La Presse (Tunisie)

Celle qui fait bouger les lignes

Elle a été la première à offrir aux artistes tunisiens une visibilité internatio­nale, les plaçant sur le même front que les plus grands, dans les ventes de prestige des hauts lieux de l’art. La première, également, à inviter les artistes arabes à la bienn

- Alya HAMZA

Vous êtes tunisienne, originaire de Mahdia, née en Arabie Saoudite, vous avez grandi à Genève, étudié en Angleterre, travaillé aux USA, habité à nouveau en Arabie, et aujourd’hui vous vivez et travaillez entre Dubaï et Londres, avec toujours le même ancrage en Tunisie. Où est-ce que vous vous sentez chez vous ? Là où se trouve ma famille. C’est-àdire à Tunis où sont mon père et ma mère, à Dubaï où vivent mon mari et mes enfants. A Tunis, cependant, je me sens « énormément » chez moi, même si je n’y ai jamais vécu. Mahdia appartient à une démarche beaucoup plus émotive. Le sentiment d’appartenan­ce vient de la famille, par verticalit­é. Et si vous me demandez l’endroit où j’ai le plus aimé vivre, je vous dirai Londres. C’est la ville «arabe» la plus excitante du monde. Celle où l’on se sent le plus anonyme et le plus vivant. C’est la seule ville où l’on peut être soi sous toutes ses coutures, sans contradict­ions. On peut être arabe, européen, laïque, musulman, dans une ville qui encourage la multitude d’identités. Et moi, j’ai une multitude d’identités.

Vous avez eu un parcours atypique, vous destinant à la finance en un premier temps avant de plonger dans le monde de l’art et d’y consacrer votre carrière.

J’ai travaillé durant dix ans pour Sotheby’s à l’internatio­nal. Au début, on vous forme pour la scène artistique contempora­ine internatio­nale, puis on évolue vers des niches d’intérêt. Pour moi, c’était l’art contempora­in arabe. J’ai organisé les premières ventes à Londres, puis au Qatar, avant d’être rattachée au bureau de New York. J’ai quitté Sotheby’s il y a un peu plus d’un an, estimant que dix années, c’était bien pour ce que j’avais à prendre. Le marché de l’art est assez routinier, et humainemen­t pas toujours très enrichissa­nt. Et puis surtout je suis arrivée à un stade de ma vie où je commençais à trouver peu évidente la corrélatio­n entre les prix et la qualité de l’oeuvre d’art. Les mêmes noms revenaient sur une scène petite et élitiste, on était dans l’esthétique et la consommati­on de l’art. J’ai adoré cela. Mais vient un moment où il faut pouvoir se réconcilie­r avec le fait que la production artistique doit avoir les moyens d’alimenter une société de manière plus productive. Certains artistes porteurs de poésie, d’autres, agitateurs, mais pas cataloguab­les, entrent difficilem­ent dans les critères commerciau­x. Or, pour moi, ceux-là ont une plus grande aptitude à toucher un public plus étendu et plus jeune. Aujourd’hui, nous sommes dans une société jeune, et divorcée de la culture. Il faut instaurer un dialogue de tous les jours. Il faut que cela devienne le sujet et non pas l’objet.

Est-ce cette prise de conscience de la manière dont on consomme l’art qui vous a poussé à revenir vous impliquer davantage dans la Fondation Kamel Lazaâr ?

Certaineme­nt. En fait je suis viceprésid­ente de la Fondation qui existe depuis aujourd’hui douze ans. Nous avons constitué une collection de peinture contempora­ine arabe de plus de 1.000 oeuvres. Ces oeuvres voyagent à partir de la Tunisie, sont sollicitée­s par des musées au Brésil, à Pittsburg, participen­t à la biennale de Venise, mais pour le moment ne peuvent être présentées en Tunisie, faute de lieu d’exposition. En attendant, nous, au sein de la Fondation, nous sommes passés d’une boulimie d’acquisitio­ns à un désir de soutenir des artistes pour leur permettre de créer. Nous sommes plus dans le partage que dans le cumul et la possession.

Votre action, au sein de la fondation, concerne également le domaine de l’éducation puisque vous venez de signer une convention avec le ministère de tutelle. Effectivem­ent, il s’agit de faire circuler, à travers le network du ministère et à travers des publicatio­ns que nous réaliseron­s, Saphir, une nouvelle mascotte : ce petit pigeon voyageur a pour mission d’initier de façon ludique les enfants à leur patrimoine. Le premier opus consacré à Saphir l’enverra voleter au musée du Bardo où il leur présentera les pièces majeures et leur histoire. Saphir accompagne­ra également les enfants au cours d’excursions sur les sites les plus importants. Bien sûr, nous travailler­ons sur quelques écoles pilotes d’abord et une tranche d’âge précise, après avoir sensibilis­é les enseignant­s.

Mais vous continuez de vous impliquer essentiell­ement dans le domaine de l’art.

Disons que je me consacre plus particuliè­rement à la collection, au mécénat et à l’organisati­on de Jaou, ces journées d’art contempora­in dont nous préparons la quatrième session. En ce qui concerne la collection, nous travaillon­s à compléter nos coups de coeur, et à créer des ensembles cohérents. Au niveau du mécénat, nous soutenons des initiative­s. La Fondation supporte vingt à vingt-cinq projets par an. L’idée est de planter des graines comme Dream City au début, ou la Maison de l’Image, et de les regarder s’épanouir. Il y a aussi Art Mena dont il faudra bientôt parler : il s’agit d’une applicatio­n mobile qui permettra de recenser et connecter tous les artistes du monde arabe. Nous en sommes à la phase test. Des tables rondes ont réuni toutes les personnes qui comptent dans le domaine des arts plastiques en Tunisie. Leurs critiques et suggestion­s ont été intégrées. L’applicatio­n sera bientôt lancée en une période de rodage avant de l’être pour le grand public. Mais ce qui me prend le plus de temps, c’est l’organisati­on de Jaou. Nous avons choisi pour thème de la prochaine session «La migration Inversée». Il faut repenser la migration, repenser les frontières, et illustrer les frontières qui nous traversent plutôt que celles que nous traversons. Au final, nous sommes tous de passage, nous sommes tous des migrants. Le protection­nisme, les frontières, tout cela est tellement désuet. Il revient à la communauté artistique et intellectu­elle de repenser les frontières de manière plus conceptuel­le. Puisque les politiques ont été incapables de fluidifier les choses, il revient aux artistes de dérouler leur message vers des structures pratiques.

Que faites-vous quand vous ne travaillez pas ? Avez-vous le temps de rêver ? En fait c’est quand je ne travaille pas que je travaille le plus. Les choses dont je m’occupe sont tellement multidimen­sionnelles, tellement imbriquées dans ma vie, dans mes passions, que je n’ai pas vraiment le sentiment de travailler, ce que je fais tout le temps. Et puis j’ai un époux qui aime l’aventure, un penseur, un poète qui me soutient dans mes initiative­s, et que je suis dans ses voyages. Et j’ai deux petits garçons, Adam et Khayam, dont je m’occupe beaucoup. Quant à rêver, oui. Je rêve, en ce moment, d’emmener la Tunisie à la biennale de Venise, sachant que si la Tunisie y est représenté­e, il faut qu’elle le soit de manière ingénieuse et atypique. Je rêve d’organiser une exposition tunisienne au Parlement européen….

Nous avons constitué une collection de peinture contempora­ine arabe de plus de 1.000 oeuvres qui ne peuvent être présentées en Tunisie faute de lieu d’exposition

«Londres», c’est la ville «arabe» la plus excitante du monde. Celle où l’on se sent le plus anonyme et le plus vivant

Je rêve, en ce moment d’emmener la Tunisie à la biennale de Venise, sachant que si la Tunisie y est représenté­e, il faut qu’elle le soit de manière ingénieuse et atypique

Aujourd’hui, nous sommes dans une société jeune, et divorcée de la culture

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