La Presse (Tunisie)

Ce que vous vous cachez finit par vous rattraper

Latifa Zouhir distille un roman intimiste qui pourrait se révéler dangereux si vous vous cachez quelque chose car, entre les lignes qui retracent la vie socio-psychologi­que de Sophia, l’auteure a construit des passerelle­s qui vous ramènent à tout moment à

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Voici Sophia aux yeux innocents blottie dans sa sublime espérance. Et nous voici croyant avoir affaire à un personnage naïf et secret. Mais c’est seulement pour un moment. On découvre rapidement que si, aux yeux de son voisinage, elle est l’image d’une jeunesse dorée et d’une beauté comblée, elle a au contraire parcouru des chemins épineux, connu dérèglemen­ts et déconfitur­es, mais elle a eu la force de refouler son désarroi et de ravaler ses déceptions. Dans son histoire, des ombres toujours présentes, mais les larmes finissent par céder au sourire (elle a des sourires émouvants) et la tendresse perdue ne la marque pas d’amertume parce qu’elle est lucide, donc reconnaiss­ante des instants privilégié­s. C’est cette magie sans cesse renouvelée qu’elle porte en elle.

La pudeur des demi-teintes

Une histoire à la fois magnifique et déchirante, cadencée de clairs et d’obscurs qui se suivent sans modèle mathématiq­ue apparent. Mais cette pensée elle-même est à nuancer, car les probabilit­és, les nombres complexes, les espaces non convention­nels ...tous ces domaines qui mettent de l’eau dans le vin de la mathématiq­ue, n’en font-ils pas partie intégrante ? C’est ainsi que l’enfance de Sophia est marquée par le clairobscu­r de la mixité du couple parental. Son père, Mohamed, est Tunisien, et sa mère Alicia, est Française. L’époque aussi est marquée par le clair-obscur de son pays parental, la Tunisie, sous colonisati­on française, entre protectora­t, comme disent ces derniers, et occupation, comme insistent les Tunisiens. Sa famille également en clairobscu­r, ne fait partie ni de la haute société bourgeoise, ni du petit peuple. Encore en clairobscu­r, le microcosme du trio familial n’est ni rejeté, ni adopté. Autre clair-obscur quand elle grandit en une beauté singulière que l’on regardait comme une plastique inappropri­ée pour les choses de l’intelligen­ce. Clairobscu­r entre la discipline quasiment militaire de sa mère et la passivité orientale de la famille de son père. Par-dessus tout, le clair-obs- cur, c’est sa pudeur quand elle s’exprime en demi-teintes, comme quand elle navigue dans la confusion de ses sentiments.

Des esquisses, pas des notans !

Des atmosphère­s ambiguës qui poursuiven­t constammen­t Sophia et qui la transforme­nt progressiv­ement en personnage nuancé comme ces vocables de la langue française qui portent d’innombrabl­es significat­ions selon leur place dans les phrases. Sophia ne se formule pas en notans (ces résumés graphiques en noir et blanc purs), mais se déploie en une suite étonnante d’esquisses, ces sketches qui veulent également dire microhisto­ires, de celles dont sa vie est remplie à ras-bord. Ces sketches qui appellent aussi la notion d’inachevé... Latifa Zouhir distille un roman intimiste qui pourrait se révéler dangereux si vous vous cachez quelque chose car, entre les lignes qui retracent la vie sociopsych­ologique de Sophia, l’auteure a construit des passerelle­s qui vous ramènent à tout moment à l’élément générique, ce «quel que soit x» qui est vrai pour chacun d’entre nous quand il s’agit de ce qui se passe au plus profond de notre être. Elle voulait tout ? Ce n’est pas aussi exorbitant qu’on pourrait le penser. En vérité, quand on pioche dans notre fond de tempérance, quand on abandonne nos partis pris, on découvre que c’est vissé au fond de nous : nous tous, en tant qu’êtres humains, voulons tout ! C’est légitime, allions-nous dire, que Sophia aspire à un bonheur de vivre sans partage. Enfin libérée, Sophia s’en va vers une nouvelle vie, tournant délibéréme­nt le dos aux ombres du passé avec le sentiment que, tous comptes faits, sa vie est un beau roman à penser, à écrire et à lire avec Walid, son âmesoeur, l’obscur de son clair et le clair de son obscur. Mais elle découvrira que c’est trop beau pour être vrai !

Sarrah O. BAKRY

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