La Presse (Tunisie)

Quand le devoir de mémoire s’oblige à la leçon de politique

Un livre-mémoire imposant de 752 pages, 148 photos, un index des noms et de nombreux documents et témoignage­s, en vente dans les librairies des grandes villes

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Le 24 mars dernier, les passionnés d’histoire du Mouvement national étaient nombreux à s’être rendus à l’espace Sophonisbe de Carthage pour écouter Chedly Ben Ammar présenter son nouvel ouvrage, Tahar Ben Ammar Homme d’Etat. La force de la persévéran­ce, un livre-mémoire imposant de 752 pages, 148 photos, un index des noms et de nombreux documents et témoignage­s, en vente dans les librairies des grandes villes. Modérée par André Abitbol et accompagné­e d’un documentai­re photograph­ique égrenant les hauts faits du parcours politique de Tahar Ben Ammar, un parcours dense qui fut en profonde et perpétuell­e communion de sentiments avec le peuple tunisien et la lutte du Mouvement national, la conférence de Chedly Ben Ammar a retenu toutes les attentions, tant était grande la conviction qui l’animait, tout autant que son énumératio­n des faits était précise. Blessé depuis son adolescenc­e par la grande injustice qui fut faite à ses parents, emprisonné­s pendant six mois en 1958 au mépris des lois et de leur dignité, outré par le souvenir d’un procès inique mené par la Haute-Cour de Justice, un tribunal d’exception aux ordres du Président Habib Bourguiba, Chedly Ben Ammar travaille depuis plus de trente ans à restaurer la mémoire de son père, celui-là même qui, contrairem­ent à ce que prétend la version officielle, conduisit en personne la délégation tunisienne, composée des regrettés Béhi Ladgham, Mongi Slim et Mohamed Masmoudi, chargée de négocier avec la délégation française, dirigée par le Président du Conseil Guy Mollet et assistée par Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, puis signa le 20 mars 1956 de sa main avec ce dernier le Protocole d’indépendan­ce de la Tunisie. La plupart des documents relevant de l’activité politique de Tahar Ben Ammar ayant été escamotés et sans doute détruits au cours des perquisiti­ons qui ont accompagné son arrestatio­n, les recherches de Chedly Ben Ammar furent longues et laborieuse­s, dans les archives nationales, dans la presse de l’époque et dans la littératur­e sur le sujet, françaises et tunisienne­s, auprès de témoins visuels ou mémoriels des faits, et dans ses propres souvenirs, inlassable­ment revisités et confrontés aux faits mis à jour. Car cet ouvrage n’est pas seulement un exemple émouvant de la piété filiale la plus sacrée envers un père aimé et respecté entre tous : c’est avant tout une recherche historique, menée avec toute l’exigence académique et la rigueur requises par cette discipline. Et si la fierté et l’admiration envers son modèle transparai­ssent régulièrem­ent au fil des pages, le texte de Chedly Ben Ammar veille néanmoins à se soumettre, sans complaisan­ce aucune, à la plus stricte objectivit­é, restituant à chacun des César évoqués sa part de mérite et son dû historique. Mais qui était donc Tahar Ben Ammar ? Un homme de la terre, pour commencer, de son premier à son dernier jour, à qui son grand-père confia très jeune la responsabi­lité de l’exploitati­on de vastes terrains agricoles et de cheptels considérab­les. Un homme de tradition, donc, mais résolument ouvert à la modernité qui toujours eut l’ambition d’égaler et même de surpasser en termes de rendement et d’efficacité les colons installés dans son pays, en s’inspirant de leurs techniques et en s’approprian­t leur technologi­e. Un homme épris de sa nation, « nationalis­te patriote avant l’heure » comme aimait à le rappeler Mendès-France, et pétri de justice ensuite, que les us et coutumes de la colonisati­on (favoritism­e envers les Français de Tunisie de la part des autorités coloniales, détourneme­nt des terrains agricoles les plus fertiles au profit des colons…) indignaien­t et qui, guidé par un sens du droit et de l’honneur infaillibl­e, s’engagea très jeune dès 1912 dans la politique, au sein du Mouvement national. Un homme raisonnabl­e et pragmatiqu­e enfin, qui eut à coeur d’éviter autant que faire se pouvait les confrontat­ions et les luttes intestines au sein du Parti libéral constituti­onnel dont il avait été l’un des fondateurs en 1920, qui opta pour une position au-dessus des partis en lice et qui, par souci d’efficacité, avait intégré, pour en faire les tribunes des revendicat­ions tunisienne­s, les institutio­ns existantes (la Chambre d’Agricultur­e et le Grand Conseil), de manière à pouvoir combattre l’administra­tion coloniale avec ses propres règles. Tahar Ben Ammar conquit ainsi de haute lutte, malgré les dissension­s internes et les rivalités géographiq­ues déjà existantes, la présidence de la Chambre d’Agricultur­e, puis celle du Grand Conseil. En effet, la politique, pour Tahar Ben Ammar, ce n’était pas forcément l’appartenan­ce à un parti, mais la possibilit­é d’exercer son ambition au seul service de la nation. Convaincu de la pertinence de cette approche, il créa, le 22 février 1944, le Front national, qui regroupait toutes les forces vives du pays : le Néo-Destour, l’UGTT, les organisati­ons nationales, les Zeitounien­s et le mouvement moncéfiste. Il devint dès lors l’homme incontourn­able, celui auquel, bien que réticent, Lamine Bey dut bien confier en août 1954 les rênes de son gouverneme­nt. Et quand ce fut chose faite, Tahar Ben Ammar mena les négociatio­ns qui devaient accorder à la Tunisie l’autonomie interne le 3 juin 1955, usant quand il l’a fallu de la force, donnant des instructio­ns secrètes pour poursuivre la lutte armée de sorte que les Français (gouverneme­nt et Prépondéra­nts) comprennen­t que cette fois-là, le peuple tunisien était résolu à poursuivre son combat jusqu’à la libération du pays. Il n’était donc pas question de renoncer aux armes avant d’avoir la certitude que le vis-à-vis était désormais convaincu de la nécessité de tenir sa promesse, celle que MendèsFran­ce avait engagée au nom de la France dans son discours du 31 juillet 1954 à Carthage. C’est ainsi que les Français furent amenés à accepter ce qu’ils s’efforçaien­t à tout prix de retarder ou de déjouer, cette indépendan­ce policée, pacifique et pacifiée qui fut tant remarquée dans le monde. Pendant plus de trente ans, Tahar Ben Ammar avait su se faire apprécier et respecter de la majorité des Tunisiens. Il avait déployé à l’étranger des trésors de diplomatie et noué de solides amitiés qui étaient autant d’alliances pour réaliser ce qu’il considérai­t comme l’oeuvre de sa vie. L’indépendan­ce acquise, l’Assemblée constituan­te installée le 8 avril 1956, il allait présenter sa démission dès le lendemain au souverain, estimant sa mission terminée et se soumettant de son plein gré à la logique démocratiq­ue qu’il encouragea­it ainsi à s’épanouir sur le terrain qu’il avait balisé. Sa lettre de démission, prônant avec foi la nécessaire alternance du pouvoir, représente à cet égard une vraie leçon politique pour la postérité. Mais la course au leadership était déjà entamée depuis des années entre Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, et celle au pouvoir n’allait pas tarder à l’être entre le même Bourguiba contre un Lamine Bey et la famille beylicale déstabilis­és dans leur statut par les récents événements, ce qui aboutit à la proclamati­on de la République le 25 juillet 1957 – et ce, même si Tahar Ben Ammar mit un point d’honneur à tenter de tempérer les ardeurs belliqueus­es des uns et des autres et à inviter à la compassion envers le souverain et sa famille. Et pourtant… En dépit de ce parcours où l’on ne pourrait trouver aucune faille, Tahar Ben Ammar fut victime de la jalousie de Bourguiba, qui voulait être le seul leader historique, le seul artisan d’une Tunisie souveraine ; il fut traîné dans une parodie de procès auquel la Haute-Cour dut bien vite renoncer face à la colère du peuple et qui fut remplacé par une affaire de prétendue fraude fiscale, aussi peu soucieuse de la lettre de la loi : ni son immunité parlementa­ire, qui ne fut jamais levée, ni l’incompéten­ce de cette juridictio­n d’exception pour juger en matière de délits de droit commun (du seul ressort, dans les affaires fiscales, d’une commission relevant du ministère des Finances), ni les règles de prescripti­on triennale n’ont été respectées, dans la mauvaise foi la plus flagrante. Puis Tahar Ben Ammar s’en revint à la terre. Il n’entra jamais dans les manuels, survécut à peine dans la mémoire collective dont Bourguiba voulait l’effacer complèteme­nt, et n’eut jamais son nom ravivé dans la géographie publique ni dans les espaces institutio­nnels, alors que jamais il ne s’était départi d’une vraie noblesse dans ses actions publiques et que, aujourd’hui encore, il représente un modèle de droiture, d’intégrité et de gouvernanc­e. Car cet homme avait une vision politique et économique, ainsi qu’une manière de faire, éthique et très proche de celle du joueur d’échecs, que la plume de Chedly Ben Ammar nous rappelle, avec force et brio. Depuis 1956, entre exactions et compromiss­ions, entre clientélis­me, dictature et corruption, les moeurs politiques n’ont cessé de se dégrader dans notre pays. Aussi, ce retour par l’histoire est-il essentiel pour nous redonner la force de croire, d’espérer et de nous reconstrui­re.

Mokhtar LABIDI (Professeur universita­ire)

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