La Presse (Tunisie)

« On continue à virevolter autour de Bourguiba comme des derviches tourneurs »

Journalist­e pendant plus de vingt ans, Souhayr Belhassen s’engage très tôt pour la cause des droits de l’Homme. En 2007, elle est élue à la présidence de la Fédération internatio­nale des droits de l’Homme (Fidh), devenant ainsi la première femme arabomusu

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Journalist­e pendant plus de vingt ans, Souhayr Belhassen s’engage très tôt pour la cause des droits de l’Homme. En 2007, elle est élue à la présidence de la Fédération internatio­nale des droits de l’Homme (Fidh), devenant ainsi la première femme arabo-musulmane à prendre sa direction. En collaborat­ion avec l’historienn­e Sophie Bessis, elle publie entre 1988 et 1989 une biographie de Bourguiba en deux parties. L’ouvrage, très fouillé, foisonnant de croustilla­nts détails sur la vie, l’ac- tion, la personnali­té et l’entourage de Bourguiba, reste parmi les références les plus sérieuses sur le « Combattant suprême ».

Sublimé par les uns, diabolisé par les autres, héros et zaim pour les uns, despote et réformateu­r autoritair­e pour les autres, qui est le vrai Bourguiba ?

Bourguiba réunit tout cela à la fois. C’est essentiell­ement un politique, au sens noble du terme. C’est-àdire un visionnair­e, qui fait preuve d’audace lorsqu’il veut mettre en applicatio­n un projet. En même temps, le personnage est capable d’actes condamnabl­es, voire odieux. Sa technique consistait autant à convaincre et mobiliser ses camarades de lutte qu’à instrument­aliser et réduire des personnali­tés non dépourvues d’intelligen­ce ni de sens politique : Mohamed Masmoudi, Béchir Ben Yahmed, Ahmed Ben Salah, Mahmoud Messaadi... Quand il pressentai­t des menaces pour son pouvoir, il n’hésitait pas à exclure, à bannir et même à éliminer. En une seule année, 1961, le nombre de condamnati­ons à mort exécutées pour youssefism­e se comptent par dizaines. Il était tellement habitait par ses desseins pour la Tunisie, à savoir « détruire les archaïsmes » et « investir la modernité », qu’il considérai­t l’assassinat d’un Ben Youssef, la pendaison haut et court de dizaines de personnes ou l’exécution d’un coup d’Etat contre Lamine Bey comme des détails de l’histoire. Certes, l’exercice du pouvoir n’est pas que vertu. Le pouvoir, et notamment le pouvoir absolu, rend souvent le détenteur de celui-ci absolument effrayant. In fine, il ne faut pas juger Bourguiba en fonction d’une dimension de sa personnali­té mais plutôt en tant qu’homme d’Etat. Si on se référait à lui en le comparant à Ben Ali, je pense que l’histoire va oublier son successeur, qui est resté un flic à l’allure d’un videur de cabaret. Par contre, l’histoire retiendra de Bourguiba, le grand réformateu­r malgré l’exercice personnel parfois exécrable du pouvoir. Elle enregistre­ra qu’il a mis ce pays sur les rails de la modernité et du progrès, mais pas de la démocratie.

Bourguiba : mythe ou démon ? Cette question vous a-t-elle interpellé­e alors que vous démarriez votre travail sur lui, Sophie Bessis et vous ?

Nous n’avions pas eu ce questionne­ment a priori. Nous avions commencé à travailler sur Bourguiba à la fin de l’année 1985, il était encore au pouvoir. Son hagiograph­ie envahissai­t alors sa dramatique fin de règne : son autobiogra­phie d’une part à travers ses discours et la saga transcrite par Mohamed Sayah d’autre part. Pour nous, il fallait revisiter le personnage alors que des témoins étaient encore en vie. Difficile entreprise. Rien ne pouvait en effet être réellement clair, les réponses des uns et des autres étaient biaisées, car le poids de Bourguiba pesait sur tout le monde sans exception, opposants comme thuriférai­res. Nous avions accumulé documents, témoignage­s et interviews et on s’est dit s’il y avait moyen d’en faire un portrait un peu plus vrai que ce qui avait été publié jusquelà. Faire le tour du personnage en montrant les deux faces de Janus. Comment en fait s’est construite la statue ? Au prix de quelles avanies et de quels coups d’éclat ? Et où l’épopée a remplacé l’histoire ?

Avez-vous fait des découverte­s sur le personnage ?

Oui comme d’avoir retrouvé le magnifique discours du capitole à Rome, lors de son voyage officiel en Italie. Lumineux d’intelligen­ce, étonnant de clarté, il remonte l’histoire et explique avec brio ce qu’il décèle chez le Tunisien de romain, d’humain et donc d’universel. Au détour d’une phrase, et en citant Lénine il dira : « Il faut accepter beaucoup de choses pour pouvoir en changer quelquesun­es ».

Avez-vous décelé d’autres moments où s’exprime le côté inattendu du personnage ?

Par exemple lorsqu’il cherchait l’affronteme­nt avec de Gaulle au sujet de Bizerte pour le provoquer et prouver à Nasser et Ben Bella, poussés par Ben Youssef, qu’il ne fuyait pas l’affronteme­nt avec la France. Il appelle Béchir Ben Yahmed, son ancien ministre de l’Informatio­n, et lui demande d’écrire à de Gaulle pour réclamer l’évacuation de Bizerte. Ben Yahmed lui répond : « Que voulez-vous qu’il vous réponde, oui ou non ? ». « Non ! », réplique Bourguiba. Cet épisode résume bien le personnage : il a toujours su ce qu’il voulait, restant calme et se maîtrisant devant des situations parfois impossible­s, alors que ses violences et ses colères sont homériques. Il ne s’attendait pas visiblemen­t à ce que les évènements tournent à ce point au drame. De Gaulle a été ferme et Bourguiba se retrouve tout seul face à un carnage. Alors comment s’en sortir ? Il se rend le 3 septembre 1961 au sommet des Non-Alignés à Belgrade. Là on lui ramène la déclaratio­n de De Gaulle sur Bizerte, lors d’une conférence de presse tenue le même jour : « Il faut qu’un jour soit négocié le retrait des troupes...Mais la situation ne comporte pas une telle issue ». Bourguiba ne retient que la première partie de la phrase et la juge très positive, de Gaulle luimême doute de ce qu’il a pu dire et demande qu’on lui apporte le texte de sa conférence pour vérifier ses propos. Pour tenter de surmonter le tragique faux pas de Bizerte, Bourguiba, selon son habitude, reprend sa lecture unilatéral­e des évènements. La tragédie de Bizerte résume tout Bourguiba. Le personnage surprend toujours, car on le retrouve là où on ne l’attendait pas.

Pendant longtemps, Bourguiba a fait corps avec l’histoire de la Tunisie, notamment pendant la lutte anticoloni­ale et la constructi­on de l’Etat moderne. Comment avezvous abordé cette relation entre un homme et son pays tellement magnifiée dans les discours du « Combattant suprême » ?

Il est en effet quasi impossible de séparer Bourguiba de la geste nationale. D’où les difficulté­s de faire une histoire objective à ce niveau. Parce qu’il a voulu être l’élément constituti­f du mouvement national en effaçant tous les autres, en racontant et en construisa­nt cette geste tout en se faisant assister par Mohamed Sayah. Il va continuer à la nourrir et à la fabriquer tous les jours, comme pour l’épisode du sommet de Belgrade. D’autre part, chez lui vie publique et vie privée sont totalement imbriquées. Pour ceux qui travaillen­t sur sa biographie, il est très difficile de dissocier entre la vie personnell­e de Bourguiba et l’Histoire. On a par exemple l’impression que le carnage de Bizerte lui donne une telle énergie et un tel appétit de vivre qu’il va, coup sur coup, épouser Wassila Ben Ammar, assassiner Salah Ben Youssef et se réconcilie­r avec de Gaulle !

Qu’est-ce qui rend, à votre avis, Bourguiba aussi prégnant dans la vie, le référentie­l et l’imaginaire des Tunisiens dix-sept ans après sa disparitio­n ?

En fait, il est devenu une icône. La bourguibam­ania est d’abord entretenue par la Deuxième République, cela va de la réappropri­ation de l’image physique de Bourguiba par Béji Caïd Essebsi à la réinstalla­tion de la statue équestre au coeur de Tunis. En vérité, ce régime est incapable de produire des icônes. Les soulèvemen­ts sont encore trop proches ! Or, le pays ne peut apparemmen­t pas s’en passer d’autant plus que nous sommes en période de transition. La Tunisie semble avoir besoin d’icône pour combler le déficit de visions d’avenir, de programmes et d’équipes politiques solides. Le socle sûr, face à ce vide laissé par l’éclatement que représente un soulèvemen­t, se cristallis­e désormais autour de Bourguiba, y compris pour Ennahdha et les partis de gauche. D’ailleurs aucun n’ose toucher aux fondamenta­ux mis en place par Bourguiba. Il reste le seul référentie­l parce qu’il a aussi tout fait pour créer le vide face à lui en empêchant les autres de développer et de structurer une idéologie ou une pensée. C’est pour cela qu’on continue à virevolter autour de lui comme des derviches tourneurs. Or, on ne peut revisiter Bourguiba sans scruter ce qu’il nous a légué comme pleins et vides. Les pleins sont remplis par cette vision de la modernité et les vides réfèrent à ses décisions liberticid­es sur par exemple les associatio­ns et les partis politiques. Décisions dont on continue à payer la facture aujourd’hui parce qu’on n’a pas eu le temps d’apprendre les principes d’une démocratie. En Tunisie, on a sauté une génération, la mienne, qui, au lieu d’entrer en dissidence avec le pouvoir, aurait pu exercer une opposition beaucoup plus saine et organisée. Elle aurait pu assurer le lien et le passage entre les époques politiques de la Tunisie si Bourguiba n’avait pas été un dictateur. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas comment remplir ces vides.

Quel rôle peut jouer, à votre avis, l’Instance vérité et dignité (IVD) pour réajuster la « vérité » sur le parcours et la vie de Bourguiba ?

Je pense que l’IVD reste une institutio­n majeure de la transition qu’il faut protéger. Mais il faut aussi qu’elle se protège elle-même en gardant une vigilance absolue par rapport au contenu de ses auditions publiques. Or, je n’ai pas trouvé lors de la dernière séance du 24 mars consacrée au youssefism­e la neutralité et l’objectivit­é qui lui sont demandées. Le film documentai­re présenté à cette occasion aurait pu être plus complet. A aucun moment, on n’y évoque la guerre civile, qu’a entraînée la crise entre les deux chefs, qui étaient déterminés à se détruire, Bourguiba et Ben Youssef. Une vraie guerre civile avec des assassinat­s, des enlèvement­s et des milices des deux côtés. Béchir Ben Yahmed avait publié le 17 mars 2016 un document datant d’avril 1956 attestant que Ben Youssef devait envoyer à Ben Guerdane une armée financée entre autres par Nasser, « l’Armée de libération de la Tunisie ». De ce combat de chefs, l’IVD ne nous montre, à travers son documentai­re, qu’un seul point de vue, celui des youssefist­es. L’Instance, à mon avis, aurait pu se suffire des témoignage­s, qui sont une parole libérée qu’il faut respecter en les contextual­isant avec rigueur et neutralité.

Propos recueillis par Olfa BELHASSINE

*Bourguiba : Sophie Bessis et Souhayr Belhassen, Groupe Jeune Afrique Paris, pour la première édition 1988 et 1989 et Editions Elyzad, Tunis 2012 pour la seconde édition.

Il est quasi impossible de séparer Bourguiba de la geste nationale. D’où les difficulté­s de faire une histoire objective à ce niveau. Parce qu’il a voulu être l’élément constituti­f du mouvement national en effaçant tous les autres

La bourguibam­ania est d’abord entretenue par la Deuxième République, cela va de la réappropri­ation de l’image physique de Bourguiba par Béji Caïd Essebsi à la réinstalla­tion de la statue équestre au coeur de Tunis

En Tunisie, on a sauté une génération, la mienne, qui, au lieu d’entrer en dissidence avec le pouvoir, aurait pu exercer une opposition beaucoup plus saine et organisée

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