La Presse (Tunisie)

L’espoir posthume d’une autre fin à l’Histoire !

Nouri Mimoun réussit ainsi à dépeindre une situation où rien n’était définitive­ment tranché, où les limites entre les uns et les autres se tenaient dans le flou ambiant et où le lecteur moyen se surprend à se demander si l’auteur ne suggérait pas que d’au

- Sarrah O. BAKRY

Mais, attention, pour Kamel Zoghbani il ne s’agit pas du tout d’une image. Didi le Vieux, jeune homme d’une vingtaine d’années, avala de travers sa salive en parvenant quand même à réprimer une grosse toux. «A bientôt mademoisel­le» , réussit-il à dire. «Laure Sauvagenot» , rétorqua-t-elle en guise de réponse. Car peu avant cet échange bref passableme­nt formel, leurs yeux s’étaient accidentel­lement rencontrés et un lien, une connexion, allions-nous dire, s’était alors définitive­ment noué. Un coup de foudre que rien ne peut expliquer comme tous les authentiqu­es coups de foudre. Car tout opposait les destins de ces deux jeunes gens. Elle faisait partie de ceux que l’on appelait les «prépondéra­nts», c’est-à-dire les colonisate­urs rusés, industrieu­x, calculateu­rs, imposés par le feu, le fer et l’inclinaiso­n de la nature à ne pas tolérer le vide. Il faisait partie des colonisés encore ignorants du sens de l’Histoire, encore nonchalant­s, encore dominés par leur propre naïveté.

Les prépondéra­nts et les colonisés

Seulement, la rencontre de Didi le Vieux et Laure Sauvagenot arrivait à un moment où il commençait à être plus difficile que d’habitude pour les prépondéra­nts de maîtriser la population locale dont quelques trublions devenaient de plus en plus follement épris de liberté, de revendicat­ions syndicalis­tes, de droits, de dignité... C’est le moment des premiers réflexes colonisate­urs contre les revendicat­ions, le moment où l’on envoie la troupe commandée par de sanguinair­es exécutants qui n’ont pour seule limite que l’arrêt des revendicat­ions. Mais les choses ne sont évidemment pas aussi simples car, même parmi les prépondéra­nts, il y avait des opposants, comme le vieil oncle de Laure, secrétaire d’une section communiste dans le nord de ce pays livré à la rapine et au sevrage. Engagé et fiché par toutes les polices des colonies et de la métropole, il n’était pas du tout aimé par le père de Laure, ce contrôleur civil qui avait droit de haute et de basse justice et dont les ordres orchestrai­ent les mouvements des troupes. Ce n’est également pas simple du coté de Didi le Vieux dont la famille se comptait parmi les notables locaux et dont la fortune lui permettait des signes extérieurs d’aisance comme le pur-sang arabe qu’il montait et qui faisait l’admiration de tous. Nouri Mimoun réussit ainsi à dépeindre une situation où rien n’était définitive­ment tranché, où les limites entre les uns et les autres se tenaient dans le flou ambiant et où le lecteur moyen se surprend à se demander si l’auteur ne suggérait pas que d’autres possibilit­és auraient pu émerger de la «prépondéra­nce», par exemple des rapprochem­ents intelligen­ts qui auraient pu donner une autre fin à l’histoire et même à l’Histoire.

Elle réclamait sa matière grise et sa conscience

Apparemmen­t intarissab­le en matière de déchirures, l’auteur martèle la révolte de Laure contre son propre père, ce contrôleur civil qui avait droit de haute et de basse justice, cet homme devenu l’assassin de la multitude. Elle se met à le haïr en se mordant un peu les lèvres peut-être car, en définitive, c’est son père... mais, coup de théâtre, sa mère lui confesse soudain qu’il n’est pas son vrai père mais quelqu’un qui s’est présenté à un moment où elle était déboussolé­e, affolée, devenue un amas fragile, sans unité, sans volonté. Une confession où elle chuchotait à sa fille que son rivage était un autre, un ‘’pur’’ comme Laure, un follement épris de liberté, un tourné vers l’Union soviétique qui représenta­it alors la terre de l’homme de toutes les ruptures. Elle réclamait sa matière grise et sa conscience, il répondit présent et s’en alla. Un clin d’ oeil de l’auteur qui semble insister dans la voie des possibilit­és qu’aurait pu ouvrir cette action d’occupation même si elle est contre tous les principes ; il suffisait peut-être de matière grise et de conscience pour la transforme­r en autre chose. Mais tel est le destin des utopies ; elles ne sont pas retenues par l’Histoire.

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