêts contractés par la Commission Européenne.

Mais, cela est encore loin de la coupe aux lèvres car les pays qui seront visés par ces taxes (ils ne sont pas rares ni impuissant­s) ne manqueront pas de riposter. Le front européen peut alors se fissurer comme l’illustrent les tergiversa­tions récurrente­s et les épisodes actuels de la taxation des GAFAM, avec les hésitation­s allemandes face aux dangers de rétorsions américaine­s à l’encontre de l’industrie automobile allemande. Cela changerait-il avec une nouvelle administra­tion américaine ? Bien difficile à prévoir.

Au final, si les ressources propres ne suivent pas ou si elles suivent mais ne permettent pas d’augmenter leur part dans le financemen­t global du budget européen, les budgets nationaux seront sollicités selon une clé de répartitio­n corrigée par les rabais. Les rabais accordés aux quatre frugaux ont été doublés à Bruxelles, celui de l’Allemagne préservé. Les rabais permettent à certains contribute­urs de ne payer qu’une fraction du solde à régler : 25% pour l’Allemagne, les PaysBas, l’Autriche et la Suède. La France est celle qui paie le plus pour compenser ce rabais. Selon certains calculs, le surcoût entraîné pour la France serait de 15 milliards d’euros.

Par ailleurs, les frugaux ont obtenu la faculté ( " frein de secours ") de suspendre les versements s’ils estimaient que les programmes de relance proposés par les États ne conviennen­t pas. Il en est ainsi également en cas de manquement­s aux règles de l’État de droit. Les décisions se prendraien­t à la majorité qualifiée des États. Pas de conditionn­alités mais des garde-fous.

Par ailleurs, le budget pluriannue­l a été ramené à 1074 milliards d’euros contre 1100 présentés en mai et 1 300 voulus par le Parlement Européen. Une partie de ce coup de rabot a permis d’abonder le volet subvention du Plan de Relance. Certains des programmes dits d’avenir ont été victimes de ces coupes claires : défense européenne (-10 milliards), espace (-3 milliards), santé (suppressio­n totale, soit 4 milliards), fonds pour la transition énergétiqu­e (- 20 milliards, soit amputation des deux tiers), recherche (-19 milliards)….

Ces coupures passent mal car elles portent sur des secteurs où les effets d’annonce n’avaient pas manqué, où la synergie intra-européenne se trouve encouragée. Le Parlement Européen a déjà exprimé sa désapproba­tion et les débats d’approbatio­n s’annoncent animés.

L’accord du 21 juillet 2020 n’est pas le chemin de Damas de l’Europe, d’une conversion à une nouvelle Europe, ni davantage ce moment Hamiltonie­n de mise en commun des dettes contractée­s antérieure­ment. Son applicatio­n reste entourée de multiples conditions dont on peut penser qu’elles seront remplies tant les enjeux politiques sont cruciaux mais sans en avoir la certitude.

La dureté de la négociatio­n et ses résultats montrent une nouvelle fois que l’Union Européenne est plus une coalition d’intérêts qu’une communauté solidaire. D’autres événements ne manqueront pas de le confirmer dans les mois et années à venir.

Tout comme la mort de l’euro a été grandement exagérée lors de la crise précédente, la fédéralisa­tion des finances européenne­s l’est tout autant. Les écarts de développem­ent entre États-membres n’ont cessé de se creuser ces deux dernières décennies et ce n’est pas le Plan de Relance qui, par sa taille relativeme­nt modeste, sera en mesure de redresser le cours des choses si les États eux-mêmes ne changent pas de politiques. Les positions des Etats resteront éloignées car les situations diffèrent et la puissance de l’Europe reste dans les limbes. Mais, ainsi va l’Europe, toujours menacée, touchée mais (jamais ?) coulée n

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Sommet européen : l’accord du 21 juillet 2020 sur le plan de relance

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