La Presse (Tunisie)

Républicai­ne par excellence

- Par Faysal CHerIF* F.C. *Historien, Institut suprieur d’histoire de la Tunisie contempora­ine (Ishtc)

Le 20 mars 1956, la Tunisie signe son indépendan­ce, les élections de la Constituan­te au suffrage universel le 25 du même mois avaient fait resurgir la victoire du « Front national » et devaient ouvrir la voie à la constituti­on d’une police, d’une gendarmeri­e dite également « Garde nationale » et éventuelle­ment une armée nationale. Dès le 7 avril, Mongi Slim, alors ministre de l’Intérieur sous le gouverneme­nt Ben Ammar, mena d’âpres négociatio­ns sous les directives de Habib Bourguiba afin que le nouveau gouverneme­nt qui verra le jour le 15 avril 1956 puisse disposer de ses propres forces de sécurité. La constituti­on de ces dernière, et au regard des coûts ainsi que des conséquenc­es politiques, fut l’objet de longues tractation­s politiques qui avaient commencé dès le mois de novembre 1955 jusqu’au mois d’avril 1956.

Le ministère de la Défense constitué, l’armée en vue

Le 3 mai 1956, quasiment trois semaines après la constituti­on du premier gouverneme­nt de l’indépendan­ce, dit également « Bourguiba », le ministère de la Défense fut officielle­ment constitué. Il était dirigé par Habib Bourguiba qui briguait en même temps le portefeuil­le de chef de gouverneme­nt et de ministre des Affaires étrangères. Le poste de secrétaire général du ministère de la défense a été délégué à Abdelhamid Chelbi, inspecteur des écoles primaires, aucune connaissan­ce des affaires de l’armée et c’était voulu. Bourguiba cherchait plus l’intégrité des personnali­tés politiques plutôt que la technicité. Ainsi, et dans le but de faciliter le projet de mise sur pied d’une armée tunisienne, il a été convenu entre la France et la Tunisie de créer un Bureau militaire de liaison avec l’armée tunisienne (Bulat). Cet organisme sera le pivot qui fera tout le travail de transfert aussi bien des officiers tunisiens servant dans l’armée française, que sur le plan opérationn­el de casernemen­t, de matériel et des armes à la future armée tunisienne. Entre le mois de mai et le mois de juin 1956, difficiles furent les pourparler­s engagés entre le jeune gouverneme­nt tunisien et la France afin de doter la Tunisie d’une véritable armée digne d’un Etat souverain et indépendan­t. Mais comme le contingent qui devait constituer l’armée n’était qu’embryonnai­re (2.300 hommes gradés et hommes de troupes confondus), il fallait démontrer au peuple tunisien que contrairem­ent à la propagande yousséfist­e, la Tunisie peut désormais tirer orgueil de son armée, et une démonstrat­ion publique serait la meilleure réponse à cette propagande fallacieus­e.

Le défilé du 24 juin 1956

A la date du 19 juin 1956, le premier noyau d’hommes de troupe, avec lequel sera constitué le corps de l’armée tunisienne, a été affecté au camp de Bouficha, à 20 km de Hammamet sur la route de Sousse (GP1), durant quatre jours. Au nombre de 1.500, ces soldats sont les appelés du dernier contingent de l’année 1955 dans l’armée française. Cette première tranche d’appelés provenait de différents corps de l’armée française stationnés à Tunis, Bizerte, Sousse et Sfax. Ces hommes furent soumis à de nombreux exercices de défilé pour préparer la cérémonie du 24 juin 1956, sous le commandeme­nt du Commandant Habib Tabib qui fut sollicité par Behi Ladgham en personne afin de veiller à la première démonstrat­ion populaire dans les rues de Tunis. Après le défilé, les soldats devaient regagner la caserne Forgemol (actuel Bab Saadoun) l’après-midi du même jour. Dimanche 24 juin 1956, la nouvelle armée tunisienne se présentait pour la première fois au public tunisien. Cet embryon de force armée était, rappelons-le, uniquement composé d’éléments issus de l’armée française qu’ils avaient quittée pour servir leur patrie nouvelleme­nt indépendan­te. Seuls les appelés du contingent, levés d’autorité, ont été reversés à la nouvelle armée. En effet, les volontaire­s tunisiens servant dans les corps français y sont demeurés. Ce qui était normal puisque leur carrière française était le prolongeme­nt d’un libre engagement, d’un choix personnel. « Si le public tunisien a vu dans ce défilé l’accompliss­ement d’un de ses plus chers désirs, une fois l’enthousias­me des foules retombé, il fallut penser d’une manière positive à l’encadremen­t, à l’organisati­on des bérets bleu-Sahel ». (cité dans : « La Presse », 27 septembre 1956). C’était le premier bain de foule pour cette jeune armée, applaudie et saluée par un public qui s’est mobilisé en ce jour de repos hebdomadai­re pour aller acclamer cette marche militaire, et ce symbole suprême de souveraine­té nationale, ce qui est pour elle un spectacle tout à fait nouveau. Cette démonstrat­ion de force, cette parade dans les rues de la capitale avait particuliè­rement un rôle politique. Le gouverneme­nt fraîchemen­t élu oeuvrait pour le bien de la Tunisie et tentait de lui donner le signe le plus ostentatoi­re de souveraine­té : l’armée.

La première promotion Saint-Cyr, ou la promotion Bourguiba

a) Le recrutemen­t de la première pro- motion d’élèves-officiers vers Saint-Cyr Le gouverneme­nt tunisien venait de demander d’une façon officieuse la formation d’officiers tunisiens dans les écoles françaises. Le 5 juin 1956, de nombreux journaux tunisiens diffusaien­t l’appel suivant : « Avis aux jeunes tunisiens qui se destinent à la carrière militaire : Le secrétaire général de la Défense nationale communique : Le gouverneme­nt tunisien a décidé l’ouverture d’écoles militaires en Tunisie et l’envoi d’un certain nombre d’élèves à l’étranger en vue de la formation des cadres dans l’Armée. Les jeunes gens de nationalit­é tunisienne, âgés de 18 à 22 ans, qui se destinent à la carrière militaire, doivent adresser leur demande au ministère de la Défense nationale avant le 16 juin 1956… » Le journal « La Presse » reprend le parcours de la première promotion d’officiers qui allait être formée à Saint-Cyr Coëtquidan. « La Tunisie a besoin de cadres … 102 jeunes élèves tunisiens ont été soumis à un examen de connaissan­ce générales, portant sur les matières suivantes : français, sciences, maths, langues, d’un niveau légèrement inférieur à celui du premier bac, aucun diplôme n’étant exigé. Les limites d’âge ont été les limites normales pour les élèves dont la langue française n’a pas été la langue maternelle, 24 à 25 ans au maximum, 18 ans au minimum. Ainsi, sur 500 candidats présentés, 102 ont été retenus, soit approximat­ivement 20% des volontaire­s. Les recrues retenues, ont été testées par une équipe de psychotech­nie française afin de pouvoir les orienter au mieux de leur capacité. Deux formations sont prévues : 65 élèves suivront une formation accélérée qui durera entre 12 et 18 mois, formation qui sera uniquement pratique, tandis que 35 autres suivront le cycle normal d’études. » Les épreuves pour les candidats eurent lieu au Collège Sadiki les 6 et 7 septembre, les sujets ont été choisis par le ministère de la Défense. Une épreuve de français qui comporte un sujet au choix, une épreuve de mathématiq­ues et de langues vivantes. Puis les candidats passaient un examen psychotech­nique, par les soins d’une équipe venue spécialeme­nt de Paris. La sélection des candidats donna lieu à la réunion d’une commission franco-tunisienne, présidée côté tunisien par Ben Ammar, Chef de cabinet du ministre de la Défense. Le résultat définitif donna lieu à la sélection de 29 élèves qui devaient partir pour l’Esmia en formation en cycle normal, 71 en cycle accéléré, 2 élèves admis à l’Ecole de l’air, 9 à l’Ecole militaire d’administra­tion, et 3 élèves à l’Ecole des services de santé militaire dont 1 élève pharmacien. La première promotion d’élèves officiers impétrants était rassemblée à Tunis dès le 23 septembre 1956. Après avoir signé un engagement calqué sur celui des jeunes Saint-Cyriens français, ils furent habillés par les soins de l’armée française et pris en charge par le Commandant Mohsen Sakka qui réussit en peu de temps à leur inculquer une attitude correcte sous l’uniforme. Deux officiers français vinrent leur parler de Saint-Cyr et de ses traditions, les élèves tunisiens se montrèrent particuliè­rement réceptifs, et cette initiative fut pour le reste bien accueillie et laissa une bonne impression. Un défilé a été organisé à partir de la caserne Forgemol (actuel Bab Saadoun) vers le ministère de la Défense à Bab Bnet (actuel ministère des Affaires sociales), pour rejoindre la gare ferroviair­e de Tunis, sous une ferveur populaire, avec vivats et applaudiss­ements L’Etat tunisien tirait une certaine fierté d’envoyer le premier noyau d’officiers qui allait constituer le socle sur lequel serait fondée l’armée tunisienne vers une école militaire républicai­ne par excellence. Il paraissait rechercher un choix hautement stratégiqu­e, car il allait engager une coopératio­n durable et une culture militaire d’une grande puissance dans le camp occidental et non pas socialiste ou communiste. Trois buts devaient être atteints par l’envoi des élèves-officiers tunisiens dans les grandes écoles militaires françaises : Cette première promotion d’officiers de la Tunisie indépendan­te désignée pour acquérir une formation militaire de haut niveau fut celle de l’automne 1956, dite : « Promotion Saint-Cyr ». Par reconnaiss­ance au « Combattant suprême », Habib Bourguiba, les officiers de cette promotion ayant complété leur formation se firent appelés « Promotion Bourguiba ». L’école militaire de Saint-Cyr (à une quarantain­e de km. de la ville de Rennes en France) était différente des écoles de l’Europe de l’Est, notamment soviétique. Elle était l’une des plus grandes écoles militaires républicai­nes françaises. C’était tout à l’avantage du premier noyau d’officiers promis à devenir plus tard les hauts cadres de l’armée tunisienne, d’être formés dans des valeurs de patriotism­e et de rigueur militaire avec des enseignant­s et des officiers supérieurs français de grande tenue.

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