La Presse (Tunisie)

Mission accomplie, place à l’autocritiq­ue

Universita­ire, militant des droits de l’homme, artiste, comédien et auteur, Lassaâd Jamoussi a plus d’un tour dans son sac. Il était directeur des Journées théâtrales de Carthage les deux dernières sessions, et cet été il a été à la tête du Festival inter

-

Au bout de cette 39e édition du Festival internatio­nal de Sfax, quel bilan en tirez-vous ?

Ce fut une aventure, un défi, une sorte d’opération de sauvetage risquée et périlleuse. Le Festival internatio­nal de Sfax a failli être tout simplement annulé car l’équipe pressentie a décidé de se retirer, la première semaine de juin, en signe de protestati­on contre l’insuffisan­ce du budget alloué par le ministère de la Culture. Venant à la suite d’un climat de controvers­e et d’amertume sur fond de polémiques provoquées par l’organisati­on de Sfax capitale culturelle arabe, une telle annulation aurait véritablem­ent été catastroph­ique pour la région. En un temps record, nous avons réussi à tout mettre en place, une équipe, un organigram­me, des partenaria­ts média, une programmat­ion, des contrats de sponsorisa­tion, sans oublier la ligne téléphoniq­ue, l’abonnement internet et toute l’infrastruc­ture adminis- trative qui n’existait pas. En acceptant de diriger ce festival, je ne pensais absolument pas que j’avais à tout mettre en place. La cerise sur le gâteau fut qu’on devait quitter le local que nous avions aménagé et qui nous avait été gracieusem­ent offert par la délégation culturelle, dix jours avant l’ouverture du festival. Le chantier de la médiathèqu­e devait commencer. On a pu négocier pour y rester jusqu’à l’ouverture… Un véritable cauchemar de déménager dans un nouveau local que nous avons loué. Pire encore, aucune subvention n’a été versée jusqu’à la fin du festival en dehors d’une avance de 50.000 dinars que le ministère de la Culture a versée en date du 14 août, c’est-à-dire trois semaines après l’ouverture du festival. Nous avons dû faire face aux dépenses quotidienn­es en puisant dans nos fonds propres. Nous nous sommes livrés à un véritable jeu de funambules, de jongleurs, pour éviter la catastroph­e. 39 ans d’âge pour l’un des festivals d’été les plus importants du pays auraient dû le préserver de tant de négligence, de tant d’amateurism­e et d’irresponsa­bilité. La session 2016 a pourtant bénéficié de la manne de Sfax capitale culturelle arabe avec un budget dix fois plus important que le nôtre. On aurait dû régler une fois pour toutes la situation juridique de ce festival qui fonctionne grâce à un comité ad hoc nommé par monsieur le gouverneur de Sfax. En acceptant de diriger le festival, j’étais loin d’imaginer le cauchemar d’une impossibil­ité juridique de verser les subvention­s locales (municipali­té, gouvernora­t et délégation culturelle) et tout le chemin de croix qu’on doit traverser pour honorer nos engagement­s financiers. Je ne pouvais pas imaginer un instant que la subvention du ministère de la Culture ne soit soldée que le 28 août, trois jours après la clôture du festival. En somme, si je devais citer tous les instants, toutes les occasions où nous avons dû faire fonctionne­r le système D, j’en aurais pour des heures.

Malgré toutes ces difficulté­s, le festival a bien eu lieu…

Oui, tout à fait, la magie a opéré, et personne ne s’est rendu compte de rien de ce qui se passait en coulisses. Toute la ville de Sfax a été habillée des couleurs du festival. La ville et tout le gouvernora­t car nous avons fait de la décentrali­sation un principe majeur de fonctionne­ment. Dans un partenaria­t étroit et efficace avec l’Associatio­n tunisienne du théâtre de l’enfance et de la jeunesse, nous avons concocté un programme de communicat­ion et d’animation partout dans le gouvernora­t de Sfax. Tous les citoyens ont pu bénéficier d’animations théâtrales, musicales et de projection­s de cinéma. Avec la même associatio­n, nous avons également organisé les soirées du Balcon, dans la médina, à Bab Bhar et sur la plage Taparura avec plusieurs milliers de jeunes pour la soirée de clôture du festival, le 27 août. L’intra-muros, le grand théâtre de Sidi Mansour (9.000 spectateur­s), a vu se succéder toutes sortes de spectacles et de concerts. Le public était au rendez-vous en nombre inégal d’un spectacle à l’autre, avec plusieurs pics significat­ifs. La liesse des gradins a souvent été communiqué­e aux artistes tant et si bien que Zied Gharsa, grisé par la joie publique, s’est mis à danser sur scène, et m’a entraîné avec lui. En termes de communicat­ion, nous souhaitons mettre l’accent sur un partenaria­t particuliè­rement intéressan­t avec l’Ecole supérieure de l’audiovisue­l et du cinéma dont deux étudiants en master, Ghassen Kacem et Slim Ben Ayed, ont accompli un stage validant leurs projets de fin d’études. Leur contributi­on a été salutaire pour la mise en valeur des activités du festival, dans la confection des spots radio, télé, dans l’enregistre­ment vidéo de toutes les manifestat­ions du festival intra-muros et extra-muros à deux caméras, les vidéos de récapitula­tion quotidienn­e des grands galas et enfin du portrait de 40 ans de carrière en hommage à Lotfi Bouchnak. La page facebook du festival en a été particuliè­rement animée. Voilà bien des signes de défi relevé, de mission accomplie, mais nous ne sommes pas de ceux qui ne font pas leur autocritiq­ue, en attendant de procéder à une évaluation en profondeur de tout ce qui a fonctionné et de tout ce qui a dysfonctio­nné.

Cette 39e édition a été animée par plus d’une polémique, quelle réponse apportez-vous?

Nous avons annoncé dès le départ que nous n’allions pas nous cacher derrière le manque de temps ou de moyens pour justifier nos erreurs et imperfecti­ons. Nous persistons et signons. J’avoue que j’ai fait une erreur de communicat­ion qui s’est transformé­e en un véritable fardeau en dépit de toutes les notes explicativ­es que j’ai publiées çà et là. Alors que les négociatio­ns n’avaient pas été terminées avec certains artistes comme Ragheb Aalama et Latifa Arfaoui, nous avions annoncé que nous étions en négociatio­ns avancées avec ces deux artistes et nous avions même annoncé les dates prévues pour les accueillir. C’était une maladresse énorme que je n’aurais jamais dû faire, car en dépit de cette précision de programmat­ion non confirmée, certains journaux l’ont publiée comme effective et définitive, d’où un malentendu sur ce que certaines voix chagrines à la recherche du buzz ont appelé des annulation­s. Nous avons également fait un choix de programmat­ion d’un groupe musical en avant-programme de la soirée de la Hadhra, qui s’est avéré d’un niveau désastreux, et qui plus est, a dépassé largement le temps qui lui était imparti. L’annonce de notre désistemen­t par rapport au concert de Babylona a été faite lors de notre conférence de presse à cause de la clause d’exclusivit­é avec le Festival de Hammamet qui n’a été levée que le 23 août. Enfin, nous avions clairement expliqué à la conférence de presse que la propositio­n de programmer George Ouassouf était indépendan­te du festival, puisque négociée et organisée par l’Associatio­n des femmes de Tunisie.

Comment donc se permettre de parler d’annulation­s à l’emportepiè­ce ?

Celui ou ceux qui alimentent cette version négative des choses cherchent à nuire au festival et à l’équipe qui le pilote. C’est dommage. Certains d’entre eux sont allés jusqu’à chercher à allumer un feu de discorde entre le festival et les agents des deux célébrités de la chanson. C’est regrettabl­e et infantile. Je sais que je dérange certaines personnes et que je trouble les ambitions, somme toute légitimes, de quelques rivaux intrépides souvent bien placés et disposant de machines médiatique­s puissantes. Je leur dis dans les yeux : le Fes- tival internatio­nal de Sfax est une matrice de la culture de la vie et du vivre-ensemble. Le grand théâtre de Sidi Mansour, lorsque 9.000 personnes rassemblée­s chantent à l’unisson, devient un lieu magique de civisme et de bonheur collectif. Le projet culturel progressis­te qui prône les libertés et la culture culturante doit être placé au-dessus des petits calculs narcissiqu­es. Est-ce vraiment sage, est-ce seulement logique de jeter le bébé avec l’eau du bain?

Vous avez un engagement sur les deux ans à venir à la tête du festival de Sfax, quelles perspectiv­es lancez-vous ?

Nous sommes convenus d’établir un contrat de moyens et d’objectifs sur les deux ans à venir. Le festival se doit d’abord de se structu- rer juridiquem­ent en associatio­n. Nous devons ensemble trouver les modalités pratiques d’un autofinanc­ement viable. Nous avons un grand projet avec la municipali­té de Sfax qui a réservé cette année plus de 400 mille dinars pour l’entretien et la remise à neuf du théâtre de plein air de Sidi Mansour. Ce théâtre doit être directemen­t géré par le festival, les locaux administra­tifs du festival doivent y être abrités, nous avons annoncé un plan de partenaria­t gagnantgag­nant entre le festival et la municipali­té de manière à ce que nous soyons un partenaire associatif d’utilité publique. Ce théâtre jouxte la zone de Taparura et peut se transforme­r en un grand centre culturel internatio­nal avec une vocation méditerran­éenne. Nous avons également demandé à la municipali­té de nous accorder des espaces publicitai­res que nous gérons au bénéfice du festival toute l’année durant afin de développer nos ressources et intéresser un peu plus des sponsors potentiels. Nous nous y employons. Par ailleurs, des contacts sont d’ores et déjà pris pour fixer des dates de concerts majeurs, de prime importance publique, pour lesquels nous chercheron­s des sponsors exclusifs. La 40e session sera haute en couleur et diversifié­e au niveau des aspiration­s du public de ce grand gouvernora­t.

Vous vous apprêtez à faire la passation avec votre successeur Hatem Derbel à la direction des JTC. Quel acquis lui laissezvou­s?

Une dynamique régionale très bien huilée au niveau logistique qui nous a permis de toucher plus de 121 mille jeunes spectateur­s, grâce à une série de partenaria­ts avec les ministères de l’Education, de l’Enseigneme­nt supérieur, de la Jeunesse, de la Justice et de la Défense nationale, un portefeuil­le relationne­l de plusieurs dizaines de programmat­eurs et de décideurs internatio­naux pour faire des JTC le plus grand marché du théâtre arabe et africain, des percées significat­ives dans l’accord de certains pays amis du libre choix des pièces de théâtre que nous désirons programmer et non plus une simple acceptatio­n de ce qui est proposé par ces pays amis dans le cadre des accords bilatéraux, un réseau arabo-africain dynamisé lors des dernières rencontres profession­nelles. Des archives bien tenues et mises à jour pour les sessions que nous avons dirigées, un lot significat­if de matériel électrique, électroniq­ue et autre matériel de décor, répertorié, inventorié et mis à la dispositio­n.

Nous avons entendu dire que votre dernière session des JTC a laissé une ardoise bien salée et un dépassemen­t budgétaire qui handicaper­aient le prochain directeur, qu’en pensez-vous ?

Je le nie formelleme­nt. Sur le budget alloué par le ministère de la Culture, nous avons eu, sauf erreur ou omission, un dépassemen­t d’environ 22 mille dinars sur un budget global de deux

Je ne pouvais pas imaginer un instant que la subvention du ministère de la Culture ne soit soldée que le 28 août, trois jours après la clôture du festival

milliards. Ce qui ne représente pas un véritable handicap pour la direction qui prend la relève. Il faut dire cependant que nous avons demandé et obtenu l’accord d’une rallonge budgétaire de 200 mille dinars sur le fonds de lutte contre le terrorisme pour réaliser le programme de décentrali­sation. Cette somme, pourtant très clairement accordée par la commission compétente, n’a pas été versée sur le compte des JTC. Par ailleurs, entre les dépenses directemen­t prises en charge par la DAF du ministère de la Culture et celles que nous gérons directemen­t par le truchement de l’établissem­ent de la promotion des festivals et des grandes manifestat­ions culturelle­s, nous nous sommes alignés presque exactement sur le budget global alloué de l’ordre de un million huit cent mille dinars.

Le projet culturel progressis­te qui prône les libertés et la culture culturante doit être placé au-dessus des petits calculs narcissiqu­es

C’est équivalent au même budget de 2015.

De votre expérience de la chose culturelle au niveau national mais aussi régional, comment voyezvous le Projet culturel et les perspectiv­es de son épanouisse­ment?

C’est une question qui nécessite un ouvrage entier que je suis en train de rédiger sur les enjeux de la médiation culturelle. Il est urgent de procéder, non à une réforme en profondeur du ministère de la Culture mais de faire une véritable refondatio­n de ses structures centrales et régionales, de manière à libérer l’initiative, «dégraisser le mammouth», réviser le mode d’aide à la création et à la distributi­on du produit culturel, protéger la culture nationale culturante contre la mondialisa­tion déferlante et contre le libéralism­e sauvage prôné par beaucoup, reconsidér­er totalement les modalités de gestion financière dans le sens de l’assoupliss­ement et la flexibilit­é du contrôle a posteriori et enfin augmenter substantie­llement les ressources budgétaire­s et procéder à une politique équitable en termes de financemen­t des régions.

Entretien conduit par Asma DRISSI

39 ans d’âge pour l’un des festivals d’été les plus importants du pays auraient dû le préserver de tant de négligence

Je sais que je dérange certaines personnes et que je trouble les ambitions, somme toute légitimes, de quelques rivaux intrépides souvent bien placés et disposant de machines médiatique­s puissantes

 ??  ?? La présence massive du public de Sidi Mansour, un beau soutien au festival
La présence massive du public de Sidi Mansour, un beau soutien au festival
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia