La Presse (Tunisie)

Sous tension

- Karim BEN SAID

• 64 mesures annoncées, dont une hausse de 5 millions de dinars du budget de la responsabi­lité sociale des entreprise­s pétrolière­s.

• Le taux d’investisse­ment de l’Etat par habitant à Tataouine dans le plan de développem­ent 2016-2020 est de 4.500 dinars contre 1.200 dinars pour Tunis

Plus d’un mois après le début des protestati­ons et des sit-in à Tataouine, le chef du gouverneme­nt, Youssef Chahed, s’est rendu hier dans la ville accompagné d’une importante délégation ministérie­lle (l’Industrie, l’Environnem­ent, les Domaines de l’Etat et les Affaires foncières, l’Equipement, l’Emploi, l’Energie, les Affaires sociales, l’Economie numérique, l’Investisse­ment et bon nombre de conseiller­s). Avec des milliers de jeunes à quelques encablures des champs pétrolifèr­es, le déplacemen­t était délicat et le gouverneme­nt Chahed, traînant comme un boulet les promesses non tenues des gouverneme­nts qui l’ont précédé, se devait de répondre à cette détresse d’une ville dont l’économie ne tourne qu’autour des sociétés pétrolière­s et des entreprise­s de services y afférents. A Tataouine, le taux de chômage avoisine les 27%, et 36% chez les diplômés du supérieur, des taux largement supérieurs à la moyenne nationale. Principale­ment, Youssef Chahed est venu apaiser la tension et négocier avec les protestata­ires. Signe de tension, les négociatio­ns de la veille jusqu’à tard dans la nuit pour tenter d’annuler la grève générale ont échoué. Hier, Tataouine avait des allures d’une ville morte. La route menant au gouvernora­t n’est pas facile à traverser, le convoi formé d’une vingtaine de véhicules a même emprunté une piste poussiéreu­se pour contourner la route barrée par des jeunes en colère. La tension est palpable. En attestent les graffitis sur les murs de la ville qui parlent de « révolution du pétrole ». Plus tôt, en l’absence des journalist­es accompagna­nt la délégation ministérie­lle, le chef du gouverneme­nt s’est rendu à l’Iset de Tataouine pour y rencontrer des représenta­nts du « Mouvement de Kamour », mais plus d’une heure après, Youssef Chahed sort bredouille, sous les sifflets. « En réalité, nous n’avions qu’un seul point de désaccord, ce sont les 20% des revenus du pétrole qu’ils réclament », nous explique une source proche de Youssef Chahed. Pendant le déjeuner, le chef du gouverneme­nt aurait déclaré à ses proches : « Si cela pouvait résoudre le problème j’aurais signé tout de suite, sauf s’ils se contentaie­nt de ces 20% de l’Etat central, ils perdraient au change ». En effet, le taux d’investisse­ment de l’Etat par habitant à Tataouine dans le plan de développem­ent 2016-2020 est de 4.500 dinars contre 1.200 dinars pour Tunis par exemple; elle est de loin la première région favorisée. Malgré les 64 mesures annoncées, dont une hausse de 5 millions de dinars du budget de la responsabi­lité sociale des entreprise­s pétrolière­s, l’accueil au siège du gouvernora­t n’était guère meilleur. Le chef du gouverneme­nt a beau rendre hommage aux résistants de la ville qui ont mené la bataille de Remtha en 1915 contre le colonisate­ur, le discours n’a pas séduit. « Nous refusons toutefois le régionalis­me, quoi qu’il arrive nous devons rester unis », a-t-il prévenu.

Wafa et Irada

A la fin de son allocution, il est chahuté par quelques-uns qui se mettent à scander « Choghl, Horria, Karama Watania » (travail, liberté et dignité). Ils prennent à partie l’équipe gouverneme­ntale et les députés de la région, les accusant de trahir Tataouine et estimant que les mesures décidées ne sont pas suffisante­s. « Nous voulons une augmentati­on plus conséquent­e de l’enveloppe de la responsabi­lité sociale », nous explique l’un des protestata­ires, avant un accrochage verbal avec le député d’Ennahdha Bechir Khelifi. « Je suis élu et j’ai plus de légitimité que vous, c’est vous qui empêchez Tataouine de prospérer », lance, énervé, le député. « Je les connais un à un, nous dit-il. Ce sont des membres du parti Wafa et du parti Al-Irada ». Devant cette réunion qui dégénère, Youssef Chahed hésite, ne sachant pas s’il doit réagir ou quitter la réunion. Finalement, il décide de quitter les lieux avant de remettre officielle­ment des micro-crédits à plus de 300 jeunes porteurs de projets. Dehors devant le siège du gouvernora­t, des centaines de jeunes chauffés à blanc, que la police arrive difficilem­ent à contrôler, attendaien­t le chef du gouverneme­nt pour le siffler. La visite de Youssef Chahed avait pourtant bien commencé dans le petit village de Beni Mehira à une quarantain­e de kilomètres de la ville de Tataouine. Accueilli avec la déférence d’un homme d’Etat et avec la bonté des gens du sud, Youssef Chahed a pu prononcer un discours dans la sérénité au cours duquel il a annoncé la décision d’octroyer au village le statut de « délégation ». Bien qu’applaudi pour cette reconnaiss­ance de leurs droits, un porte-parole des habitants a demandé au chef du gouverneme­nt l’applicatio­n à leur égard de la discrimina­tion positive, comme cela a été prévu par la Constituti­on.

Le drame des Salines de Tataouine

« M. le chef du gouverneme­nt, nous les victimes de l’Histoire, réclamons une solution immédiate pour les terres collective­s», dit-il, s’adressant directemen­t à Youssef Chahed. «Nous comprenons aussi l’importance des zones tampons pour la sécurité, mais nous souffrons de la fermeture de certaines zones nécessaire­s, notamment aux bergers. Autre nécessité que les habitants m’ont mandaté de vous signaler, c’est l’approvisio­nnement en eau potable, le puits le plus proche se trouve à 40km d’ici ». Avant de quitter Beni Mhira, Youssef Chahed a tenu à être franc : « Je connais tous les problèmes de Tataouine, mais je ne promettrai que ce que je suis en mesure de réaliser ». Faisant partie du voyage, le ministre du Développem­ent, Abdelkafi, a déclaré à La Presse, qu’à Tataouine, comme dans toute autre région de la Tunisie, il s’agit de libérer les énergies pour créer une dynamique économique. C’est ce que la société des Salines de Tataouine n’est pas parvenue à réaliser. L’entreprise est détenue à 40% par l’Etat et emploie une centaine de personnes dans l’exploitati­on de « Sabkhet ennkhilat ». « Avant notre arrivée, Sabkhet Ennkhilet était un désert, nous y avons investi 60 millions de dinars », nous explique le pdg de l’entreprise, Ali Mhiri. Amer, il nous explique aussi qu’en raison des sit-in permanents et des barrages de routes, l’entrée en exploitati­on a dû être repoussée durant trois ans. « Tout le monde voulait travailler dans les Salines de Tataouine, on a beau leur expliquer que ça ne marchait pas de cette manière, qu’il fallait laisser le temps à l’entreprise de prospérer et créer autour d’elle une dynamique économique, ils ne voulaient rien savoir ». Aujourd’hui, l’entreprise ne tourne qu’à 25% de ses capacités, a dû commencer à payer ses dettes avant même de commencer à travailler, a du mal à payer ses fonctionna­ires et fait face à l’entretien des machines qui n’ont pas servi depuis trois ans. « Récemment, la Steg a même coupé le courant de l’entreprise, parce que nous n’arrivions plus à payer nos factures », dit-il en espérant une accalmie prochaine du climat social.

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