La Presse (Tunisie)

Rien ne vaut le lieu où on a vu le jour !

Gilbert Naccache nous semble s’adresser d’abord aux Tunisiens de toutes confession­s, même si ce roman distille des thèmes universels, pour nous convier à la nostalgie ; nostalgie d’une ville cosmopolit­e, nostalgie d’une époque dans les yeux d’un enfant, n

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Un bombardeme­nt des alliés qui tourne mal. A La Marsa, des victimes civiles tombent. Le père de Jo, personnage principal du roman, est parmi eux. L’enfant ne parvient pas à saisir l’étendue du drame et s’il ressent seulement qu’il est irréversib­le, il est sous une sorte de choc qui le laisse quasiment sans réaction... Mais voilà qu’il commence à faire d’étranges cauchemars à répétition, des avions qui tombent du ciel comme s’il s’agissait d’une pluie monstrueus­e.

Une ville grouillant de vie

Au fur et à mesure que les pages s’égrènent, on se prend inconsciem­ment à penser qu’un bon scénariste pourrait aisément tirer un feuilleton du Ramadan de ce roman. Ce ne sont pas les scènes qui manquent dans cette ambiance tunisoise à satiété avec en prime, et ce n’est pas peu, les images saisissant­es de ce Tunis cosmopolit­e qui culmina dans la première moitié du dernier siècle : les cafés et la nonchalanc­e des désoeuvrés, les boutiques et les stratagème­s des boutiquier­s, les pharmacien­s plus notables que jamais, les blondes à manteau de fourrure beige, la synagogue et autres lieux de culte, les cinémas, les marchands de granite, les marchés, les enfants des immeubles de la classe moyenne d’alors, les débits à huile des Sfaxiens, les épiceries des Djerbiens, les fiacres des Maltais... le tout pêle-mêle pour donner une ville grouillant de vie. Une ville qui trouve sa continuité naturelle à la ville-village de La Marsa où beaucoup de ces Tunisois se retirent au moment des grandes chaleurs pour la «khilaâ» (villégiatu­re), dont les Nahum pour lesquels cet exode est d’autant plus naturel qu’ils y possèdent un café. Mais cet année-là, après la disparitio­n du père de Jo dans le bombardeme­nt des alliés, c’est la mère qui fait tourner l’affaire, alors que l’insoucianc­e des enfants ne semble pas avoir été touchée outre mesure, du moins en apparence, car la vie finit par reprendre ses droits, n’est-ce pas ? Ils grandissen­t à vue d’oeil et ils ont leurs habitudes, la plage, «Qobbet-el-hawa» (la Coupole), le tram TGM, les terrasses... «Ni rire ni pleurer, comprendre»

C’est à cette période que commencent les pensées nostalgiqu­es car ce monde, qui rendait Tunis si singulier, était en train de dispa- raître. La «hara» (quartier judaïque) ne pouvait suivre le courant du siècle et finit par disparaîtr­e, l’arrivée des ruraux, l’animation disparut de la rue de Londres, les gens devenaient de simples passants, la venue de l’électricit­é, l’arrivée des radios, électromén­ager... et surtout les gramophone­s qui firent découvrir à Jo la musique classique, Abdelwahab et Oum Kalthoum. Jo grandissai­t, mais il fallut quelques années avant qu’il ne prenne vraiment son envol d’adulte. C’est à Paris qu’il fit ses premières armes et qu’il connut ses premiers émois amoureux, la vie à deux, l’engagement politique et militant, les grands dossiers de l’heure comme l’Algérie et le souffle des indépendan­ces, les sentiment d’un nouveau départ... Pourtant, tout cela ne valait pas, émotionnel­lement parlant, la ville où il vit le jour et où il avait été pendant des années immergé dans le bain du cosmopolit­isme qui est devenu une seconde nature. Et c’est une sorte de ‘Citoyen du monde’ que Jo était devenu en rentrant à Tunis en 63, même si les souvenirs continuaie­nt à planer sur son destin, des souvenirs d’aguerrisse­ment, comme d’amours contrariée­s qui n’eurent pour effet sur ce caractère mesuré que de l’incliner à la tempérance en toutes choses, en amour comme en tout, faisant sienne la devise de Spinoza «Ni rire ni pleurer, comprendre», même s’il devait plutôt pleurer que comprendre. Pour passer le cap, Jo s’était dévoué en France à aider les jeunes Tunisiens, garçons et filles, à l’apprentiss­age de la mixité, à s’habituer à Paris, à ne pas rester confinés entre Tunisiens, à leur faire découvrir de nouveaux endroits... la blessure de Jo se refermait, il reprenait sa fringale de vivre. Et c’est le sens de ce roman-nostalgie ; où l’on passe de la nostalgie d’une ville cosmopolit­e à la nostalgie d’une époque dans les yeux d’un enfant vers la nostalgie d’une jeunesse somme toute insouciant­e d’un Tunisien qui est à l’image de nous tous : en quête continuell­e de soi, à la recherche d’une âme et de la révélation du plus simplement humain.

Sarrah O. BAKRY

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