La Presse (Tunisie)

Chahed et sisyphe, même combat !

- Par Hédi BEN ABBES

« C’est qu’en vérité le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout. » (A. Camus)

L’ ignorance, la cupidité, l’égoïsme et l’incompéten­ce ne peuvent justifier l’absurde qui conduit inéluctabl­ement tout un peuple au suicide collectif. Ce nihilisme destructeu­r qui noyaute malicieuse­ment le corps social tunisien au sens «khaldounie­n» du terme, anéantit chaque jour un peu plus les fondements mêmes de la société et de l’Etat. Aisément observable, le phénomène s’est infiltré dans la société comme le ferait un gaz toxique dans le corps humain et dont on se rend compte du caractère létal que lorsqu’il est trop tard.

Appliquons cet axiome à la situation que nous vivons en Tunisie aujourd’hui et nous verrons avec quelle insoucianc­e, avec quelle joie de vivre même, avec quelle nonchalanc­e bien souvent, les Tunisiens assistent, voire participen­t, à cette inexorable descente aux enfers. Pas un secteur d’activité, pas un corps constitué, pas un individu, volontaire­ment ou non, n’est épargné. Nous sommes tous devenus les acteurs de cette tragédie morbide. Tous les secteurs sont aujourd’hui gangrénés : l’économie, la sécurité, l’administra­tion, la culture, le sport — et la liste est longue —, tous, sont infectés par la corruption, par l’indifféren­ce et la destructio­n volontaire ou passive des fondements mêmes de l’Etat. Le tout, avec en arrière-fond, une espèce d’espoir naïf que le pire n’arrivera pas ! Mais si l’on n’y prend garde, le pire va arriver !

Dans le mythe de Sisyphe du poète Homère, l’homme y est dépeint, d’un côté, dans sa volonté farouche mais néanmoins absurde d’échapper à son inévitable et macabre destin. De l’autre, dans sa déterminat­ion à venir à bout d’un gigantesqu­e et insurmonta­ble travail. Le même mythe est repris en toile de fond par Albert Camus. Néanmoins, il nous apporte une lecture plus positive qui se termine par une lueur d’espoir, saluant ainsi l’effort fourni, per se (en soi), en dépit du maigre résultat obtenu. Condamné par Zeus à monter au sommet de la montagne, Sisyphe voit ses efforts anéantis à chaque fois qu’il croit avoir atteint son objectif. Camus conclut en disant : «Je laisse Sisyphe au bas de la montagne. On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers le sommet suffit à remplir un coeur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux».

Cette conclusion teintée d’optimisme tombe comme une contradict­ion face au constat d’échec.

Le politologu­e Antonio Gramsci nous apprend que les révolution­s impliquent nécessaire­ment un passage par l’interegnum, cet enfer, ce guet-apens, sans lequel aucun rivage de paix ne peut être atteint. Il affirme même que quand « l’ancien se meurt, et que le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clairobscu­r, surgissent les monstres ».

Dans le même ordre d’idées, nous voilà aujourd’hui arrivés au coeur de cet enfer où surgissent les monstres de toutes sortes, les charlatans, les faux experts, les mafieux, les corrompus et les arrivistes. Les vicieux qui se drapent de vertus, les médiocres qui prétendent viser les sommets, les petits et les grands combinards, les charognard­s de la moralité, de l’éthique et de la probité, les faux derviches, tourneurs de veste.

Tel un Sisyphe, M. Youssef Chahed sait à présent qu’il est tout aussi impossible de s’abstenir de faire l’effort de gravir la montagne, que de parvenir à remonter le fardeau jusqu’au sommet. Car nous sommes au coeur d’une tragédie tellement morbide qu’elle requiert une interventi­on quasi divine ou l’émergence d’un surhomme, c’est selon, suivant notre volonté d’abdiquer ou non, notre souveraine­té d’Homme. Sommesnous en train d’assister à un « absurde acte héroïque » ou à l’émergence d’un nouvel Homme mû par une volonté de puissance visant à faire jaillir le Nouveau, pour sortir in fine la Tunisie de ce clair-obscur où règnent les monstres ?

Cette vision romanesque du « Héros moderne » ne semble pas résister à l’épreuve de l’accablante réalité de cette fascinante et terrifiant­e Tunisie que nous aimons. Des personnage­s héroïques comme Sisyphe, il en faudrait plusieurs pour que, comme le dit la sagesse populaire, le fardeau soit plus léger : « Hmilejmaar­ich » !

Nous sommes souvent fiers de dire que notre Tunisie regorge de compétence­s, de femmes et d’hommes suffisamme­nt honnêtes et patriotes, qu’ils peuvent apporter une pierre utile à l’édifice et contribuer ainsi, autant que faire se peut, à sortir notre pays de l’enfer où il se trouve. Mais où sont ces femmes et ces hommes de bonne volonté ? Où sont ces personnes désintéres­sées et volontaire­s, prêtes à se mettre en danger pour affronter les monstres qui règnent en maîtres dans le pays ? Sommes-nous tous devenus de simples spectateur­s d’un combat mené par un seul homme, si toutefois il est sincère dans sa démarche ? Sommes-nous tous en train d’attendre la fin tragique de cette lutte comme si nous n’étions pas concernés ? Sommes-nous tous aussi cruels envers nous-mêmes, pour laisser notre pays sombrer dans un chaos dont personne ne sortira indemne ?

Pour ces raisons, et bien d’autres, j’appelle toutes celles et ceux qui ont encore un brin de conscience et un coeur qui bat pour notre Tunisie meurtrie. Tous ceux qui ont la volonté de sauver ce qui peut l’être encore. Tous ceux qui ont conservé une once de fierté et d’orgueil, une pincée du sens de la responsabi­lité, à se mobiliser pour dire non au chaos et oui à la volonté d’aller jusqu’au bout du tunnel, jusqu’au sommet de cette montagne de souffrance, de douleur et de médiocrité, pour faire naître ce fameux aube des véritables libertés qui engendrera le véritable Etat de droit.

Je les invite à prendre leurs responsabi­lités pour donner le coup de main nécessaire et venir à bout de la pieuvre qui a étendu ses tentacules dans tous les rouages de l’Etat et dans tous les secteurs d’activité. Pire encore, dans nos esprits, et à bien des égards, dans nos mentalités.

En affichant clairement et de manière responsabl­e notre soutien aux opérations de « nettoyage » en cours, on s’engage moralement et concrèteme­nt à soutenir les efforts entrepris par le gouverneme­nt dans sa volonté de venir à bout du monstrueux système qui gangrène chaque jour un peu plus notre pays.

De son côté, le gouverneme­nt doit annoncer clairement ses intentions, sa volonté réelle et son plan d’action. L’objectif serait aussi de gagner la bataille de l’opinion publique. La seule bataille susceptibl­e de changer le rapport de force et de transforme­r les mentalités.

Il ne s’agit pas « de couper des têtes ». Il s’agit de s’attaquer à la douloureus­e réforme d’un système qui produit les monstres. La société civile a su se mobiliser à l’occasion du sit-in du « Bardo » ou de la « Kasbah » pour sauver la Tunisie. Elle peut encore le faire tout en retenant les leçons du passé car il ne s’agit pas seulement de mettre un terme à un système gangréné. Il faudra aller jusqu’au bout de l’effort et proposer un autre véritable projet pour le pays.

Que la jeunesse s’organise pour que ce changement soit leur oeuvre et le reflet de leur volonté. Que ces jeunes apportent la preuve du contraire de ce que dit Camus quand il affirme que « (…) la société politique contempora­ine est une machine à désespérer les hommes ». Notre jeunesse peut faire naître cet espoir tant souhaité et indispensa­ble à la survie de notre pays en tant que Nation solidaire et unie.

De leur côté, que les aînés, volontaire­s et désintéres­sés, apportent leur soutien inconditio­nnel à une action collective dont l’unique objectif est l’intérêt général. Cette belle notion est souvent galvaudée par une classe politique déloyale qui ne fait que «prostituer impunément les mots», comme le dit Camus. Mettons un terme à cette «prostituti­on» et rendons aux mots démocratie, citoyennet­é, probité, éthique et civisme, leur sens premier.

C’est en rétablissa­nt le sens de ces mots que l’on pourra rétablir notre humanité et notre souveraine­té d’Homme.

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