Une belle initiative !
Durant deux jours, l’institut de carcinologie de Bab Saadoun a été le théâtre d’une action aussi louable qu’inédite. Des bénévoles ont investi le service d’hospitalisation des femmes et ont offert aux malades une série de prestations d’embellissement et de détente : séances de massage, soins de beauté, allant de l’épilation des sourcils au maquillage du visage. Sans compter de petits cadeaux, distribués aux malades, et comportant pour la plupart du matériel de toilette. De mémoire d’ISA, les salles de la vénérable institution n’avaient jamais vu pareil spectacle.
C’est que l’action entreprise est méritoire à plus d’un titre. L’institut Salah-Azaiez prend en charge des malades atteints de cancers. Chez les femmes, il s’agit souvent de cancers du sein ou de la sphère gynécologique, cancers dont le traitement altère le vécu des malades par leur propre corps. A la fin du long cycle thérapeutique de ces cancers, les femmes en viennent souvent à dénigrer leur propre corps : mutilé, balafré, privé de certains organes de la féminité. Dès lors, ces femmes doivent assumer deux affres : celles ayant trait au cancer, maladie toujours redoutée, et celles concernant des organes pourvus d’une symbolique aussi intime que socialement reconnue. Que de femmes ne se considèrent plus vraiment femmes après une ablation de l’utérus, ou une résection mammaire ! Il est vrai qu’à l’hôpital, des psychologues seraient là pour aider ces femmes à passer un cap. Mais les malades abondent, les psychologues (s’ils sont disponibles) offrent une parole ponctuelle et brève, puis se détournent vers d’autres patientes, laissant les précédentes livrées à leurs démons. Que de femmes devenues l’ombre d’elles-mêmes, après un séjour à l’ISA et ne parvenant à surmonter ce qu’elles considèrent comme une mutilation qu’au prix d’une plongée dans les « pieuseries » (accoutrement, mode de vie et autres fatras !) Que de femmes se détournent d’un corps qu’elles considèrent désormais incomplet, un corps qui fait honte et que l’on n’ose plus montrer, même aux très proches…
En définitive, ces femmes sont livrées à elles-mêmes, avec un fardeau souvent lourd à porter et dont il est difficile de parler autour d’elles. C’est que notre société, si loquace pour ne rien dire, devient d’un étonnant silence, lorsqu’il s’agit de trouver les mots pour aider un être à transcender les stéréotypes, pour convaincre une femme qu’elle demeure belle, désirable, et toujours aussi femme, malgré ce qui lui est arrivé. Il faut dire que même chez les Tunisiennes bien-portantes de la classe moyenne, le souci du corps ne fait que rarement partie des priorités. (Ici, on exclut bien sûr les dames aisées qui se botoxent, se font faire liposuccion, plasties, ce qui est loin d’atténuer leur âge ne fait que l’accentuer…) Mais, revenons à l’immense majorité des femmes tunisiennes : la plupart ne considèrent leur corps que comme un « tâcheron », assigné à besognes et prestations. Trop souvent, ces femmes font preuve d’une absence à leur propre corps, surtout une fois accomplies les échéances de la vie conjugale : trouver un mari, avoir des enfants. Passé ce cap, peu d’entre elles continuent à soigner leur corps ; la plupart grossissent démesurément, seule une minorité fait du sport, ou continue de se faire belle pour le plaisir.
Dans ce sens, l’opération entreprise auprès des patientes hospitalisées à l’ISA est plus que bénéfique. Elle a eu le mérite de faire l’économie des mots pour aller droit aux gestes : des gestes simples sur le corps de ces femmes, gestes de bien-être et de beauté, leur permettant de renouer avec un corps d’emblée posé comme demeurant beau et désirable, malgré la maladie, un corps qu’elles réapprennent à toucher, masser, enjoliver. Cette petite réconciliation avec le corps peut, si elle est répétée, constituer une thérapie aidant les femmes à faire leur deuil de la maladie et leur permettant de reprendre à elles leur corps dans un rapport nouveau. Emettons le voeu que de telles initiatives se poursuivent, dans les différents services de cancérologie, qu’elles deviennent (pourquoi pas) des rendez-vous réguliers attendus par les femmes et qui leur permettraient d’apprendre ou de réapprendre à prendre soin de leur corps et à l’aimer.