«Un univers masculin qui a du mal à intégrer le ‘‘féminin’’»
A l’occasion du 8 mars, Journée internationale des femmes, le Centre de recherche, d’information et de communication sur la femme (Credif) a invité Sophie Bessis, historienne, à présenter une conférence sur « Les femmes et la politique »
Sophie Bessis, également chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques ( Iris) et auteure de nombreux ouvrages portant sur l’Afrique, le monde arabe et la condition féminine, dont « Les Arabes, les femmes, la liberté » (Albin Michel, 2007) et « Femmes du Maghreb, l’enjeu » (avec Souhayr Belhassen, JC Lattès, 1992) est intervenue devant un parterre parsemé d’une poignée de femmes politiques. Une audience où manquaient terriblement les hommes. Un fait révélateur du peu d’intérêt que prêterait la gent masculine à un tel sujet ? Possible. Car assurera Sophie Bessis dès le début de sa conférence : « La sphère du politique est une bastille masculine ! ». Le Credif avait pourtant à cette occasion invité beaucoup d’hommes et « un nombre important de femmes politiques tunisiennes », affirmera Dalenda Larguèche, sa directrice générale. Membre de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Hiror), présidée jusqu’à l’automne 2011 par Iadh Ben Achour, Sophie Bessis, qui vit aujourd’hui entre Tunis et Paris, est une femme de gauche. Militante des droits de l’Homme, elle a également pris part aux premiers pas du mouvement féministe tunisien à la fin des années 70. Même si la théorie et la recherche sont ses domaines de prédilection, l’historienne, a expérimenté de près le monde du politique.
D’une part les « héroïnes », de l’autre, les « intrigantes »
Dans une tentative de mise en contexte de son sujet, elle commence par poser une question : « Quel est le rapport des femmes à la politique et aux politiques ? ». Elle répond : « Ce rapport est déterminé par le partage traditionnel des espaces entre les hommes et les femmes. Aux hommes la sphère publique et aux femmes la sphère privée. Or, l’acte politique est fondamentalement une activité de la vie publique. D’ailleurs étymologiquement le mot république, qui vient du latin «res publica» signifie en latin « les affaires, la chose publique » . Le pouvoir masculin s’incarne profondément dans la politique. Dans l’Histoire, depuis Rome ou depuis la Grèce antique, les femmes n’ont pénétré cet espace que par effraction. Les religions, par la suite, sont venues enraciner et légitimer cette infrastructure ». Sophie Bessis a par la suite dressé une typologie de femmes, qui ont malgré vents et marées pu accéder à cet univers politique, bastion du pouvoir. Un univers exclusivement masculin, qui a du mal à intégrer le « féminin ». Deux configurations de femmes y coexistent. Tout d’abord les « héroïnes », comme la reine numide Sophonisbe ou la reine berbère El Kehna. Celles- ci émergent dans les périodes qui sont elles aussi exceptionnelles, à savoir les guerres, les résistances, l’occupation coloniale. Elles transgressent alors l’ordre établi pour investir la vie publique. Ensuite, l’historienne évoque « les femmes de l’ombre », dont pullule l’histoire et qui évoluent à l’ombre de champ domestique. « Connues pour être influentes, « intrigantes » , « rusées, et pour exercer la « politique du sérail », les sultanes ottomanes, la princesse Lella Kmar, et plus proches de nous, Wassila Bourguiba ou encore Leila Ben Ali, toutes ces figures sont connotées négativement », explique l’historienne.
La société civile, cette «formidable école du politique »
Mais le monopole du pouvoir concerne aussi le monopole des richesses. La chercheuse a cité à ce propos l’Afrique, où les femmes produisent 80% des ressources alimentaires mais ne possèdent que 15% des exploitations agricoles. Les choses changent toutefois quant à l’accès des femmes à la sphère publique. Leur conquête en cette moitié du XXe siècle de « trois sésames », selon les termes de la conférencière, pulvérise la frontière entre espace public et espace privé. Il s’agit de l’école, du travail salarié et du droit à la contraception. « Parmi les pays du sud, la Tunisie est la plus avancée dans ces conquêtes », note Sophie Bessis. Elle ajoute : « L’année 2011 incarne une rupture extrêmement importante avec le rythme très lent de l’évolution des femmes dans le champ politique. A la faveur de la démocratisation du pays, une porte s’est ouverte ; les femmes s’y sont engouffrées. Car il n’y a pas de démocratie sans égalité. D’autre part, nous avons vu les femmes après 2011 investir massivement les rangs de la société civile, qui peut représenter une formidable école d’apprentissage du politique. Aujourd’hui à la faveur de ce contexte et de lois nouvelles comme celle de la parité, une jeune génération de femmes politiques est en train d’émerger ». Et même si la chercheuse semble confiante quant à l’irréversibilité de cet élan, « malgré les résistances des néo-réactionnaires et des mouvements conservateurs », prédit S. Bessis, elle ne cache pas ses craintes quant à la persistance du décalage entre la vie privée et la vie publique des Tunisiennes. « La démocratisation de la sphère publique ne peut pas se faire sans une vraie évolution, plus égalitaire, entre les sexes dans l’espace domestique », conclut la conférencière.