Deux considérations autour d’un fuitage
IL est indéniable qu’à la faveur de certaines fuites, le citoyen est informé de pratiques, parfois peu reluisantes, d’autres fois franchement scandaleuses, en vigueur dans certains milieux qui relèvent de la sphère politico-médiatique. La facilité technique avec laquelle on peut aujourd’hui enregistrer à son insu la voix d’un interlocuteur, puis rapidement la diffuser sur la Toile, fait que nous serons à l’avenir beaucoup plus fréquemment confrontés à ce genre de situations.
Les dernières informations fuitées et qui mettent en cause la chaîne Nessma dans sa relation houleuse avec l’association I Watch (ana yaqidh) font évidemment partie de ces cas. Elles appellent une réflexion sur les graves dérives auxquelles sont exposés les médias : pas seulement le média directement mis en cause mais d’autres aussi qui peuvent se donner le droit, d’une façon pas nécessairement aussi explicite mais néanmoins aussi réelle, d’utiliser leur pouvoir d’informer pour dénigrer et détruire au gré de leurs intérêts particuliers.
Mais les motifs de se réjouir de ces informations qui nous parviennent ne devraient pas nous faire perdre de vue deux considérations importantes. Premièrement, la pratique qui consiste à divulguer des propos émis dans une certaine intimité à l’adresse de personnes définies est une pratique qui pose un problème éthique et de déontologie professionnelle. Quel que soit l’apport ponctuel dont peut nous gratifier telle opération de fuitage, la généralisation de la pratique comporte le risque évident de rendre impossible tout échange franc et spontané dans la moindre réunion de travail. Si, demain, tout conciliabule devait se transformer en un jeu d’échecs où chacun est soupçonné d’être à l’affût d’une phrase prononcée par chacun d’entre nous, voire d’un morceau de phrase, pour la lancer en pâture l’instant d’après au grand public du web, aura-t-on fait un grand progrès ? On ne croit pas. Trahir la confiance de celui qui nous parle sans prudence ou sans méfiance a toujours été une tentation rejetée par les professionnels du journalisme, chaque fois qu’ils ont eu à définir les règles éthiques de leur métier. Et ils ont eu raison.
Deuxièmement, et sans du tout nier la formidable contribution qui est celle des ONG internationales à différents secteurs de notre vie communautaire, ni rejoindre la rhétorique suspicieuse de l’ancien régime à leur égard, il faut regretter que ce soit ce type d’associations qui agisse sur des questions aussi sensibles que celles liées au rôle des médias. La question n’est pas tellement celle de leurs financements, ni celle de l’agenda que ces financements sont censés servir — bien que cette question soit légitime. La question est davantage celle de la part que prennent les associations purement tunisiennes aux grandes conquêtes de la vie citoyenne. Il est en effet important que l’on ne puisse pas soupçonner des acteurs invisibles et étrangers d’être derrière certains hauts faits de notre vie associative. Et il est important aussi que les associations locales, avec leurs revenus modestes, ne se fassent pas systématiquement voler la vedette et qu’elles se trouvent ainsi empêchées de briller... Bref, les ONG internationales, malgré ou justement à cause de leurs actions visibles, contribuent-elles à la bonne santé de notre vie associative ? Le font-elles du haut d’une certaine supériorité que leur octroie la manne du financement étranger ?
Si, demain, tout conciliabule devait se transformer en un jeu d’échecs où chacun est soupçonné d’être à l’affût d’une phrase prononcée par chacun d’entre nous, voire d’un morceau de phrase, pour la lancer en pâture l’instant d’après au grand public du web, aura-t-on fait un grand progrès ? On ne croit pas.