Pour un nouveau business model africain
La Tunisie officielle s’est distinguée par son absence à la cinquième édition de « Africa CEO Forum » qui s’est ouverte hier, 20 mars, à Genève. Elle aurait pu marquer un coup médiatique certain, surtout que cela coïncidait avec les célébrations de la fêt
Loin d’être un acte de démonstration de force d’un groupe médiatique d’origine tunisienne établi en France, Jeune Afrique, ni un simple passage de propriété de père en fils, le colloque des décideurs privés africains (Africa CEO Forum) s’est affirmé dans sa cinquième édition qui se tient à Genève les 20 et 21 mars, comme un rendez-vous incontournable de réflexion et des affaires sur l’économie africaine dans son contexte global. Par la qualité de ses panels, l’envergure de ses participants et la pertinence des problématiques posées, l’événement a pu drainer une affluence de personnalités de premier rang, un peu plus d’un millier de chefs d’entreprises, de banquiers, d’économistes, d’investisseurs, mais également de politiques, dont un chef d’Etat, deux Premiers ministres et plus de quarante ministres. Problématique : réinventer le business model africain. Le forum n’a pourtant que cinq ans d’existence. Après un modeste début en 2012, trois éditions à Genève et une en Côte d’Ivoire, le forum «s’est amélioré jusqu’à devenir le plus important rendezvous annuel du secteur privé africain», souligne Amir Ben Yahmed en séance inaugurale en toute confiance. Partant d’un constat de manque de communication interafricaine, de difficulté de saisir les opportunités qu’offre le continent et d’exploiter tout le potentiel de partenariat qu’offrent les perspectives de croissance dans les pays africains, le forum s’est voulu rassembleur de l’action privée surtout. Et le terme « CEO », cheif executive officer en anglais, traduit bien ce choix et explique parfaitement l’absence de discours politiques, ni de langue de bois… Le choix de Genève symbolise la neutralité, mais aussi l’ambition d’un futur exemplaire à construire en commun. Mieux, face aux incertitudes que connaît le continent et la montée des tendances protectionnistes un peu partout dans le monde, le forum se positionne aussi en symbole de résistance de la liberté économique. « Il n’y a pas d’avenir pour l’Europe sans l’Afrique et il n’y a pas d’Afrique sans l’Europe », lance Lerato Mbele, journaliste BBC, modératrice de la séance inaugurale. Au niveau de la forme, on a dû construire, faute d’espace étendu pouvant accueillir tout ce beau monde, un chapiteau sur la piscine dans un prestigieux hôtel de la place, tout en laissant trois arbres parmi les participants. Des arbres aux troncs épais, dont on a soigneusement étêté les branches qui n’ont pas encore fleuri, bien qu’on soit en plein printemps…
Quel modèle de business ?
Mais l’Afrique a-t-elle vraiment besoin d’un nouveau modèle de développement ? Après des années consécutives de forte croissance, un certain ralentissement a été observé au cours des deux dernières années. Le taux de croissance moyen est tombé à moins de 2,5%, à cause de la baisse des prix des matières premières et le recul de la production agricole, induit par la sécheresse et les changements climatiques. Plusieurs pays sont alors frappés par un déficit budgétaire et introduits dans un cercle d’endettement relativement inédit. Mais l’idée de changer de business model, bien qu’elle fasse le thème central du forum, a été remise en question d’emblée, dès le panel d’ouverture. Mo Ibrahim pense que l’Afrique n’est pas une entreprise. C’est un continent de 54 pays. Elle n’a pas besoin d’un nouveau modèle, mais de renforcer la bonne gouvernance. Dans le même ordre d’idées, Naguib Sawiris affirme (provoquant l’étonnement de certains présents) que le modèle économique nous l’avons. « Il nous faut plus de démocratie, de la transparence et des lois incitatives », ajoute-t-il. Tout comme Sarat Kebet-Koulibaly qui pense à l’impératif d’avoir une meilleure productivité, à l’accès à une technologie à faible coût, mais aussi à un modèle plus décentralisé avec moins d’Etat planificateur et plus d’initiative privée…En définitive, il y a besoin d’une nouvelle méthode d’intervention de l’Etat.
La participation tunisienne, avec une bonne quarantaine de chefs d’entreprise, experts, universitaires, banquiers et autres, traduit, si besoin est, un certain intérêt pour l’initiative privée, mais aussi pour le continent africain. Cependant, l’absence d’un représentant officiel de l’Etat était fort remarquable dans la délégation. Cela est dû, sans doute, au calendrier qui coïncide avec la célébration de la fête de l’indépendance. Mais en étant absente de la sorte, la Tunisie aura manqué un autre rendez-vous avec l’histoire. Car selon certains participants, la Tunisie aurait pu célébrer son indépendance ici même à Genève, avec toute l’Afrique et aurait marqué un coup médiatique certain, surtout que cette question de nouveau modèle de développement se pose avec acuité au cours des dernières années. Et la Tunisie aurait pu apporter, sans doute, un précieux témoignage là-dessus. Car, au fait, la Tunisie partage beaucoup de défis avec d’autres pays africains non dépendants des matières premières, en l’occurrence la décentralisation de la décision et le développement régional, la transition numérique et surtout la dépendance au défit climatique et le développement agricole.
Les recommandations du forum ont touché presque à tout. Beaucoup de pays ont besoin d’être électrifiés pour pouvoir nouer des partenariats avec les pays industrialisés. L’éducation a besoin d’être généralisée dans plusieurs pays souffrant de marginalisation des jeunes. La femme doit avoir une meilleure position dans l’action économique. Et tout le monde convient que la transition digitale est également nécessaire, tout comme la modernisation de l’infrastructure nécessaire à l’investissement privé. Mais par-dessus tout, une attention particulière a été prêtée au développement agricole et agroindustriel. A ce propos, le forum a consacré un atelier spécifique. A ce niveau, les chiffres révélés lors de cette réunion sont significatifs. Bien que 50% des terres arables au monde se trouvent en Afrique, plus de 20 millions d’individus africains sont menacés de famine. Et l’Afrique dépense chaque année 5 milliards de dollars pour importer des produits agricoles. Mo Brahim a souligné que les économies « ont, certes, besoin de téléphones et de tablettes pour créer de la valeur et des richesses, mais la population qui est en constante augmentation a besoin de nourriture. » Les chiffres de la croissance démographique montrent que, d’ici 2050, plus des 2/3 de la population africaine auront moins de 20 ans. Seraient-ils intéressés par le travail agricole ? Dans quelle proportion ? L’électrification est importante, la transition digitale l’est aussi, tout comme la participation effective des femmes, dont l’une, prenant la parole, a appelé que la production agricole africaine doit être transformée en Afrique pour pouvoir créer de la valeur à partir de l’agriculture, laissant entendre que, sans maîtrise de la nourriture, tout le reste risque de tomber à l’eau, tel un chapiteau construit sur une piscine…