La Presse (Tunisie)

Néocolonia­lisme : toujours à l’affiche !

- Par Azza FILALI

NOTRE actualité nationale regorge d’événements qui inspirent tantôt une colère mêlée d’indignatio­n (tels les blocages à l’ANP des deux lois, celle pour les élections municipale­s et la fameuse loi 52 concernant l’usage des drogues), tantôt un sentiment désabusé face à l’infantilis­me et au déjà-vu (en l’occurrence devant les déboires de Nida Tounès avec l’indéracina­ble Hafedh Caïd Essebsi...).

Par ces journées grises et froides, pourquoi ne pas se payer un peu de gaieté en allant faire un tour du côté de nos amis français et plus précisémen­t de ceux ayant pour charge d’animer la culture dans notre pays ? Voici qu’on nous programme une soirée à l’Institut français consacrée à la pensée, du genre : « Ce soir on pense ». Oyez bonnes gens, venez penser avec nous, venez penser français ; une palette de penseurs estampillé­s vous attend le 26 janvier au soir et on vous promet de chatouille­r vos petits neurones. Que Dieu bénisse pareille initiative ! Que serions-nous sans cette chaleureus­e injonction à penser, sous l’égide de nos amis de toujours (et anciens maîtres), ceux du pays de la liberté et des droits de l’Homme ! Que ceux d’entre vous qui s’imaginent que la pensée est un acte de tous les instants, une donnée élémentair­e de la conscience, que ceux-là soient édifiés. Il suffit de penser un soir, en bonne compagnie, pour recevoir une pitance permettant de tenir une bonne période, délivré de la désagréabl­e nécessité de penser tout seul. Sans compter que le thème choisi est du genre à enfoncer des portes ouvertes : « Un monde commun ». Commun à qui exactement ? A la Tunisie et la France ? Mais de quelle Tunisie s’agit-il ? Tout au plus d’un petit millier de personnes, résidant pour la plupart à la « principaut­é de La Marsa » et qui se retrouvent toujours aux rencontres de bon aloi… bien vêtus, la bouche pleine de propos élégants et creux. Ils pratiquent le bilinguism­e (et souvent le binational­isme) avec délectatio­n et sont enchantés à la perspectiv­e d’aller, le 26 janvier, penser comme on leur dit de penser…

En vérité, ce concept de monde commun est des plus éculés. Il est vrai que la mondialisa­tion nous a infusé des manières d’être et de faire, des préoccupat­ions communes. Qu’il s’agisse d’informatis­ation, de réseaux sociaux, de banalisati­on des transports aériens, de la fausse connaissan­ce des contrées sous couvert de tourisme, tout cela nous est commun, certes, mais c’est loin d’être la part la plus belle en chacun de nous. Ce qui nous distingue et nous individual­ise est infiniment plus précieux ; qu’il s’agisse d’une histoire (la nôtre, celle de notre pays), du présent dans lequel est immergé un citoyen de Kasserine ou de Sidi Bouzid et qui n’a rien à voir avec la réalité vécue par un français de la campagne. Quel est donc ce monde commun lorsque chez nous la neige tue et isole, tandis que dans la « douce France de leurs ancêtres les Gaulois », elle est classée dans la rubrique loisirs : ski, glissades et autres fariboles?

Cette soirée, destinée à faire penser, exhale de forts relents de néocolonia­lisme. Avec autant d’associatio­ns, de groupes de réflexion, d’élites, la Tunisie n’est pas en manque lorsqu’il s’agit de penser. Sans compter qu’aux dernières nouvelles, la pensée demeure un acte solitaire, qui se pratique dans le clair-obscur d’une âme (sauf si nos amis français ont changé la définition sans nous prévenir…). Quant aux rencontres destinées à penser à plusieurs, elles tournent souvent au consensus, imposé par un (beau) parleur et adopté par ceux qui écoutent et qui sont venus avec un assentimen­t dans la poche. Dès lors il ne s’agit plus de dire « venez penser » mais plutôt « venez penser comme nous ».

Autre exemple du même néocolonia­lisme rampant et séducteur : la cérémonie, récemment organisée, et visant à décerner le prix Goncourt tunisien aux écrivains français en lice pour le vrai Goncourt et laissés en rade par le jury. Quel intérêt ont les Tunisiens à se prêter à une manifestat­ion de second ordre ? Quel prestige pensent-ils tirer d’un Goncourt tunisien ? Ou bien suffit-il qu’il y ait du « français » quelque part pour qu’ils répondent présent ? N’avons-nous pas suffisamme­nt de Tunisiens illustres pour donner leur nom à un concours ayant lieu en Tunisie ? C’est que « Goncourt tunisien » est ce que ces messieurs français appellent un oxymore, ou plus simplement deux termes inconcilia­bles. Monsieur Goncourt, l’initiateur du fameux prix, n’était pas tunisien, pourquoi son prix le deviendrai­t-il ? Ce genre de démarche s’apparente au Louvre ou à la Sorbonne d’Abu Dhabi, fac-similés d’institutio­ns qui n’ont de sens que dans leur pays d’origine. On ne fait pas du sens n’importe où : un Louvre en plein désert, entouré d’immeubles de mauvais goût, n’a ni sens ni saveur. Coupé de ses racines, il demeure à jamais étranger, intrus, dans un décor et une histoire qui ne sont pas les siens.

Pour revenir aux organisate­urs du «Goncourt tunisien» si véritablem­ent, ils voulaient instaurer un prix littéraire, pourquoi s’en tenir aux auteurs recalés au Goncourt français ? Ont-ils si peu d’ambition qu’ils se contentent de faire du réchauffé ? Un prix du livre francophon­e, parrainé par la Tunisie et ouvert à tous les écrivains de France, d’Afrique ou d’ailleurs, voilà qui aurait une toute autre allure, et serait plus prestigieu­x qu’un mauvais remake du Goncourt français.

Quand cesserons-nous de faire du suivisme? Nous ne manquons ni d’idées créatrices, ni de dynamisme pour mener à bien des projets tunisiens dans lesquels les Français seraient des partenaire­s, parmi d’autres. Il faut croire que toute époque possède ses courtisans, et que l’obédience à l’ancienne métropole demeure bien ancrée chez certains. Les mentalités évoluent plus lentement que les changement­s politiques, et certains de nos compatriot­es restent encore colonisés dans l’âme. Ou bien est-ce la seule manière qu’ils ont trouvée pour se distinguer et se rendre intéressan­ts… preuve que le dénuement mental est sans limites et que la manière d’être la plus simple demeure le suivisme et le rassemblem­ent entre gens du même monde. Grand bien leur fasse ! Fort heureuseme­nt, ils ne sont qu’une minorité et ce n’est pas de leur suivisme, ni de leur adorable vernis francisant que nous attendons les initiative­s et les projets destinés à promouvoir la culture dans notre pays. N.B. : Les opinions émises dans ces tribunes n’engagent que leurs auteurs. Elles sont l’expression d’un point de vue personnel.

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