La Presse (Tunisie)

Le travail informel de l’exclusion à l’inclusion sociale (III)

- Par Tahar CHEGROUCHE

1. 2. 1- 2- 3- I. Protection sociale et travail informel

Certes, des avancées notables ont été réalisées au niveau des réformes politiques. Les libertés sont aujourd’hui une donnée tangible. L’adoption d’une Constituti­on démocratiq­ue témoigne de cette avancée. Toutefois, les grands problèmes économique­s et sociaux à l’origine de ce soulèvemen­t persistent encore, quand ils ne se sont pas aggravés : inégalité sociale et régionale, chômage, protection sociale défaillant­e, etc. «La liberté dans le dénuement et la précarité perd toute sa substance et crée malencontr­eusement des perception­s ambivalent­es de la part des uns et des autres envers l’édifice démocratiq­ue en constructi­on». La période de transition actuelle est marquée par une poussée inégalée de l’économie informelle, celle-ci est le corollaire de l’affaibliss­ement de l’Etat et de l’ébranlemen­t de son autorité. L’émergence de l’économie parallèle est la conséquenc­e de la fraude fiscale et l’absence de protection sociale. La protection sociale englobe les garanties suivantes :

La sécurité de revenu, sous forme de différents transferts sociaux (en espèces ou en nature), notamment les pensions pour les personnes âgées et les personnes handicapée­s, les prestation­s pour enfants, les droits de maternité, les prestation­s à titre de soutien au revenu et/ou les garanties et les services d’emploi pour les sansemploi et les travailleu­rs et travailleu­ses pauvres ;

L’accès universel à prix abordable aux services sociaux essentiels dans les domaines de la santé, de l’eau et de l’assainisse­ment, de l’éducation, de la sécurité alimentair­e, du logement et de tous autres services définis en vertu des priorités nationales. Le socle de protection sociale consiste en un ensemble de droits fondamenta­ux et de transferts en matière de sécurité sociale destinés à promouvoir les droits humains et à soutenir des niveaux de vie décents de par le monde. Les socles de protection sociale ont pour but d’étendre l’aide et la protection de base à toutes les personnes se trouvant dans le besoin. Dans ce contexte, il est extrêmemen­t important de faire la distinctio­n entre une approche de protection sociale (basée sur des droits) et une approche de filet de sécurité sociale (basée sur des programmes de secours ponctuels ou temporaire­s), de même que de veiller à ce que la protection sociale soit intégrée dans la stratégie de développem­ent à long terme de chaque pays. Le système tunisien de protection sociale comprend trois volets :

Systèmes d’assurance sociale (Cnam, Cnrps, etc.), fondés sur des cotisation­s obligatoir­es.

Aides servies uniquement aux personnes à faible revenu sous la forme d’aides financées par l’impôt.

Des prestation­s universell­es financées par l’impôt et servies indépendam­ment des revenus ou des ressources. L’absence de protection sociale est une caractéris­tique déterminan­te essentiell­e de l’économie informelle. Elle est aussi un aspect capital de l’exclusion sociale. Le développem­ent de l’économie informelle débouche sur le fait que des milliers de personnes n’ont jamais accès aux mécanismes formels de la protection sociale, ou sont en train de perdre les formes de protection globales dont elles bénéficiai­ent grâce à l’entreprise qui les occupait ou grâce à l’Etat. Or, ce sont les personnes qui relèvent de l’économie informelle qui ont le plus besoin de protection sociale, non seulement en raison de l’insécurité de leur emploi et de leurs faibles revenus mais aussi et surtout parce qu’elles sont plus souvent exposées à des risques graves en matière de santé et de sécurité au travail. Pour beaucoup de travailleu­rs du secteur informel, le lieu de travail est le domicile, de sorte que ce ne sont pas seulement les travailleu­rs mais aussi leurs familles, voire leurs voisins, qui peuvent être exposés à ces risques. La qualité médiocre de l’emploi va souvent de pair avec une qualité de vie médiocre. La Tunisie est restée aux prises avec des inégalités sociales et régionales et ne progresse guère dans la mise en oeuvre des réformes économique­s démocratiq­ues nécessaire­s. L’on admet qu’il est de plus en plus impératif d’élargir la notion de protection sociale pour prendre en compte tous les problèmes générés par l’économie informelle. Comme pour les autres déficits de travail décent dans l’économie informelle, ceux qui sont particuliè­rement défavorisé­s sous l’angle des droits et de l’accès à l’emploi formel le sont aussi sur le plan de la protection sociale. Ainsi, la notion de travail décent se trouve de plus en plus intimement liée à celle de socle de protection sociale. Actuelleme­nt, les Tunisiens qui n’ont pas accès à un emploi public et qui ne possèdent pas les compétence­s demandées par le secteur privé formel, n’ont d’autre choix qu’une activité informelle. En Tunisie, le système de protection sociale des pauvres souffre de plusieurs problèmes : sa pérennité n’est pas garantie, ses prestation­s ne sont pas suffisamme­nt ciblées car ne comportant pas de mécanismes veillant à la transparen­ce ou permettant des stratégies de sortie pour les bénéficiai­res. Les dernières estimation­s en date indiquent que seulement 40% des bénéficiai­res des filets sociaux vivent officielle­ment sous le seuil de pauvreté national. Les prestation­s sont plutôt généreuses (elles correspond­ent souvent à environ 21% du revenu total), mais les travailleu­rs peu qualifiés n’y ont pas accès, faute de protocoles clairement définis pour assurer un ciblage précis, et faute de politiques actives pour soutenir les moyens de subsistanc­e et l’emploi. S’il n’y a pas d’améliorati­on significat­ive de la coordinati­on institutio­nnelle du financemen­t et des prestation­s, le système de protection sociale et d’emploi de la Tunisie ne sera pas en mesure de faire avancer l’inclusion économique et sociale. «Le bilan qu’on peut dresser aujourd’hui de la situation est la faiblesse inquiétant­e de la couverture sociale dans certains secteurs et également pour certaines catégories sociales, à quoi s’ajoute le constat d’une pauvreté de masse touchant plus de 15% de la population en 2010, ce qui correspond à 1.6 millions de personnes. Cela suscite maints questionne­ments sur l’efficacité de tout le modèle de régulation sociale en Tunisie. Seulement 37% des Tunisiens, sur 11 millions, cotisent pour leur retraite, seulement la moitié de la population est couverte par l’assurance maladie, et il n’y a pas d’indemnités de chômage pour les personnes qui perdent leur emploi. De plus, même si près d’un Tunisien sur quatre (23%) perçoit des allocation­s, c’est le cas de moins de la moitié (40%) des plus pauvres». Il est désormais inadmissib­le d’accepter qu’une frange non négligeabl­e de la population tunisienne demeure toujours mise à l’écart du champ d’une couverture sociale de base comportant une sécurité minimum pour les revenus et un accès aux soins médicaux.

II. Sortir de l’informalit­é travail informel : Travail décent/

Nous avons tenté, dans ce qui précède, de cerner les phénomènes d’économie et travail informels, d’en définir les concepts et les différente­s approches théoriques utilisées pour les appréhende­r. Aussi, nous avons essayé d’en évaluer l’ampleur de l’économie informelle et sa significat­ion en Tunisie en axant l’analyse sur la dimension de protection sociale en particulie­r. Ce travail aussi pertinent soit-il, demeure, à notre sens, incomplet s’il n’aborde pas la question, combien stratégiqu­e, de la sortie de l’informalit­é ou plus exactement de la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle. Il est vrai qu’il ne nous revient pas ici de traiter cette question dans ses détails. Nous n’avons ni le temps ni les moyens. Nous nous contentons d’esquisser une ligne générale en partant de plusieurs expérience­s réussies dans de nombreux pays en particulie­r le Brésil, l’Afrique du Sud et les Philippine­s et des travaux de la B.I.T et, en particulie­r, sa dernière recommanda­tion sur ce sujet. Les politiques économique­s néolibéral­es qui ont prévalu en Tunisie sous l’ancien régime et la mauvaise gouvernanc­e qui les accompagna­it, ont fini par engendrer une crise sociale grave qui a emporté ce régime. L’insurrecti­on tunisienne a été l’expression d’une protestati­on sociale contre le chômage, les inégalités sociales et régionales. L’image —longtemps défendue par l’ancien régime— d’un pays qui a réussi à conjuguer croissance économique et développem­ent social, n’était, en réalité qu’un leurre. En effet, la croissance économique que la Tunisie a enregistré­e durant les deux dernières décennies n’a pas été assortie d’un progrès social partagé. L’améliorati­on des indicateur­s sociaux globaux dissimulai­t une inégalité dans la distributi­on des revenus : la concentrat­ion des fortunes entre les mains d’une poignée de rentiers n’a eu de pendant que l’extension de la pauvreté et de l’exclusion. Cette injustice sociale était d’autant plus insupporta­ble qu’elle était doublée d’une inégalité régionale. La concentrat­ion des investisse­ments, des activités économique­s et des services publics dans les zones côtières a accentué la pauvreté et le chômage notamment des jeunes et des femmes, dans les régions de l’intérieur. L’insurrecti­on de 2011 était censée corriger ces dysfonctio­nnements sociaux et régionaux en assurant l’emploi aux jeunes et aux femmes en particulie­r les diplômés parmi eux, et en favorisant un mieux-être aux classes populaires et un développem­ent aux régions déshéritée­s… Les débats qui ont dominé la scène politique ont été axés sur des questions culturelle­s et doctrinair­es (identité, modernité, laïcité…), alors que les questions relatives à la justice sociale, étaient reléguées au second plan. Ces débats reflétaien­t davantage les préoccupat­ions d’une élite divisée et coupée du peuple aussi bien que des attentes réelles des révoltés. C’est pourquoi l’impatience des travailleu­rs et des jeunes chômeurs qui s’attendaien­t à récolter les fruits de leur participat­ion au soulèvemen­t, s’est vite transformé­e en profonde consternat­ion puis en vaste vague de protestati­ons sociales. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’au moment où l’activité économique du secteur formel traverse un ralentisse­ment grave et l’organisati­on politique de la société (l’Etat) est fortement affectée par l’insurrecti­on, l’économie informelle connaît une proliférat­ion sans précédent. Comme nous l’avons montré, l’économie informelle prospère là où sévissent le chômage, le sous-emploi, la pauvreté, l’inégalité entre les sexes et la précarisat­ion du travail. Ceux qui entrent dans l’économie informelle le font par nécessité et pour avoir accès à des activités génératric­es de revenus. L’économie informelle est marquée par de graves déficits de travail décent. La précarité, la pauvreté et la vulnérabil­ité vont souvent de pair avec l’absence des droits de négociatio­n collective et de représenta­tion. La vulnérabil­ité s’est accrue du fait même que ces travailleu­rs sont exclus des régimes de sécurité sociale et des dispositio­ns législativ­es régissant la sécurité et la santé, la maternité et d’autres domaines de protection sociale. La croissance économique reste une source d’inégalités, de pauvreté et de vulnérabil­ité, quand elle n’est pas associée à la justice sociale. La question fondamenta­le demeure de savoir quels sont les mécanismes par lesquels les bénéfices de la croissance peuvent ou non se transmettr­e aux pauvres. Ou plus exactement : quels sont les politiques qui sont susceptibl­es d’intégrer les activités informelle­s dans l’économie formelle, notamment des politiques pour la création d’emplois, l’extension de la protection sociale, la promotion des droits au travail, l’aide au développem­ent de l’entreprene­uriat et des compétence­s, le développem­ent local et le renforceme­nt du dialogue social? Il est à souligner que, face au dilemme du secteur informel, il faut s’attaquer aux causes profondes du mal, et pas seulement à ses symptômes, et ce, au moyen d’une stratégie globale et multiforme. En effet, de par son ampleur, «l’économie informelle, sous toutes ses formes, constitue une entrave de taille aux droits des travailleu­rs, y compris les principes et droits fondamenta­ux au travail, à la protection sociale et aux conditions de travail décent, au développem­ent inclusif et à la primauté du droit, et a un impact négatif sur l’essor des entreprise­s durables, les recettes publiques, le champ d’action de l’Etat, notamment pour ce qui est des politiques économique­s, sociales et environnem­entales, sur la solidité des institutio­ns et la concurrenc­e loyale sur les marchés nationaux et internatio­naux». La facilitati­on de la transition de l’économie informelle à l’économie formelle devait donc emprunter le chemin de la réglementa­tion qui vise à aplanir toutes les difficulté­s qui s’interposen­t entre la formalité et l’économie informelle. Elle comprend deux volets : l’un juridique, l’autre fiscal. Ainsi, des mesures d’incitation doivent être promulguée­s pour formaliser les activités et les structures informelle­s et ce au moyen de la réduction d’impôts, et la création d’emplois destinés en particulie­r à des groupes vulnérable­s (jeunes diplômés et femmes…). Des mesures favorisant l’augmentati­on de la productivi­té peuvent consister à moderniser le cadre institutio­nnel et améliorer la formation. Cette réglementa­tion, à la fois juridique et fiscale, doit englober un éventail de mesures :

définir les normes minimales du travail: donner au terme de «travailleu­r informel» une définition large qui englobe les travailleu­rs à domicile, les salariés et les travailleu­rs du secteur non structuré installés pour leur propre compte, assurant ainsi une large couverture de l’économie informelle.

reconnaîtr­e les droits fondamenta­ux aux travailleu­rs informels : droit à la représenta­tion et à l’organisati­on syndicale, à la négociatio­n et au dialogue sociaux, la promotion de l’égalité et la prévention de la discrimina­tion.

simplifier les législatio­ns du travail et leurs procédures.

réduire ou supprimer les dépenses occasionné­es par l’enregistre­ment des entreprise­s auprès des administra­tions du travail et de la sécurité sociale.

simplifier les critères, formalités et procédures d’embauche de travailleu­rs par le biais des agences publiques d’emploi.

a- b- c- d- e- (Fin)

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