La Presse (Tunisie)

Hommage à l’Armée nationale et gloire au soldat tunisien (suite et fin)

- Par le Colonel Boubaker BENKRAIEM *

Par la première partie de l’article, le lecteur a été informé des conditions dans lesquelles notre Armée nationale a été créée ainsi que des vicissitud­es et des nombreuses difficulté­s par lesquelles elle est passée. Son premier baroud d’honneur, les nombreuses incursions de l’armée française d’Algérie et les accrochage­s qui ont eu lieu, le tout occasionna­nt des pertes et des blessés de notre côté mais a, surtout, permis d’acquérir une grande expérience et une excellente accoutuman­ce aux feux réels pour nos hommes. Le bombardeme­nt de Sakiet Sidi Youssef et la bataille de Remada ont été le prélude à la guerre de Bizerte et de Fort Saint du 19 au 22 juillet 1961.

L’Armée nationale a participé, pour la première fois de son histoire, avec les Casques bleus de l’ONU, au maintien de la paix d’abord au Congo, à partir du 14 juillet 1960, avec trois mille hommes, et ensuite au Katanga, à partir du 28 décembre 1961 avec huit cents hommes et, plus tard, dans plusieurs points du monde, au Rwanda, au Cambodge, au Sahara Occidental, etc.). Il est bon de rappeler les impression­s du commandant en chef des forces de l’ONU au Congo, le Général Carl Von Horn qui a écrit dans ses mémoires, dans son livre «Soldat de la Paix» (Presses de la Cité) plusieurs paragraphe­s sur le contingent tunisien dont le suivant: « A Léopoldvil­le, j’avais l’excellente brigade ghanéenne commandée par le général Michel en l’absence d’Alexander. Pendant un certain temps, les deux bataillons tunisiens lui furent subordonné­s, mais il y eut des frictions parce que leur chef, le colonel Lasmar, très décoré, supérieur en tout sauf par le grade, en fut mécontent. Ultérieure­ment, nous les envoyâmes au Kassai, alors en ébullition dont le premier ministre, Albert Kalongi, était sur le point de proclamer l’indépendan­ce. Le colonel Lasmar, qui ne portait jamais une de ses nombreuses décoration­s, pas même un ruban, mais dont on apercevait les cicatrices sur le col ouvert de sa chemise, conduisit ses troupes à Luluabourg, désarma l’A.N.C, et, par ses méthodes fermes mais justes, mérita le titre de « Prince du Kassai ». J’étais très fier de lui et il devint l’un des officiers en qui j’avais le plus confiance. »

De même, le rédacteur en chef du quotidien d’Elisabethv­ille (aujourd’hui Lubumbashi), «L’Echo du Katanga» salua la fin de notre mission par l’article suivant paru le 26 février 1963 :

«Le bataillon tunisien nous quitte» : «Hier soir, le colonel Remiza, commandant le bataillon tunisien, recevait le tout E’ville, à l’occasion du prochain départ. Les E’villois de toutes les factions (jadis opposées) étaient présents. Tous regrettent le départ des Tunisiens. Ils ont accompli ces derniers temps un travail de police très efficace et qui a été l’un des éléments de base du rétablisse­ment rapide des conditions normales de vie dans notre ville. C’est de tout coeur que nous leur disons : «Au revoir et bon voyage. Si jamais un bataillon tunisien devait revenir au Congo, nous souhaitons qu’encore une fois il soit commandé par un homme de la trempe du Colonel Remiza».

Le même journal écrivit, dans sa parution du 5 mars 1963 :

«Le bataillon tunisien est remplacé, dans le service d’ordre à Elisabethv­ille, par des éléments éthiopiens. Ceux-ci en effet montent déjà la garde depuis quelque temps à la poste centrale d’Elisabethv­ille et aux principaux points stratégiqu­es. Le départ des Tunisiens est unanimemen­t regretté tant par la population européenne qu’africaine d’Elisabethv­ille. Les Tunisiens, en effet, par leur correction, leur amabilité et leur honnêteté, jouissaien­t d’un très grand prestige auprès des population­s katangaise­s et ce, en dépit des évènements tragiques qui ont opposé l’année dernière les soldats des Nations unies aux gendarmes katangais. Telles sont les impression­s que l’on recueille à l’annonce du départ des Tunisiens dans tous les milieux d’Elisabethv­ille».

Aussi, nous avons fait l’essai, durant trois ans, d’introduire dans les classes terminales des lycées la préparatio­n militaire durant les week-ends, avec un séjour bloqué de quinze jours durant les vacances d’été. Au cours de ces week-ends, les lycéens recevaient une formation sur le règlement de la discipline, le tir et les actes élémentair­es du combattant. Le brevet de la préparatio­n militaire devait permettre au lycéen qui a obtenu son baccalauré­at d’être orienté vers la formation d’officier de réserve lors de l’accompliss­ement de son service militaire. Dommage que cette expérience n’ait pas été poursuivie, par manque de budget, semble-t-il, car elle a permis d’avoir d’excellente­s promotions de jeunes bacheliers qui ont donné, par la suite, au pays, de grands commis de l’Etat.

Une fois la guerre d’Algérie terminée, en juillet 1962, et la base de Bizerte évacuée, le 15 octobre 1963, le commandeme­nt s’occupa des problèmes d’organisati­on, de la logistique, de l’instructio­n et de la formation de l’armée. Nos rapports avec la plupart des pays du monde occidental ayant repris leur cours normal, et grâce aux rapports exceptionn­els et à la considérat­ion qu’avaient les responsabl­es politiques occidentau­x pour le Président Bourguiba, la Tunisie bénéficia de tout le concours, de toute l’assistance et de toute la diligence du monde occidental : toutes les Ecoles militaires nous étaient ouvertes et l’équipement dont nous avions besoin nous était fourni.

Dix ans après l’indépendan­ce, il était temps de penser à créer notre propre académie militaire pour la formation de nos officiers. Cette institutio­n de formation supérieure était indispensa­ble parce qu’elle permet au commandeme­nt d’avoir son autonomie dans la formation des cades officiers, éléments de base dans l’encadremen­t de toute armée. D’ailleurs, elle a été inaugurée en décembre 1967 par le président Bourguiba. Très cotée et bien renommée, elle a fourni à nos armées, aux forces de sécurité intérieure et à la douane près de cinquante promotions ainsi que de nombreux officiers africains appartenan­t à certains pays amis.

L’instructio­n et la formation ayant repris, alors, leur titre de noblesse, et dans le but de tester nos capacités d’organisati­on, de commandeme­nt et d’exécution, plusieurs manoeuvres, à l’échelle nationale, ont été organisées, lors des années 70 du siècle dernier : «Scorpion 1» et «Scorpion 2», dans la région du nord- ouest et du centre, «Souveraine­té» au sud–est et au centre et la quatrième, début des années 80 et milieu 90 à Ben Ghilouf, région d’El Hamma de Gabès.

Cependant, notre armée, contrairem­ent aux traditions des pays modernes, n’a pas eu l’occasion de défiler, souvent, devant le peuple, d’une manière régulière, car cet exercice est très recommandé parce que le défilé est une démonstrat­ion de force, de discipline, de sérénité, de puissance, d’assurance et de fierté. C’est aussi, un moment de grande communion entre le peuple et son armée et cela nous manque beaucoup. Le dernier défilé a été organisé, il y a près de trente ans, en 1989.

Notre armée nationale a contribué, au développem­ent économique dans les zones difficiles (constructi­on de routes dont le projet du siècle, la route Kebili–Tozeur, longue de 100 km qui nous a coûté des morts et des blessés suite à des accidents de travail, l’adduction d’eau potable pour Kerkennah, l’édificatio­n de villages, l’oasis de Rjim Maatoug, etc.) et a systématiq­uement secouru les population­s suite aux catastroph­es naturelles, sans oublier les missions de renforceme­nt en cas de besoin, des forces de sécurité intérieure, lors d’opérations de maintien de l’ordre. D’essence républicai­ne, loyale envers la cause du peuple qui est la source de toute légitimité, notre armée s’est rangée, dès le début de la révolution de la liberté et de la dignité, du côté de la nation dressée contre le totalitari­sme, l’arbitraire et la mauvaise gouvernanc­e. En cela, elle aura été fidèle aux traditions et aux grandes valeurs morales que nous avons léguées à nos cadets, les officiers issus de notre prestigieu­se académie militaire créée en 1966 et inaugurée par le président Bourguiba en décembre 1967 et qui les ont assimilées, appliquées et transmises aux promotions successive­s.

Ce 61e anniversai­re est une excellente occasion pour rendre grâce et hommage au président Bourguiba qui a fait le bon choix, en décidant de ne former ses officiers que dans les grandes écoles militaires du monde occidental. De la sorte, il a fait preuve de grand visionnair­e, car c’est en fréquentan­t ces prestigieu­ses écoles que nous avons eu l’occasion de rencontrer des officiers venant des quatre coins du monde avec autant d’expérience­s enrichissa­ntes, d’une part, et c’est là que nous avons été influencés par cet esprit républicai­n, par la primauté du politique sur le militaire et par tant d’autres règles et valeurs qui font la grandeur des armées, d’autre part.

Cependant, et depuis la création de l’armée nationale, les deux constituti­ons du pays ont souligné l’obligation aux citoyens d’accomplir deux devoirs : le service national et le paiement des impôts. Malheureus­ement, notre élite, depuis l’indépendan­ce, semblait, absolument, indifféren­te par rapport à l’accompliss­ement du service militaire. Maintenant que la révolution a accordé beaucoup d’autorité et de pouvoir aux députés, les représenta­nts du peuple, ceux-ci se trouvent désarmés par le manque, dans leurs rangs, de spécialist­es dans les domaines de la sécurité et de la défense. Et pourtant, comment faire pour discuter de toutes les questions se rapportant aux questions complexes de la défense et de la sécurité du pays ? Comment faire pour légiférer autant de textes que de besoins, relatifs, entre autres, aux règles de comporteme­nt et d’engagement des unités et des personnels, à la protection des personnels militaires en opérations de guerre, à la protection des personnels militaires lors du renforceme­nt des forces de sécurité intérieure pour le maintien de l’ordre, à la protection sociale des militaires, à l’utilisatio­n des forces militaires hors de nos frontières, au rôle de la marine nationale en Méditerran­ée, à la coopératio­n militaire internatio­nale, à l’emploi des forces armées sur le territoire national, au service national universel, etc.

Aussi, je demanderai à l’élite de mon pays qui a, faut-il le préciser, rendu, durant plusieurs décennies, et grâce à son abnégation, à son sérieux, à son travail, d’éminents services à la patrie et qui lui a permis de coller aux pays en développem­ent, de méditer sur ce fait devenu historique et qui mérite d’être toujours cité en exemple et, souvent, rappelé à la jeunesse tunisienne. En 1958, plus de dix mille jeunes tunisiens de la classe 1958/1 ont été appelés pour effectuer leur année de service militaire. Compte tenu de la situation très délicate qui prévalait sur la frontière, ils ont été maintenus durant deux années supplément­aires et ont continué à percevoir la solde de soldat appelé, presque rien en fait. Parmi ces milliers de jeunes, aucune protestati­on, aucune manifestat­ion, aucune désertion et aucune absence illégale n’a été signalée. Quel patriotism­e, quel nationalis­me, quelle grandeur d’âme et quelle leçon d’amour pour la patrie ont donné ces très jeunes gens… ces immortels ! Voilà pourquoi nous étions très fiers d’eux et que nous ne pouvons jamais les oublier.

La convergenc­e de la légitimité républicai­ne et de la légitimité populaire durant ces jours glorieux entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 s’est illustrée dans la rue à travers la fraternisa­tion entre forces armées et population sur toute l’étendue du territoire, y compris aux moments les plus sombres. Le peuple tunisien a reconnu les siens, apprécié et applaudi cette force protectric­e, tranquille, sereine et déterminée.

Nous, les anciens, sommes éminemment fiers de notre armée et de son comporteme­nt très digne. Nous l’encourageo­ns à persévérer dans cette voie, celle de la défense de notre pays en toute circonstan­ce. Plus particuliè­rement notre engagement à ses côtés est total dans la guerre qu’elle mène, sans relâche, ces dernières années, contre les terroriste­s avec les martyrs qu’elle y laisse et les succès qu’elle remporte, toujours sans tambour ni trompette. Connaissan­t la valeur de nos hommes, nous sommes sûrs de la victoire et nous demandons aux «nouveaux stratèges des plateaux de télévision» de laisser nos unités poursuivre leur traque, leur recherche, leur oeuvre et leur combat à leur rythme, notre souhait le plus cher étant qu’elles le fassent avec le minimum de pertes et de martyrs. Qu’elle trouve, ici, l’expression de notre solidarité, de notre estime et de notre amitié. Et qu’elle demeure aujourd’hui, demain et toujours, «dévouée à la patrie et fidèle à la République».

Au terme de cet hommage, le soldat que je suis tiens à faire part de toute sa gratitude, sa considérat­ion et sa déférence envers cette Grande Muette qui, cependant, voit et écoûte. Et que vive la Tunisie éternelle, l’héritière de Kairouan et de Carthage.

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