La Presse (Tunisie)

A propos de Boujenah et de son droit au ‘‘visa’’

- Par Raouf SEDDIK

Je ne goûte que moyennemen­t l’humour de Michel Boujenah. Et je laisse au ministère de la Culture et à la direction du Festival de Carthage le soin d’assumer une décision qu’ils ont prise sans consulter grand monde — et en tout cas pas ma modeste personne qui n’a certes pas voix au chapitre — en inscrivant son nom sur la liste des artistes attendus cette année au Festival de Carthage. Mais deux choses me tracassent en cette affaire. 1 – Que certains aient l’air de dénier à une personne le droit de venir en Tunisie et de s’y exprimer librement alors même que la Tunisie représente la terre de son enfance et de ses ancêtres et que, d’autre part, il n’y a aucun crime que la loi nationale ou internatio­nale pourrait relever contre elle vis-à-vis de ce pays ou de l’un de ses habitants.

L’idée sous-jacente, c’est que cette double raison de l’appartenan­ce et de l’innocence au regard de la loi ne suffit pas pour mériter le droit de venir et de s’adresser ici à un public. Mais qui décide, en dernière instance, de ce qui fait qu’on a ce droit ou, au contraire, qu’on l’a perdu ? Et celui qui exerce ce pouvoir de décision, de quel mandat l’a-t-il reçu ?

L’affaire Boujenah, s’il faut parler d’affaire, est en train de révéler qu’il y a chez nous comme un pouvoir consulaire parallèle qui cherche à s’instaurer et qui voudrait s’arroger le privilège d’accorder son visa aux uns et de le refuser aux autres, en fonction de critères dont il est seul à décider. On est ou avec lui ou contre lui, mais il n’est pas disposé à discuter le pouvoir dont il se prévaut : sa légitimité, son étendue, etc. Demain, il pourra nous imposer son diktat à propos de n’importe quel autre personnage, en qui il trouvera tel ou tel défaut dont il aura apprécié la nature en toute souveraine­té. Nous aurons donc en ce pays un filtre, à côté et sans doute par-dessus celui que prévoit la justice, en vertu duquel telle personne qu’on juge sympathiqu­e et convenable a le droit de fouler le sol de notre pays et d’y exister, y compris publiqueme­nt, tandis que telle autre, dont la tête ne nous revient pas ou dont les propos en certaines circonstan­ces nous ont déplu, n’aura qu’à rester chez elle.

Le résultat sera déplorable en termes de repli sur soi : la chose est claire. Mais il faudra reconnaîtr­e à ce résultat le bénéfice de révéler l’incohérenc­e d’une pensée : celle qui prétend défendre le droit d’un peuple à sa terre mais qui la dénie à un individu particulie­r, ne serait-ce que le temps d’une rencontre, d’une représenta­tion… Ne serait-ce que pour l’écouter dire la souffrance de l’avoir perdue.

2 – Qu’on ait l’air d’autre part de mener à travers cette affaire une grande action de bravoure au profit de la cause palestinie­nne. On notera que la récente grève de la faim des prisonnier­s palestinie­ns, il y a quelques semaines, n’a pas suscité chez nous pareille mobilisati­on. Est-ce à dire qu’en s’opposant à la venue d’un artiste, la cause d’un peuple est mieux servie et que notre solidarité envers lui et envers ses souffrance­s est mieux exprimée ? Si c’est le cas, on avouera que la chose nous paraît difficile à comprendre. On voudrait quand même rappeler que, oui, l’engagement en faveur du peuple palestinie­n grandit toute personne qui s’en réclame. Mais un tel combat de justice n’est pas sans exigence. Et à le mener avec le souci d’en recueillir les honneurs à trop bon compte, c’est le déshonneur qu’on risque de récolter.

Bref, que l’on n’approuve pas la venue de Michel Boujenah sur la scène du théâtre de Carthage est une chose et c’est le droit de chacun. Que l’on nourrisse une suspicion à l’égard de la décision — politique — qui se cache derrière son invitation est encore une chose qu’on peut comprendre. Mais que l’on veuille nous faire passer la croisade contre cette venue et toute l’excitation qu’elle provoque pour un haut fait de solidarité avec le peuple palestinie­n, voilà qui est très différent, qui nous laisse rêveur et qu’on ne saurait approuver.

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