Optimiser la collecte et l’utilisation des données sur la sécurité et santé au travail
Comme l’a affirmé M. Guy Ryder, directeur général du BIT en 2015, « la crise économique ou la course obligée au profit ne peuvent justifier que l’on rogne sur la sécurité au travail ». En effet, ne pas investir dans la sécurité coûte très cher :
- Toutes les 15 secondes, un travailleur meurt dans le monde d’un accident ou d’une maladie lié au travail.
- Toutes les 15 secondes, 153 travailleurs sont victimes d’un accident lié au travail.
- Chaque jour, 6 300 personnes meurent d’un accident du travail ou d’une maladie liée au travail, soit plus de 2,3 millions de morts par an.
- La plupart des 317 millions d’accidents qui se produisent chaque année sont à l’origine d’absences prolongées du travail et souvent d’incapacités et d’infirmités permanentes.
- Le coût humain de cette menace quotidienne est considérable et on estime que le fardeau économique des mauvaises pratiques de sécurité et santé au travail représente, tous les ans, 4 pour cent du produit intérieur brut, soit le montant astronomique de 2.800 milliards de dollars (pour mémo PIB mondial en 2016 : 75.000 milliards de dollars).
La mise en place d’une politique nationale de prévention des risques professionnels permet non seulement aux pays et aux entreprises de réduire ces coûts et d’orienter ces pertes astronomiques vers des investissements productifs dans les domaines de la recherche et de l’innovation mais aussi d’augmenter la productivité en garantissant aux salariés un bienêtre physique, mental et social optimal et un lieu de travail sain et sûr. Elle permet aussi d’augmenter la compétitivité des économies par un meilleur respect des temps de livraison, une maîtrise des coûts directs et indirects de production et l’accès à des nouveaux marchés à haute valeur ajoutée exigeant souvent des normes sociales strictes.
Cependant, cette politique et les programmes et stratégies qui en découlent ne seraient pas efficaces en l’absence d’un système d’information fiable permettant de décrire avec précision l’état actuel de la situation en matière de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, de définir les priorités d’action et d’intervention, de se fixer des objectifs spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes et définis dans le temps (objectifs Smart) et d’évaluer à intervalles réguliers l’efficacité des actions menées afin d’apporter les mesures correctives nécessaires.
Par ailleurs, l’Agenda 2030 des Nations unies pour le développement durable, adopté le 25 septembre 2015, inclut un plan d’action mondial avec des actions spécifiques visant à éliminer la pauvreté, protéger la planète et assurer la prospérité de chacun. Grâce à son adoption, la capacité de collecter et d’utiliser des données fiables sur la sécurité et santé au travail (SST) est devenue indispensable afin que les pays respectent leur engagement de mettre en oeuvre et de rendre compte sur certains des 17 objectifs de développement durable et leurs cibles.
L’objectif 8 de développement durable, en parti- culier, prévoit la promotion d’une « croissance économique soutenue et durable, le plein-emploi productif et un travail décent pour tous ». Sa cible 8.8 met l’accent sur la « protection des droits du travail, la promotion de la sécurité sur le lieu de travail et l’assurance d’une protection de tous les travailleurs, y compris les migrants, en particulier les femmes, et ceux qui ont un emploi précaire». Pour cette cible, les pays sont invités à rendre compte sur l’indicateur suivant : « Fréquence des accidents du travail mortels et non mortels, par genre et statut de migrant ».
La plupart des pays membres de l’Organisation internationale du travail ont établi des systèmes de collecte des données relatives à la sécurité et santé au travail. Souvent, ces systèmes souffrent de défaillances structurelles empêchant l’analyse pertinente des données, leur comparabilité dans le temps et avec les autres pays et leur désagrégation par genre, secteur d’activité, profession, statut du travailleur, âge…Ces insuffisances portent sur la couverture du système d’information avec parfois certaines données échappant à la déclaration et à l’enregistrement (secteur agricole, pêche, secteur informel, accidents de trajet, sous déclaration des maladies professionnelles) ; l’exactitudes des données se traduisant par des obstacles entraînant des lacunes en matière de notification (préjudice indirect pour les salariés, lourdeur administrative des procédures, diagnostic parfois difficile et souvent retardé de certaines maladies professionnelles) ; la comparabilité des données limitant leur cohérence (variation des définitions d’une autorité de recueil à l’autre, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles, absence de classification nationale des secteurs d’activité ou des métiers et professions) ; et la disponibilité en temps voulu avec retard à la collecte et à l’analyse des données (multiplication des organismes de recensement avec absence de système de coordination, mécanismes complexes de validation).
Afin d’être fiable et efficace, un système national d’enregistrement et de déclaration doit couvrir toutes les branches d’activité économique, toutes les entreprises et tous les travailleurs, indépendamment de leur statut dans la profession, et à l’échelle du pays. Quatre types d’événements devraient être enregistrés et déclarés :
- accident du travail (accident survenu du fait du travail ou pendant le travail et ayant entraîné des lésions professionnelles mortelles ou non mortelles);
- maladie professionnelle (maladie contractée à la suite d’une exposition à des facteurs de risque découlant d’une activité professionnelle);
- événement dangereux (événement facilement identifiable selon la définition qu’en donne la législation nationale, qui pourrait être cause de lésions corporelles ou d’atteintes à la santé chez des personnes occupées à leur travail, ou dans la population);
- accident de trajet (accident survenu sur le trajet direct que le travailleur parcourt entre son lieu de travail et :
- soit le lieu de sa résidence principale ou secon- daire ; - soit le lieu où il prend normalement ses repas; - soit le lieu où il reçoit normalement son salaire, et ayant entraîné la mort ou des lésions corporelles.
Les cas de maladie dont l’origine professionnelle est soupçonnée devraient être pris en compte par le système d’enregistrement et de déclaration. L’expérience montre que la période de latence est longue (parfois jusqu’à 20 ans, voire plus) pour de nombreuses maladies professionnelles. En effet, si les effets immédiats des agents professionnels est patent et facilement identifiables (agents chimiques entraînant des irritations), d’autres agents chimiques entraînent des lésions d’installation progressive et lente avec des effets sur la santé se manifestant à long terme (agents chimiques pouvant causer l’apparition de cancers qui s’installe progressivement sur une période de 10-30 ans ; période pendant laquelle il est souvent impossible à l’état actuel de la science de détecter la maladie qui évolue à bas-bruit). Il est généralement admis que prendre des mesures de précaution en raison de suspicions, en attendant que des preuves scientifiques soient établies, pourrait éviter aux travailleurs une exposition inutile aux risques. Rassembler des données sur les cas de maladie dont l’origine professionnelle est soupçonnée est d’une grande importance pour alerter les responsables sur la possibilité qu’une maladie donnée ait une origine professionnelle.
L’autorité compétente (ministère, service gouvernemental, autorité publique), en consultation avec les organisations d’employeurs et de travailleurs les plus représentatives devrait,dans le cadre de la politique nationale de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, établir des principes généraux et des procédures uniformes sur :
- l’enregistrement des accidents du travail et des maladies professionnelles, leur déclaration et les enquêtes les concernant;
- l’enregistrement des accidents de trajet, des événements dangereux et des incidents, leur déclaration et les enquêtes les concernant; et
- la compilation, l’analyse et la publication de statistiques sur ces accidents, maladies et événements.
L’analyse des caractéristiques des décès d’origine professionnelle, ainsi que celles des accidents du travail et maladies professionnelles non mortels, permet de définir les priorités et concevoir des stratégies de prévention efficaces en matière de sécurité et de santé au travail.
Des données exactes et de bonne qualité sur les accidents du travail et les maladies professionnelles fournissent une base solide pour :
- décrire l’état de santé de la population active, par secteur d’activité et groupe socioéconomique;
- prendre des décisions pertinentes en matière de SST;
- identifier les domaines prioritaires pour les politiques et stratégies de SST;
- mettre en oeuvre des mesures de prévention et de contrôle au niveau des entreprises, des secteurs d’activité et au niveau national;
- planifier des stratégies et des programmes de réparation et de réhabilitation;
- centrer les interventions réglementaires sur les sites de travail les plus dangereux et où les contrôles sont les moins adaptés;
- fournir une aide à la mise en conformité sur mesure et ciblée;
- encourager la conduite d’études épidémiologiques liées au travail;
- concevoir des programmes d’éducation et de formation pertinents;
- sensibiliser et attirer l’attention des médias et de la population sur les principaux défis dans le domaine de SST.
En conclusion, un système fiable de recueil et d’analyse des données de SST, en harmonie avec les principes des normes internationales du travail et les directives et recueils pratiques du Bureau international du travail, contribue largement à la mise en place d’une prévention efficace des risques professionnelles garantissant le bien-être des travailleurs et la prospérité économique durable de l’entreprise et de l’économie.
*(Dr spécialiste santé et sécurité au travail au Bureau de l’Organisation internationale du travail pour les pays du Maghreb)