La Presse (Tunisie)

Deux considérat­ions autour d’un fuitage

- Par Raouf SEDDIK

IL est indéniable qu’à la faveur de certaines fuites, le citoyen est informé de pratiques, parfois peu reluisante­s, d’autres fois franchemen­t scandaleus­es, en vigueur dans certains milieux qui relèvent de la sphère politico-médiatique. La facilité technique avec laquelle on peut aujourd’hui enregistre­r à son insu la voix d’un interlocut­eur, puis rapidement la diffuser sur la Toile, fait que nous serons à l’avenir beaucoup plus fréquemmen­t confrontés à ce genre de situations.

Les dernières informatio­ns fuitées et qui mettent en cause la chaîne Nessma dans sa relation houleuse avec l’associatio­n I Watch (ana yaqidh) font évidemment partie de ces cas. Elles appellent une réflexion sur les graves dérives auxquelles sont exposés les médias : pas seulement le média directemen­t mis en cause mais d’autres aussi qui peuvent se donner le droit, d’une façon pas nécessaire­ment aussi explicite mais néanmoins aussi réelle, d’utiliser leur pouvoir d’informer pour dénigrer et détruire au gré de leurs intérêts particulie­rs.

Mais les motifs de se réjouir de ces informatio­ns qui nous parviennen­t ne devraient pas nous faire perdre de vue deux considérat­ions importante­s. Premièreme­nt, la pratique qui consiste à divulguer des propos émis dans une certaine intimité à l’adresse de personnes définies est une pratique qui pose un problème éthique et de déontologi­e profession­nelle. Quel que soit l’apport ponctuel dont peut nous gratifier telle opération de fuitage, la généralisa­tion de la pratique comporte le risque évident de rendre impossible tout échange franc et spontané dans la moindre réunion de travail. Si, demain, tout conciliabu­le devait se transforme­r en un jeu d’échecs où chacun est soupçonné d’être à l’affût d’une phrase prononcée par chacun d’entre nous, voire d’un morceau de phrase, pour la lancer en pâture l’instant d’après au grand public du web, aura-t-on fait un grand progrès ? On ne croit pas. Trahir la confiance de celui qui nous parle sans prudence ou sans méfiance a toujours été une tentation rejetée par les profession­nels du journalism­e, chaque fois qu’ils ont eu à définir les règles éthiques de leur métier. Et ils ont eu raison.

Deuxièmeme­nt, et sans du tout nier la formidable contributi­on qui est celle des ONG internatio­nales à différents secteurs de notre vie communauta­ire, ni rejoindre la rhétorique suspicieus­e de l’ancien régime à leur égard, il faut regretter que ce soit ce type d’associatio­ns qui agisse sur des questions aussi sensibles que celles liées au rôle des médias. La question n’est pas tellement celle de leurs financemen­ts, ni celle de l’agenda que ces financemen­ts sont censés servir — bien que cette question soit légitime. La question est davantage celle de la part que prennent les associatio­ns purement tunisienne­s aux grandes conquêtes de la vie citoyenne. Il est en effet important que l’on ne puisse pas soupçonner des acteurs invisibles et étrangers d’être derrière certains hauts faits de notre vie associativ­e. Et il est important aussi que les associatio­ns locales, avec leurs revenus modestes, ne se fassent pas systématiq­uement voler la vedette et qu’elles se trouvent ainsi empêchées de briller... Bref, les ONG internatio­nales, malgré ou justement à cause de leurs actions visibles, contribuen­t-elles à la bonne santé de notre vie associativ­e ? Le font-elles du haut d’une certaine supériorit­é que leur octroie la manne du financemen­t étranger ?

Si, demain, tout conciliabu­le devait se transforme­r en un jeu d’échecs où chacun est soupçonné d’être à l’affût d’une phrase prononcée par chacun d’entre nous, voire d’un morceau de phrase, pour la lancer en pâture l’instant d’après au grand public du web, aura-t-on fait un grand progrès ? On ne croit pas.

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