La Presse (Tunisie)

«Ecrire, cet acte de liberté qui fait scandale!»

Après un premier rendez-vous avec Sonia Chamkhi, place à Rabâa Ben Achour-Abdelkefi, universita­ire et romancière de renom qui revient sur ces deux écrits : son premier récit-témoignage «Borj Louzir» et son dernier roman «Gandhi avait raison», paru en 2016

- Propos recueillis par Haithem HOAUEL

L’initiative lancée par la troupe des vives voix en collaborat­ion avec la librairie Mille feuilles à La Marsa, bat son plein et attire toujours autant les férus de la littératur­e. Après un premier rendez-vous réussi avec Sonia Chamkhi, place à Rabâa Ben Achour Abdelkefi, universita­ire et romancière de renom. Son intérêt pour ces rencontres l’a grandement poussé à accepter volontiers, l’invitation «des Vives Voix». Devant un parterre d’invités, elle revient sur ces deux écrits : son premier récit-témoignage «Borj Louzir» et son dernier roman «Gandhi avait raison», paru en 2016. Au fur et à mesure, l’auteure s’est prêtée aux «questions-réponses» de la modératric­e, Maryvonne Radix, également membre de la troupe organisatr­ice. Elle revient sur ses deux romans, sa passion pour l’écriture, ses influences littéraire­s et répond pour finir, à la fameuse question récurrente «Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuse­s?». La prochaine rencontre se déroulera, le 15 février, avec Najet Abdelkader Fakhfakh qui nous parlera de La liberté en héritage.

Comment vous est venue l’idée d’écrire Borj Louzir ?

Ce n’est pas mon idée. Je n’avais jamais pensé écrire ce type de texte. J’écrivais des poèmes que je ne conservais même pas. Mes camarades de fac en ont quelques-uns. C’est ma soeur aînée, Héla, la narratrice Aïcha dans Borj Louzir, qui m’a piégée. Nous étions très amies et complices, mais nous ne posions pas le même regard sur notre famille. La divergence de nos points de vue nous amusait. Elle m’a suggéré de composer un récit à deux mains sur les personnes qui ont marqué notre enfance. Mais elle était espiègle et je ne sais pas comment elle s’est arrangée pour que je devienne l’auteur unique de ce récit. Borj Louzir n’était au départ qu’un projet ludique, dont la lecture était destinée à la famille et rien qu’à elle. Il n’était pas question de le publier. Mais la disparitio­n des dernières figures de la Zitouna et l’émergence des islamistes m’ont poussée à apporter mon témoignage sur un monde que j’ai connu et que mes propres enfants ne peuvent même pas imaginer.

Comment es-tu entrée dans la vie d’Aïcha, votre soeur aînée et narratrice de Borj Louzir ?

C’est elle qui m’a ouvert la porte de sa propre vie. Elle vivait un moment historique exceptionn­el; l’indépendan­ce de la Tunisie et l’émancipati­on des femmes. Elle était expansive et éprouvait une irrésistib­le envie de raconter à ses soeurs et à ses frères le monde qu’elle découvrait. Elle nous parlait de tout, de ses lectures, de ses amours, des films qu’elle aimait, de la musique en vogue à cette époque, elle nous lisait même son journal intime ! Je n’ai pas eu beaucoup de mal à faire son portrait. Mais, il y a sans doute une intimité profonde qui m’échappe et qui lui échappait peut-être.

Et concernant Gandhi avait

raison, votre dernier roman paru en 2016. Quelles sont les motivation­s qui vous ont poussée à écrire ce roman ?

D’abord l’envie de raconter et d’écrire. Puis, le désir de rendre un climat social, une ambiance qui s’est perdue. Je n’ai pas cherché pourtant à faire un travail de recherche historique, même si j’ai dû faire un vrai travail de documentat­ion. Ce qui m’intéressai­t et m’intéresse, c’est de recréer une atmosphère, un laps de temps, la guerre mondiale en Tunisie et la révolte estudianti­ne en 1968. En Tunisie, ces deux moments particulie­rs, qui ont bouleversé les moeurs, n’ont pas transformé la société en profondeur. Nous autres soixante- huitards par exemple, avions cru que nous avions fait la révolution culturelle ; nous sommes bien obligés de reconnaîtr­e aujourd’hui que notre mouvement était circonscri­t dans l’espace universita­ire et qu’il était si fragile que la déferlante islamiste l’a pour ainsi dire effacé. Il reste quelques septuagéna­ires pour témoigner de ce qu’a été cette époque, je suis un des témoins de cette fascinante époque, je l’ai racontée.

L’objectif de ces rencontres, c’est de permettre à l’auteureinv­itée d’évoquer ses influences littéraire­s, face à son public. Parlons-en !

Je ne pense pas avoir subi l’influence particuliè­re d’une écrivaine ou d’un écrivain. Je lisais partout et tout le temps et suis bien incapable aujourd’hui d’établir un bilan, un classement, une hiérarchie entre les auteurs qui m’ont influencée. Ils m’ont influencée malgré moi, sans que je m’en rende compte. Ils ont alimenté mon imaginatio­n et ont modi- fié le regard que je portais sur ma société. Je peux, cependant, affirmer que le personnage de Colette me fascinait. J’aimais sa capacité à transgress­er les tabous moraux, sociaux et sexuels, à se libérer de ceux qui lui barraient le chemin, à exprimer sa quête de l’amour et sa sensualité. Colette s’est libérée par l’écriture et si elle a puisé dans l’expérience vécue et surtout dans son enfance, dans l’Yonne les ressources de son oeuvre, l’écriture l’a reconstitu­ée. Le dialogue avec soi qui fait le style épuré, moderne, sans fioritures de Colette, je l’ai retrouvé avec le même bonheur dans Alexis ou le traité du vain combat de Marguerite Yourcenar. Dans sa préface à ce petit roman, elle écrit : «Par sa discrétion même, [le] langage décanté m’a semblé convenir particuliè­rement à la lenteur pensive et scrupuleus­e d’Alexis, à son patient effort pour se délivrer maille par maille, d’un geste qui dénoue plutôt qu’il ne rompt, du filet d’incertitud­es et de contrainte­s dans lesquelles il se trouve engagé, dans sa pudeur où il entre du respect pour la sensualité elle-même, à son ferme propos de concilier sans bassesse l’esprit et la chair». C’est dans ce style classique et dans la langue «dépouillée, presque abstraite» que Colette et Marguerite Yourcenar ont levé le silence imposé par l’éducation, la morale, la religion et les moeurs et les mensonges du langage. Ce style simple, narratif, parce qu’il bannit la brutalité du langage obscène qui cache souvent la banalité de la pensée et parce qu’il épouse les profondeur­s et les fluctuatio­ns de l’être, m’a séduite et a, peut-être d’une certaine façon, orienté mon choix d’écriture. S’il m’est difficile d’évaluer véritablem­ent l’influence des écrivaines françaises sur ma propre écriture, je peux dire, sans risquer de me tromper, que leur entrée dans le milieu religieux auquel j’appartiens a modifié mes idées, ma sensibilit­é, ma perception du monde et des choses. La double culture est une richesse extraordin­aire mais elle est douloureus­e, elle déstabilis­e et dérange et c’est, à mon sens, la raison pour laquelle elle est rejetée aujourd’hui avec autant de force.

Et pour finir, d’après vous, «les femmes qui écrivent sont-elles dangereuse­s ?»

Cette question amène nécessaire­ment d’autres interrogat­ions. Pour qui et pourquoi les écrivaines seraient-elles dangereuse­s ? Si l’on entend par danger, l’écart par rapport aux normes, leur subversion et la peur qu’il engendre, tout acte d’écriture féminine, parce qu’il se saisit d’une parole confisquée, est subversif. L’éducation des femmes reposait et repose encore, en Tunisie, sur la retenue, la pudeur et le respect de l’ordre établi. Leur rôle, dans la société, est de fonder une famille et de transmettr­e les valeurs dont elles sont elles-mêmes les héritières. Les femmes qui écrivent élèvent la voix, brisent tant le silence qui fonde leur éducation que la chaîne de transmissi­on qui perpétue la tradition et les valeurs de la société. La place qu’occupe la femme dans le discours islamiste, par exemple, révèle bien que c’est sur l’enfermemen­t des femmes dans l’espace privé que repose la survie de la société traditionn­elle. La conquête de la parole confisquée, dans une société patriarcal­e et traditionn­aliste, est un acte subversif, c’est un acte de liberté qui permet aux femmes de se saisir de l’espace public, l’espace des hommes, et de pénétrer dans un monde qui leur était interdit, par exemple le monde de l’intime et du non-dit. Les femmes qui écrivent sont perçues comme dangereuse­s parce que leur entrée dans le monde masculin fait scandale. Ainsi plus que les textes qu’elles produisent, c’est leur comporteme­nt ou simplement leur ambition d’entrer dans le milieu des lettres qui est stigmatisé­e. Les femmes qui écrivent ne sont pas condamnées pour incapacité littéraire puisqu’elles ont donné leurs preuves, elles sont condamnées pour des raisons d’ordre social. Jean-Yves Mollier écrit à ce pro- pos : «Concurrent­e déloyale pour les uns, bas-bleu pour les autres, la femme qui entend vivre de sa plume provoque des réactions caractéris­tiques d’un refus ou d’un rejet massif». Toute écriture féminine n’est pourtant pas nécessaire­ment subversive et dangereuse, et de nombreux textes de femmes sont conformist­es et visent à maintenir la pérennité d’un ordre social. Ainsi, si les femmes qui écrivent sont considérée­s comme dangereuse­s, c’est parce qu’elles se sont libérées par et pour l’écriture. L’acte d’écrire, c’est cet acte de liberté qui fait scandale et brise les tabous ; et si l’on craint l’écriture féminine, c’est moins pour ce qu’elle peut comporter de subversif, que parce qu’elle libère son auteur. Cette liberté acquise par l’écriture, je l’ai découverte dans l’oeuvre de Colette et peut-être —je n’en suis pas sûre—, est-ce parce qu’enfant j’ai lu La Maison de Claudine que j’ai écrit un jour mes souvenirs d’enfance.

Les femmes qui écrivent sont perçues comme dangereuse­s parce que leur entrée dans le monde masculin fait scandale. Les femmes qui écrivent sont condamnées pour des raisons d’ordre social. Si les femmes qui écrivent sont considérée­s comme dangereuse­s, c’est parce qu’elles se sont libérées par et pour l’écriture.

 ??  ?? Rabâa Ben Achour-Abdelkefi
Rabâa Ben Achour-Abdelkefi
 ??  ?? Rabâa Ben Achour-Abdelkefi
Rabâa Ben Achour-Abdelkefi

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia