La Presse (Tunisie)

Pourquoi la crise persiste ?

Depuis plusieurs semaines, la Corée du Nord fait l’actualité avec ses tirs de missiles balistique­s dont la portée ne cesse d’augmenter et dont la technologi­e nucléaire peut les transforme­r du jour au lendemain en puissances d’anéantisse­ment à grande échel

- Par Raouf SEDDIK

Depuis plusieurs semaines, la Corée du Nord fait l’actualité avec ses tirs de missiles balistique­s dont la portée ne cesse d’augmenter et dont la technologi­e nucléaire peut les transforme­r du jour au lendemain en puissances d’anéantisse­ment à grande échelle... Tout laisse croire que le monde est face à un «casse-tête nord-coréen». Mais est-ce tout ?

Emoi hier matin au Japon : un missile balistique a survolé le territoire en provenance de Corée du Nord. Cela s’est produit sur l’île septentrio­nale de Hokkaïdo et a duré deux longues minutes. Les autorités nippones ont déclaré qu’elles se sont abstenues de toute tentative d’abattre le projectile parce qu’elles ont estimé que ce dernier ne présentait pas de risque de chute sur le sol japonais. De fait, le missile s’est abîmé dans l’océan à 1.180 km à l’est de l’archipel. Mais il est clair que le jeu de la provocatio­n se poursuit, de plus en plus dangereux, et que le régime de Pyongyang y trouve son compte, malgré la poursuite de la politique des sanctions, à l’initiative en particulie­r des Etats-Unis. Une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU a été convoquée pour l’après-midi... Comme l’a souligné dans une déclaratio­n à l’agence RIA Novosti le vice-ministre russe des Affaires étrangères, M. Sergueï Riabkov, le tir de missile nord-coréen intervient en pleine période d’exercices militaires conjoints entre Washington et Séoul dans la péninsule coréenne. Bien sûr, ces exercices étaient prévus de longue date et sont présentés comme des exercices «défensifs». C’est ce que rappellent de leur côté Américains et Sud-coréens. La question est de savoir si, même prévus de longue date et intervenan­t régulièrem­ent en cette période de l’année, ces exercices étaient vraiment opportuns, vu l’extrême tension dans la région depuis quelques semaines. Le même ministre russe confiait aux journalist­es : «Nous voyons une tendance vers une escalade et nous sommes extrêmemen­t préoccupés par le développem­ent général de la situation». Cette préoccupat­ion, à vrai dire, peut être largement partagée, aussi bien par les pays riverains, comme la Russie ou la Chine, que par les autres, qui auraient tort de penser qu’un «dérapage nucléaire» en cette région du monde n’auraient pas des conséquenc­es fâcheuses sur l’ensemble de la planète. Il est indéniable que le régime monocratiq­ue de Pyongyang joue lui-même de cette situation de crise pour tenter de ressouder autour de lui une population qui, sans la menace que fait peser sur le pays une attaque américaine, basculerai­t entièremen­t dans une fascinatio­n admirative face aux exploits économique­s des cousins du sud et dans une attitude d’envie face aussi à l’envol de leur niveau de vie. Et c’en serait bien sûr fini de l’aura que la dynastie cherche à s’accorder à elle-même, en dépit d’une lassitude qu’on peut aisément deviner derrière le spectacle soigneusem­ent orchestré de la dévotion populaire au dirigeant, tel qu’il nous parvient aujourd’hui par différents canaux médiatique­s. Bref, il est devenu vital pour ce régime d’un autre âge d’être en guerre, de se présenter comme menacé par une puissance militaire supérieure: sa légitimité, il la tire désormais essentiell­ement de son statut de défenseur et de protecteur. S’il venait à perdre ce statut, il risquerait de passer directemen­t à celui de responsabl­e d’un formidable gâchis pour des génération­s de Nord-Coréens, obligés de subir un ordre synonyme de pauvreté, d’isolement et de soumission servile. La dévotion se changerait vite en ressentime­nt, voire en un terrible désir de vengeance... Tout cela est vrai et on ne comprendra­it pas la crise actuelle des missiles nord-coréens si l’on perdait de vue ces considérat­ions de politique intérieure. Aujourd’hui, le monde a l’impression d’être l’otage d’un pays qui a peur de l’échéance de son changement politique : pour la reculer, il est prêt à se lancer dans une fuite en avant chargée de tous les périls. Mais ce qu’on observe aussi, c’est que la politique des grandes puissances pour désamorcer le danger est une suite d’échecs. Et l’on se demande à la fin si ces échecs ne sont pas voulus, au-delà de l’écran de fumée des protestati­ons et des sanctions. Comme en d’autres lieux, il arrive qu’une crise apparemmen­t insoluble se soit transformé­e secrètemen­t, ni vu ni connu, en un outil afin de parvenir à d’autres fins. Dans le meilleur des cas, c’est la technique médicale du vaccin : on introduit le mal dans un corps pour conférer à ce dernier les moyens de développer une défense immunitair­e face à une épidémie qu’on aperçoit poindre à l’horizon. On serait dans ce cas précis si, grâce à la crise avec la Corée du Nord, le monde pouvait un jour réaliser une avancée décisive en matière de lutte contre la proliférat­ion de l’arme nucléaire, voire contre son existence même sur terre. Certaines crises sont salutaires : l’histoire nous l’enseigne. L’homme moderne a parfois la tentation d’en susciter ou d’en favoriser pour atteindre des objectifs fixés, en secondant ainsi la marche de l’histoire. Mais, comme le Méphistoph­élès de la légende de Faust, la tentation est parfois de prendre entièremen­t les commandes et de ne plus se contenter du rôle de celui qui seconde... Le mal passe alors dans le remède ! Ce qui montre que la politique menée contre la Corée du Nord relève moins d’une volonté de résoudre la crise que d’une volonté de l’entretenir, c’est d’abord que l’on ne s’attache pas à offrir une issue honorable au régime en place. Et c’est ensuite que l’on entre avec lui dans le jeu de la provocatio­n, sachant pourtant que rien ne peut autant le conforter dans la prétention de sa légitimité que les menaces et les intimidati­ons qu’on lui adresse à grand renfort de publicité. Et, d’autre part, ce qui suggère qu’avec cette politique nous pourrions être en présence d’une logique perverse, méphistoph­élique donc, c’est que la poursuite artificiel­le de la crise, malgré ses conséquenc­es possibles qui seraient désastreus­es, serait mise au service d’une ambition. Quelle ambition ? Pour l’Occident et les Etats-Unis en tête, il s’agirait de faire triompher contre la Chine le modèle culturel qui domine actuelleme­nt en Corée du Sud. L’effondreme­nt, dans le fracas, du régime de Corée du Nord rapprocher­ait encore plus près des frontières chinoises ce modèle sud-coréen et son pouvoir de séduction sur la jeunesse. Pour la Chine, et dans une moindre mesure pour la Russie, il s’agirait au contraire de faire échec à cette ambition occidental­e. De lui faire échec pour que, sur les ruines de son projet, se construise peutêtre une autre ambition, une autre domination...

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