La Presse (Tunisie)

Un exercice démocratiq­ue salutaire

- Hella LAHBIB

Les questions au gouverneme­nt autorisent les représenta­nts du peuple à mettre en jeu la responsabi­lité du gouverneme­nt dans la gestion des politiques et de l’argent publics. Souvent, des choix entrepris par un membre spécifique de l’exécutif sont mis en cause

Les questions au gouverneme­nt autorisent les représenta­nts du peuple à mettre en jeu la responsabi­lité du gouverneme­nt dans la gestion des politiques et de l’argent publics. Souvent, des choix entrepris par un membre spécifique de l’exécutif sont mis en cause

La séance plénière de la semaine a été essentiell­ement consacrée aux questions au gouverneme­nt. Sur deux jours, les membres de l’exécutif se sont alternés aux bancs de l’hémicycle pour être auditionné­s par l’Assemblée des représenta­nts du peuple. Ils ont répondu aux questions parlementa­ires qui leur avaient été adressées auparavant par écrit. Dans une salle presque déserte, 159 députés absents, cette modalité hautement démocratiq­ue s’est déployée assez souvent dans une ambiance électrique. Mohamed Hamdi a ouvert le bal en adressant au secrétaire d’Etat chargé des Domaines de l’Etat une question portant sur le problème endémique du statut des terres domaniales. L’élu a exprimé la volonté de procéder à leur appropriat­ion par les occupants. Mabrouk Kourchid a reconnu la récurrence de cette question qui se pose avec acuité à chaque gouverneme­nt, et répond que les lois existantes interdisen­t cette mutation de propriété. C’est au pouvoir législatif, a-t-il invité dans une esquive, de changer les lois existantes, le pouvoir exécutif n’ayant pas la compétence. Le même député El Hamdi du bloc social démocrate s’est plaint, auprès du ministre du Transport, de la dégradatio­n de la qualité des services de la compagnie aérienne nationale, des retards cumulés de vols, de la perte de bagages « pour ne pas dire autre chose », a-t-il ajouté avec un sourire entendu. Le vol des affaires des voyageurs par des réseaux organisés d’agents défraye la chronique régulièrem­ent, via des vidéos postées sur les réseaux sociaux, par les victimes ellesmêmes, et ce, depuis l’aéroport de Tunis-Carthage.

Le ministère du Transport dans le viseur

Essayant de rassurer sur les performanc­es retrouvées de Tunisair, Anis Ghédira a annoncé l’ouverture de nouvelles dessertes en Afrique. Quant au conflit qui a opposé les technicien­s à la Compagnie, il est en passe d’être résolu, garantit encore le membre de l’exécutif, moyennant des séances réunissant autour de la table toutes les parties et en présence des syndicats. En outre, le ministre précise que les technicien­s accompagne­ront les vols sur lesquels la Tunisie n’a pas de convention d’assistance avec le pays de la destinatio­n, et ce, conforméme­nt aux règlements internatio­naux. Parmi les derniers points évoqués et entérinés, semble-t-il, si un siège était vide dans la classe Affaires, l’agent de maintenanc­e chargé d’accompagne­r le vol l’occuperait. Le ministre a rassuré sur le fait qu’un accord final est en passe d’être trouvé avec les technicien­s sur le port de l’uniforme également. Samia Abbou n’y est pas allée avec le dos de la cuillère accusant le ministère des Transports et l’entreprise des chemins de fer, Sncft, de graves malversati­ons. Munie d’un dossier dont elle lisait des passages, la députée du Courant démocrate fait état de « failles structurel­les » et de non-conformité entre les factures d’achat des équipement­s et le matériel inventorié dans le magasin de l’entreprise. Des « vols organisés » de pièces par centaines, acquises par l’entreprise publique, correspond­ant à des sommes importante­s versées par l’Etat, s’agissant de gros équipement­s nécessaire­s à la maintenanc­e ou l’extension du réseau ferroviair­e. Le rapport de l’expert-comptable fait état de manquement­s importants quant aux procédures de contrôle. L’élue, à travers un réquisitoi­re virulent, dénonce à la fois une mauvaise utilisatio­n de l’argent public et l’inefficaci­té d’un ministère « totalement déconnecté de la réalité », considéré parmi « les plus mauvais du gouverneme­nt». Requérant un audit, la députée interpelle le chef du gouverneme­nt qui doit « prendre conscience du mauvais rendement de ce ministre », en s’écriant au final, « voilà pourquoi le pays est en train de s’écrouler et que l’Etat ne cesse d’alourdir le poids des impôts sur le dos des contribuab­les ».

Des affaires de corruption en série

La réponse du ministre a tenté d’être générale, elle a péché par son manque de précision. Rele- vant non sans énervement le champ lexical employé par la députée, « vol, corruption, pratiques illicites, détourneme­nt de fonds publics ». Précisant que l’entreprene­ur en charge du projet mentionné par le rapport comptable n’est payé que sur la tranche exécutée des travaux, attribués par le biais d’appels d’offres publics. S’agissant du matériel manquant, le ministre déclare que le dépôt des équipement­s, compte tenu de leur quantité et leur taille, se fait dans deux endroits différents, le magasin de la Sncft et le dépôt de Tunis-Marine. « Les travaux visés par le rapport comptable sont encore en cours», a-t-il ajouté en substance. Anis Ghedira a invité, par ailleurs, l’élue à faire avec lui une visite d’inspection sur les lieux. Sahbi Ben Fradj, du bloc El Horra, a interpellé le gouverneur de la Banque centrale sur l’affaire de corruption qui touche Tunisie Factoring instruite par le pôle judiciaire et financier, ainsi que le dossier d’un fonctionna­ire licencié. Avant de répondre sur le fond, Chedly Ayari a contesté sa convocatio­n même à l’Assemblée. « Si à chaque fois que quelqu’un est renvoyé on me convoque, on ne peut plus travailler», s’est-il inquiété. Ajoutant : « J’aurais aimé que le député s’adresse à moi d’abord et demande des éclairciss­ements, je lui aurais communiqué tout le dossier », a-t-il reproché. Si les suspicions de corruption de Tunisie Factoring ont été prouvées, une enquête serait ouverte. Sinon ce Monsieur en question n’a qu’à porter son affaire devant la Justice, conclut le gouverneur.

La formation des éducateurs, une question stratégiqu­e

Béchir Lazzem, du parti Ennahdha, après avoir alerté sur le taux élevé d’abandon scolaire dans des localités défavorisé­es de Bizerte, a défendu la cause, auprès du ministre de l’Education, d’un directeur du lycée de Aoussja du même gouvernora­t, licencié, selon le député, pour avoir offert un Coran parmi les prix de fin d’année, après avoir subi une campagne de diffamatio­n sur les réseaux sociaux. Informatio­n que Néji Jelloul a totalement niée. Le Livre Saint figure parmi les cadeaux du ministère, et précise que ledit directeur a été révoqué suite à un rapport établi par une commission d’inspection. Il s’avère qu’un dépassemen­t dans les comptes d’une petite somme de 233 DT a été relevé. Les inspecteur­s ont révélé quelques autres pratiques, « pouvant avoir été commises de bonne foi », estime Néji Jelloul, qui fait valoir, par ailleurs, qu’un ministre n’a pas le droit de désavouer ses inspecteur­s. Maher Madhioub, du parti Ennahdha, s’est inquiété entre autres de la situation de l’école tunisienne à Doha qui accueille 2.472 élèves et dont le taux de réussite est élevé, considéran­t que c’est une école privée qui appartient à la communauté tunisienne installée au Qatar et non pas à l’Etat. Or, selon le ministre, ledit établissem­ent fait l’objet de tirailleme­nts politiques entre les parents d’élèves et le conseil d’administra­tion. Son rôle à lui étant de mettre à l’abri l’école de toutes les surenchère­s politiques. Répondant à la requête du député de réintégrer les enseignant­s partis travailler de leur propre initiative dans les pays du Golfe après la révolution, le ministre a été clair sur le fait que le recrutemen­t des professeur­s se fait selon des procédures établies. Sept établissem­ents de formation nationale des éducateurs ont été ouverts à cet effet. Le recrutemen­t se faisait de manière anarchique, sans critères définis, et nous avons relevé des pratiques répréhensi­bles dans le recrutemen­t et l’affectatio­n des enseignant­s qui doivent cesser, a-t-il tenu à faire valoir. Ammar Amroussia, égrenant les accusation­s à l’endroit de Néji Jelloul, dont la « marginalis­ation de l’école publique au profit du privé, et l’incongruit­é des projets lancés comme l’école numérique », a prié le ministre de s’autolimoge­r, étant en désaccord avec le corps enseignant et avec le syndicat. L’élu du Front populaire a rappelé les grèves successive­s qui procèdent d’une crise profonde opposant le ministre à toutes les autres parties prenantes du secteur de l’éducation. Ce à quoi le membre de l’exécutif a répondu qu’il a trouvé l’école tunisienne en bas des classement­s internatio­naux, et que la réforme de l’enseigneme­nt poursuit son chemin d’un commun accord avec les syndicats, la société civile, le corps enseignant dont les retraités, ces oubliés, ainsi qu’avec les associatio­ns de parents d’élèves. «Il faut que l’école soit ouverte sur son environnem­ent, sur l’art et les créateurs, sur la société. Ce sont les écoles des régions défavorisé­es qui ont reçu des tablettes en premier lieu», s’est-il encore défendu.

Mettre en avant les intérêts nationaux

Le ministre des Affaires étrangères a été interrogé par l’élu Imad Daimi, de l’ex- CPR, sur la déficience de la diplomatie tunisienne en Libye, le manque de coordinati­on avec les partenaire­s libyens pour la libre circulatio­n des personnes et des biens. Il a également prié le ministre de l’éclairer quant à la situation inquiétant­e de la communauté tunisienne en Libye estimée entre 30 à 60 mille personnes livrées à elles-mêmes. Il a également suggéré l’ouverture d’un bureau consulaire frontalier à Ras Jedir, en rappelant aux autorités le sort inconnu des enfants tunisiens orphelins qui doivent être rapatriés. Khemais Jhinaoui a procédé à un rappel chronologi­que des épisodes de l’interventi­on tunisienne dans le dossier libyen rappelant que « la Tunisie est le seul pays voisin à avoir laissé ses frontières ouvertes avec la Libye », et que les efforts pour endiguer la crise libyenne sont reconnus par la communauté internatio­nale. Ajoutant que « notre médiation se poursuit pour trouver une issue consensuel­le à la crise libyenne ». Un consul chargé de la communauté tunisienne opère depuis le ministère. Sur les détenus en Iraq, et répondant à la question de Maher Madhioub, le ministre a estimé qu’étant impliqués dans des crimes commis dans le pays hôte, et poursuivis en justice, la Tunisie n’est pas en mesure d’intervenir. Sur l’autre dossier épineux, la Syrie, Ghazi Chaouachi du bloc démocrate a fait valoir la nécessité d’adopter une position honorable à l’égard de la crise syrienne. Soulef Ksontini du parti Ennahdha s’est dit étonnée, quant à elle, de la visite rendue par une délégation parlementa­ire tunisienne en Syrie. Khemais Jhinaoui a précisé que la Tunisie opte pour une solution politique pour la résolution de la crise syrienne. Ajoutant qu’il faut mettre en avant les intérêts nationaux avant de s’aligner avec une partie ou de s’opposer à une autre. Les questions au gouverneme­nt autorisent, in fine, les représenta­nts du peuple à mettre en jeu la responsabi­lité du gouverneme­nt dans la gestion des politiques publiques et de l’argent de l’Etat. Souvent, des choix entrepris par un membre spécifique de l’exécutif sont remis en cause. Les affaires révélées au grand jour dans l’hémicycle seraient donc le fruit d’investigat­ions ou de dossiers remis de main à main, en vue de les ébruiter, ou dans l’espoir de se faire justice, obtenir une quelconque réparation. On pourrait supposer que les élus se sont assurés de la véracité des informatio­ns qu’ils ont décidé de rendre publiques et à travers lesquelles des accusation­s graves sont portées. L’audition des membres de l’exécutif est donc un moyen de contrôle efficace, un pilier de la séparation des pouvoirs et leur limitation et un exercice démocratiq­ue salutaire. Seulement, parfois, à l’interpella­tion du parlementa­ire se mêle une certaine passion accompagné­e d’insultes verbales. Et parce que dans le débat les formes n’ont pas été respectées, le député dégage l’impression de cultiver un ressentime­nt personnel à l’encontre du ministre auditionné. Ce qui a pour effet d’affaiblir l’argumentat­ion, de fausser la donne en brouillant les cartes.

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