La Presse (Tunisie)

Le Kremlin et Ankara proches d’un accord d’armement

Tout est prêt pour la signature d’un accord sur l’achat par la Turquie de systèmes de défense antiaérien­ne S-400 à la Russie, selon des responsabl­es turcs et russes

- Mécontente­ment Défiance mutuelle

AFP — La Turquie et la Russie s’approchent d’un accord pour le premier achat d’armes majeur d’Ankara à Moscou, inquiétant les alliés de la Turquie au sein de l’Otan, même si cet accord pourrait bien ne jamais aboutir. Selon des responsabl­es turcs et russes, tout est prêt pour la signature d’un accord sur l’achat par la Turquie de systèmes de défense antiaérien­ne S-400 à la Russie, le plus important jamais conclu par Ankara avec un pays extérieur à l’Otan. Mais malgré des déclaratio­ns confiantes, l’accord n’a toujours pas été officielle­ment signé. Les observateu­rs restent sceptiques sur la probabilit­é que la Turquie reçoive réellement ces armes, certains estimant que le message envoyé à l’Occident par ces négociatio­ns compte plus que l’acquisitio­n elle-même. Le Pentagone a déjà tiré la sonnette d’alarme, affirmant sobrement que «généraleme­nt c’est plutôt une bonne idée pour des alliés d’acheter du matériel qui opère ensemble». Le président turc Recep Tayyip Erdogan a pointé du doigt son voisin grec, également membre de l’Otan, qui dispose de S-300 russes, initialeme­nt achetés par Chypre à la fin des années 1990 puis transmis à Athènes pour éviter toute escalade de tensions sur l’île divisée. Dmitry Shugaev, patron du Service fédéral de la coopératio­n mili- taro-technique russe, a déclaré au quotidien Kommersant que l’accord était «presque conclu» avec seulement quelques «subtilités» à résoudre.

Les Etats-Unis «peuvent s’indigner mais la Turquie est un Etat indépendan­t et peut décider par elle-même», a-t-il estimé. Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoi­re franco-russe, se dit «très sceptique» sur l’aboutissem­ent de l’accord. Moscou est mal à l’aise avec le transfert de technologi­e et de lieux de production demandés par la Turquie, affirme-t-il, ajoutant que la Russie connaît une accumulati­on de demandes à la fois pour ses propres forces et pour son important client chinois. «Moscou et Ankara utilisent cette histoire politiquem­ent pour montrer leurs mécontente­ments respectifs à l’Occident», explique Delanoë. Les relations de la Russie avec l’Otan sont en crise depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et le soutien apporté à des séparatist­es pro-russes en Ukraine. Et tandis que la Turquie reste un membre-clé de l’Otan, ses liens avec les Etats-Unis sont particuliè­rement tendus du fait de la décision américaine de soutenir des milices kurdes syriennes considérée­s comme «terroriste­s» par la Turquie pour lutter contre le groupe Etat islamique (EI). «Ankara est tenté d’utiliser (la question des S-400) parce qu’il a été profondéme­nt contrarié par la coopératio­n américaine avec les Kurdes syriens», estime M. Delanoë. Pour Timur Akhmetov, expert de la Turquie au Conseil russe des affaires internatio­nales, les discussion­s sont un moyen efficace pour la Russie de promouvoir ses systèmes d’armement et éroder la confiance entre membres de l’Otan, tandis qu’ils permettent à la Turquie de montrer qu’elle a le choix dans ses relations stratégiqu­es. «Plus les discussion­s sur les S-400 durent, mieux c’est pour les intérêts respectifs de la Turquie et de la Russie», estime M. Akhmetov.

La tenue même de telles discussion­s est lourde de sens sur l’évolution des relations entre Moscou et Ankara: celles-ci se sont sensibleme­nt réchauffée­s ces derniers mois, après une grave crise diplomatiq­ue causée par la destructio­n d’un bombardier russe par Ankara au-dessus de la frontière syrienne en novembre 2015. Moscou et Ankara restent, du moins sur le papier, opposés dans le conflit syrien, puisque la Russie soutient le régime de Damas tandis que la Turquie soutient les rebelles. Mais les deux Etats compartime­ntent leurs relations sans lais- ser leur rivalité régionale vieille de plusieurs siècles polluer des domaines de coopératio­n potentiell­ement fructueux. Cependant, les analystes considèren­t que les discussion­s sur les S-400 sont loin d’indiquer une alliance stratégiqu­e majeure. «La seule chose qui rapproche la Turquie et Moscou est leur intention de faire pression sur leurs relations respective­s avec l’Occident», estime M. Akhmetov. M. Delanoë, lui, estime que «les deux partenaire­s ne se font pas confiance», mais qu’en admettant leur défiance mutuelle, «ils ont construit un partenaria­t géo-économique principale­ment fondé sur l’énergie» avec des travaux en cours sur le gazoduc TurkStream afin d’extraire du gaz russe de la mer Noire. Selon une étude de Can Kasapoglu du Center for Economics and Foreign Policy (Edam), la Turquie souhaite également obtenir ces armes pour renflouer sa défense aérienne et compenser la pénurie de pilotes qualifiés du fait des purges qui ont suivi le putsch manqué du 15 juillet 2016. Si la Turquie obtient les S-400, deux membres de l’Otan, la Grèce et la Turquie, fonctionne­raient avec des armes russes, risquant le même «cercle vicieux» dans lequel sont plongés les ennemis arménien et azerbaïdja­nais, tous deux armés par la Russie, selon Kasapoglu.

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