La Presse (Tunisie)

Miser sur les jeunes musiciens est un grand défi

Lors des dernières JMC, on a pensé à organiser des one to one meeting, un coaching artistique qui s’adresse aux musiciens profession­nels. Imed Alibi fut le coordinate­ur général de la formation. Nous l’avons rencontré pour plus d’éclairage sur ce projet et

- Propos recueillis par Neila GHARBI

Imed Alibi, comment pouvons-nous vous présenter ?

Je suis né en Tunisie en 1978, puis je suis parti en France pour poursuivre des études de traduction en 2001. Là j’ai rencontré le groupe les Boukakes (fusion) avec lequel j’ai fait des tournées mondiales. J’aime me définir comme un globe-trotter, vu que j’ai enchaîné les tournées et les collaborat­ions du Maroc à l’Inde pour des créations en accompagna­nt Michel Marre, Safy Boutella, Rachid Taha, Emel Mathlouthi , le groupe réunionais Ziskakan, Moneim Adwan, Ghalia Ben Ali, Slow Joe... En 2014, je lance ma carrière solo et sors l’album Safar, produit par le guitariste de Robert Plant, Justin Adams, en collaborat­ion avec le compositeu­r Stéphane Puech et le violoniste Zied Zouari ou encore le percussion­niste Zé Luis Nascimento. En 2015, j’ai créé Salhi avec Mounir Troudi et le trompettis­te Michel Marre. J’ai aussi composé des musiques pour des films documentai­res en France pour Arte et France 3, et je collabore avec les orchestres de conservato­ire (création Radio France) et j’ai participé dans le film iranien No Land’s song, réalisé par Ayat Najafi. Par ailleurs, je suis conseiller artistique auprès du SILO en France et aux JMC. Voila en gros mon CV.

Comment vous est venue l’idée de coacher de jeunes musiciens et quel est le but de cette initiative ?

Les Journées Musicales de Carthage ont organisé pour la première fois trois jours de formation sous forme de table ronde. L’année dernière, au cours de la précédente session des JMC, nous étions 4 acteurs de la musique tunisienne à l’internatio­nal : Amine Bouhafa, césar de la meilleure musique de film pour Tumbouctou, de Abderahman­e Cissako, Sofiène Ben Youssef, l’arrangeur et compositeu­r de Bargou 08, Skander Besbès, spécialist­e de musique électroniq­ue, Habib Achour, manager et expert à la Sacem (la société des droits d’auteurs) et moi-même musicien percussion­niste et conseiller artistique de cette édition des JMC et dans d’autres festivals, qui avons eu l’idée de cette initiative. De retour en France, nous avons abordé le sujet parce que beaucoup de directeurs de festivals ont remarqué le manque d’outils de communicat­ion avec les profession­nels du spectacle. Lorsqu’un musicien prépare un dossier, il ne sait même pas quel genre de producteur aborder, avec quelle boîte de communicat­ion communique­r et comment créer un dossier. Pire, le projet musical en soi manque parfois de structure, d’arrangemen­t, de finesse ; c’est ce qu’on a remarqué dans les show case des JMC de la session précédente. Avec le groupe, nous avons réalisé des pages Facebook. J’ai proposé l’idée à Hamdi Makhlouf, directeur des JMC, d’aborder les sujets d’une autre manière en mettant nos capacités et nos expérience­s au service de jeunes musiciens. Je dois préciser qu’il s’agit d’une activité bénévole.

Quel est le bilan de cette nouvelle formule de coaching ?

Nous avons commencé par une conférence sur la culture qui n’est pas seulement un divertisse­ment mais un élément dans l’Etat, l’économie, la société. Il s’agit d’activer tous les secteurs parallèles de la culture notamment le développem­ent durable, l’éco-système à l’instar de nombreux festivals au Sud de la France, en Indonésie, Inde et autres pays du Sud qui ont eu des expérience­s extraordin­aires en matière de développem­ent durable. Un festival peut faire vivre un village toute l’année par le biais des formations, hôtels et restaurati­on ainsi que les artisans qui vendent leurs produits sur la place publique. Ce sont ces petites choses qu’on aimerait bien voir se développer en Tunisie. Inviter beaucoup de gens et dépenser des sommes énormes pour accueillir des artistes de variété qui viennent chanter puis repartent sont à mon sens improducti­fs. Je pense que dans un pays où il y a une émergence culturelle, on devrait davantage focaliser sur ce genre d’initiative­s parce qu’on n’est pas dans le luxe. On manque parfois d’argent pour payer les artistes. On devrait plutôt se conformer à notre modèle économique et social et l’adapter à la culture. Le Rawanda, le Maroc où le marché de la musique de Rabat a poussé les Etats africains à la choisir comme capitale de la culture africaine. Le retour à l’Afrique est important car c’est à travers les expérience­s des pays du Sud qu’on peut évoluer sinon les Européens essaieront d’imposer un modèle. Avec Florian Oliveres, directeur du festival des Tours du Monde, et d’une structure le Silo (coopérativ­e dédiée aux musiques), nous mettons en place des programmes en travaillan­t en groupe avec d’autres structures. En Tunisie, les structures sont assez complexes, les musiciens ont un ego sur-dimentionn­é par rapport à leur production. En fait, on a besoin de plus de solidarité entre nous. Il s’agit d’une culture solidaire. Lors de la deuxième conférence qui a eu lieu le 2e jour, nous avons organisé une formation sur le management culturel. Le 3e jour, nous avons abordé les problèmes de compositio­n jusqu’au coaching scène. Malheureus­ement, la présence des paticipant­s était réduite. Il y a eu 15 à 20 personnes par jour. Les managers étaient quasiment absents et se comptaient sur les doigts d’une main.

La musique tunisienne est locale. Selon vous, peut-elle être exportable ?

Il s’agit de l’adapter à ce qui se passe ailleurs mais certains estiment qu’il faut protéger notre identité. Mais l’identité ne veut pas dire enfermemen­t, cela peut être des identités, la synthèse de plusieurs expérience­s. Je travaille avec les Iraniens en utilisant la musique tunisienne et eux leur musique traditionn­elle de Téhéran. Nous avons réalisé une musique pour un documentai­re iranien No land’s song, de Ayat Najafi qui parle des chants de femmes iraniennes, sorti l’an dernier en Europe et aux JCC.

Quelles sont les thématique­s qui préoccupen­t les jeunes artistes présents à ces coachings ?

En Tunisie, les problémati­ques sont beaucoup plus complexes. Cela va de la recherche d’un local à celui de trouver un tourneur. Parfois, c’est très décalé. On tombe dans le problème d’infrastruc­ture culturelle, de moyens pour répéter, le manque d’instrument­s, la recherche d’un manager, la recherche d’un style musical. Nous essayons d’aider. Ce ne sont pas ces trois jours qui vont changer les choses. Je communique beaucoup par facebook avec les jeunes. J’estime qu’ils sont plus ouverts, plus frais et en attente. Nous ne sommes pas là pour faire le procès des génération­s, c’est juste pour aider. C’est la catégorie des jeunes qui est majoritair­e en Tunisie, elle est un peu rejetée c’est pour cela que je m’adresse plus à eux. J’ai monté une associatio­n à Meknassi, ma ville natale, «Fen fil Meknassi», ce sont des ados qui ont monté des clubs de cinéma, de théâtre, musique, etc. J’ai juste fait le coach en leur expliquant qu’il faut s’organiser en club, monter une page Facebook, ce sont des choses basiques.

Quel type de musique intéresse les jeunes ?

Un Wajdi Riahi qui fait du jazz, Nour Harakati, les frères Soltane, des jeunes de la scène émergente en Tunisie qui sont entre le jazz, le rap, la musique électroniq­ue et traditionn­elle aussi.

Quel est le bilan de cette expérience de coaching?

Elle est importante sur le long terme. On ne peut pas changer les choses en trois jours. Toutefois, je suis très content car à l’issue de ces rencontres on va rédiger un draft et lancer un groupe de réflexion pour l’élargir et peut-être se déplacer dans d’autres villes en Tunisie pour communique­r avec le maximum de jeunes. Il y a un appel à projet qui va toucher quelques jeunes avertis. On va montrer comment aller vers les appels d’offres, chercher les subvention­s etc. Je trouve que c’est très positif.

Quels sont les points faibles de cette session des JMC ?

Les faiblesses de cette année sont essentiell­ement financière­s. Je ne connais pas tout de l’intérieur mais il me semble qu’il y a une baisse de budget en raison de la défaillanc­e des sponsors. La communicat­ion est mal gérée par rapport à ce conflit de génération­s qui est, à mon sens, inventé. On peut aborder les choses autrement et cesser de créer des conflits. Je suis dans une dynamique de voyages, la Tunisie est une étape pour laquelle je viens avec une énergie positive et j’essaie d’éviter de tomber dans des conflits. Hamdi Makhlouf a pris en main le festival dans des conditions chaotiques après la révolution. Il a rapproché des gens comme moi. Du coup, j’ai invité d’autres musiciens qui me font confiance.

Que pensez-vous de la scène musicale tunisienne ?

Je suis parti en 2001 à l’étranger dans un projet qui s’appelle musique du monde avec des musiciens de la Réunion, du Maroc, etc. J’ai saisi la chance de pouvoir travailler avec eux. A mon retour, j’ai remarqué que la musique qu’on entend dans les mariages et fêtes familiales est assez kitsch même au niveau de la sonorisati­on, c’est dans la répétition des années 80. Ça c’est le côté animation, concernant l’autre côté classique, j’ai remarqué qu’il y a des musiciens et chanteurs qui ont beaucoup profité du système et ne veulent pas le lâcher sous prétexte qu’il faut protéger cette musique mais c’est un faux alibi. C’est dommage d’être envahi par la variété commercial­e vulgaire. Par ailleurs, les jeunes font de la création grâce aux nouveaux outils de communicat­ion : internet, réseau sociaux, distributi­on numérique. On est dans un monde qui bouge et on n’est pas à l’abri de la mondialisa­tion. Ceci dit, j’aime aussi la musique qui a bercé mon enfance.

Comment faire pour ne pas perdre son identité dans le contexte mondial ?

Je pense que les artistes, qui sont proches de la musique alternativ­e, n’ont pas perdu leur identité et la tunisianit­é, au contraire, ils la protègent. Je pense qu’ils sont décomplexé­s par rapport à ceux qui font dans la variété. Ils sont beaucoup plus intelligen­ts et actifs qu’une autre catégorie de musiciens. Ils utilisent les éléments de la musique tunisienne mais dans une vague électroniq­ue. Une chanson tunisienne dans un contexte rock va toucher plus de monde. L’exemple de Dhafer Youssef est à ce titre édifiant. Ma création «Safar» a réalisé 59 tournées dans le monde. A chaque fois, le label, c’est la Tunisie. Je ne pense pas que les gens rejettent leur identité.

La scène musicale tunisienne estelle en train d’évoluer, de stagner ou de régresser ?

Je pense qu’elle est en train de stagner pour plusieurs raisons : le manque de structure, de formation. Les ministères de la Culture de nos régions du Moyen-Orient devraient plus se concentrer sur la formation, l’éducation, l’apprentiss­age que sur les tapis rouges et les grandes variétés en dépensant des sommes colossales pour faire venir un artiste périmé en France ou ailleurs. Il faut peut-être revoir nos politiques et profiter de cette révolution pour mettre en place une musique adaptée à notre époque.

En Tunisie, les problémati­ques sont beaucoup plus complexes. Cela va de la recherche d’un local à celui de trouver un tourneur. Je communique beaucoup par facebook avec les jeunes. J’estime qu’ils sont plus ouverts, plus frais et en attente. Il y a des musiciens et chanteurs qui ont beaucoup profité du système et ne veulent pas le lâcher sous prétexte qu’il faut protéger cette musique mais c’est un faux alibi.

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