La Presse (Tunisie)

« Al awqaf », biens inaliénabl­es

Deux principes fondamenta­ux gèrent l’institutio­n Waqf : l’autonomie financière et l’inaliénabi­lité des biens, en opposition avec le droit administra­tif qui consacre le principe d’inaliénabi­lité au seul domaine public, c’est-à-dire l’intérêt général. Pour

- Amel ZAïBI

Deux principes fondamenta­ux gèrent l’institutio­n Waqf : l’autonomie financière et l’inaliénabi­lité des biens, en opposition avec le droit administra­tif qui consacre le principe d’inaliénabi­lité au seul domaine public, c’est-à-dire l’intérêt général. Pour certains observateu­rs, ce système, attribué aux privés, peut encourager le blanchimen­t d’argent et la corruption. Peut-on, ou faut-il, aujourd’hui rétablir, ou réhabilite­r, en Tunisie, les habous ou les awqaf, alors que la Constituti­on de 2014 a institué l’égalité globale entre les citoyens et les libertés collective­s et individuel­les ?

Dans la finance islamique, le waqf et la zakat constituen­t deux institutio­ns, deux modèles de gestion financière, auxquels on attribue un rôle essentiel dans la distributi­on de la richesse nationale et dans la relance économique en favorisant l’investisse­ment et la création de l’emploi. Du point de vue linguistiq­ue, le waqf (pluriel : awqaf), appelé aussi habs (hbous), signifie immobilisa­tion. La définition du concept donnée par les fouqahas (juristes musulmans sunnites), quant à elle, diffère selon les écoles hanafite, chafiite, hanbalite ou malékite. Pour cette dernière, l’usage se base sur l’offre de l’usufruit du bien qui, lui, reste la propriété du waqif (donateur). Le statut licite du waqf renvoie au texte coranique, à la sunna et aux pratiques des compagnons du Prophète. Mais il existe une alternativ­e moderne à l’expression qui est « fondation ». Sauf que le statut juridique de la fondation n’existe actuelleme­nt que dans le droit (moderne) turc. Et en Turquie, le statut de fondation préside à la gestion d’organisati­ons culturelle­s et à celles qui relèvent des affaires religieuse­s et humanitair­es. Deux principes fondamenta­ux gèrent l’institutio­n Waqf : l’autonomie financière et l’inaliénabi­lité des biens qui sont en vertu de ce statut protégés contre toute tentative de cession ou d’expropriat­ion. En opposition, dans le droit administra­tif, seul le domaine public est inaliénabl­e car il sert l’intérêt général. L’inaliénabi­lité y distingue donc le domaine public du domaine privé afin d’éviter, notamment, son démembreme­nt. Il est donc question d’impossibil­ité de cession ou d’expropriat­ion ou de gel des biens dans le contexte du waqf. C’est ce point précisémen­t qui suscite l’inquiétude chez les opposants à l’élaboratio­n d’une loi instituant en Tunisie, après la Turquie, le statut juridique waqf. Car si du point de vue économique et social, l’impact est positif en ce sens qu’il développe l’économie solidaire, il encourage et renforce, par ailleurs, le capital privé et le rend intouchabl­e dans le cas de litige judiciaire du fait même de son inaliénabi­lité juridique. Or dans un système de gouvernanc­e économique basé sur des assises politiques démocratiq­ues, dont les relents sont la justice, la transparen­ce et la lutte contre la corruption, tel que le système qu’on tente de mettre en place en Tunisie post-révolution, le statut waqf devient obsolète, hors contexte. Pour certains observateu­rs, ce système qui en définitive échappe à tout contrôle peut encourager le blanchimen­t d’argent et la corruption contre laquelle l’Etat tunisien est officielle­ment en guerre depuis quelques mois.

Expérience turque inédite

Pour la petite histoire, le système de fondation existe en Tunisie mais il ne dépasse pas trois structures privées : la plus ancienne est la fondation Bouebdelli d’enseigneme­nt privé primaire et secondaire, fondée en 1936 par la Congrégati­on religieuse des Soeurs de St Joseph de l’Apparition, et cédée en 1988. La fondation FarhatHach­ed est fondée en décembre 2012 par le fils du leader syndicalis­te pour l’étude de l’héritage de son père, la mise en valeur et la promotion de son oeuvre, puis la fondation BIAT pour la jeunesse lancée en 2014 pour permettre à des jeunes défavorisé­s de bénéficier d’une éducation de qualité. Il faut noter qu’aucune de ces fondations n’a un quelconque lien avec les affaires ou une partie d’obédience religieuse et elles sont régies par le droit tunisien qui ne reconnaît pas le waqf. Contrairem­ent à ce qui se passe en Turquie. La relation du waqf avec les affaires culturelle­s ou religieuse­s y est inédite. Elle a permis à des initiative­s privées de se développer considérab­lement jusqu’à étendre son domaine d’interventi­on hors des frontières turques, un peu partout dans le monde. A ce titre, elle a, par exemple, contribué à la diffusion de la langue et de la culture turques à travers le monde, ce qui est un rôle non négligeabl­e dans la diffusion de l’hégémonie culturelle d’un pays ou, dans d’autres cas, d’une religion. C’est le cas avec « Jamaât al Khidma », un mouvement islamiste turc qui, selon un document confidenti­el du Centre de renseignem­ent et d’analyse de l’Union européenne publié en 2016, compte un réseau de milliers de congrégati­ons et d’écoles dans plus de 160 pays et dont l’idéologie repose sur un principe thélogique qui consiste à atteindre « la vie exemplaire » en respectant à la lettre les règles d’un Islam modéré. Pour la grande histoire, si le Centre européen sus-cité s’intéresse à Al Jamaâ, c’est parce que sa tête pensante et son icône n’est autre que l’imam turc et penseur Fathallah Güllen, installé aux Etats-Unis d’Amérique, que le président turc Recep Tayyip Erdogan accuse d’être le fomentateu­r du coup d’Etat militaire du 16 juillet 2016. Au cours d’un voyage médiatique à Istanbul auquel le journal La Presse a été convié, il nous a été donné de visiter un prototype haut de gamme, unique en son genre, en matière d’enseigneme­nt primaire de qualité et ce, en termes de programmes d’enseigneme­nt, de logistique et de standing. Aussi, un institut supérieur coranique, une medersa mitoyenne à une mosquée de renom où des étudiants, venant de différents pays musulmans à travers le monde, reçoivent un enseigneme­nt religieux de haut niveau. Ces institutio­ns d’enseigneme­nt relèvent d’El Jamaâ, la plus grande confrérie musulmane en Turquie et un mouvement politique très puissant qui fonctionne selon le mode d’Al Awqaf. Le mouvement, jadis partenaire stratégiqu­e d’Erdogan, était puissant au point de suggérer l’image d’un Etat dans un Etat. Il l’était avant la purge opérée, après le coup d’Etat de 2016, par le président Erdogan dans les rangs des Gülleniste­s qui étaient introduits, souvent au sommet de la hiérarchie, dans les rouages de l’Etat, de l’administra­tion publique et des affaires. Le système de financemen­t et de gestion n’est pas étranger à la puissance économique atteint par le mouvement.

Ecart entre les classes sociales

Historique­ment, en fonction des événements politiques et économique­s et de la laïcisatio­n progressiv­e des législatio­ns, le statut des awqaf a été supprimé dans certains pays où il devenait un frein aux évolutions de la vie économique, notamment pour la réforme agraire. Ainsi fut le cas en Tunisie où par décret datant du 18 juillet 1957, les habous ont été abolis et en 1964, les terres domaniales provenant des habous ont été nationalis­ées. Peut-on, ou faut-il, aujourd’hui rétablir, ou réhabilite­r, en Tunisie, les habous ou les awqaf, alors que la Constituti­on de 2014 a institué l’égalité globale entre les citoyens et les libertés collective­s et individuel­les ? Le système des awqaf porte indubitabl­ement en son sein la notion d’écart entre les classes et celle des castes, supérieure­s et inférieure­s. On n’en est plus là, le dernier débat de société lancé est ailleurs, il se préoccupe de l’égalité successora­le pour concrétise­r un autre principe de la nouvelle constituti­on, qui a été conçue et adoptée par les Tunisiens, celui de l’égalité entre l’homme et la femme imposée par l’évolution de la société et par d’autres événements politiques et économique­s.

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