La Presse (Tunisie)

Un éloge passionné mais paradoxal de la Famille

Kamel Cherni n’hésite pas à mettre La Famille sur un étonnant piédestal en usant de tous les procédés de l’éloge. A termes à peine couverts, il multiplie le superlatif, l’hyperbole, l’anaphore, l’énumératio­n et l’accumulati­on, les comparaiso­ns et les méta

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Ce n’est rien de moins qu’une tragédie grecque dans la plus pure tradition que Kamel Cherni nous propose dans cet ouvrage, mais une tragédie sans lyrisme, qui semble momentaném­ent suspendue à une étrange histoire d’amour avant de sombrer définitive­ment dans l’inéluctabl­e. Abdessalem, le personnage principal, est ainsi au centre d’un jeu de situations, d’une structure de vécu social qui n’est pas sans rappeler cette typique convergenc­e vers le tragique tellement prisée par les grands Athéniens. Car Kamel Cherni place très tôt Abdessalem sur la pente raide quand il s’occupe déjà de la petite Myriam encore à l’école primaire comme le ferait une maman dévouée. Il aura suffi de quelques années pour transforme­r le dévouement en attention et l’attention en attentions. Mais ne nous nous méprenons pas, la chose est pure, installée dans le secret du coeur, sans réelle attache aux considérat­ions du corps... peut-être à part l’émerveille­ment devant la rapide progressio­n des formes.

Le lourd tribut de la nostalgie

Le lecteur est pourtant devant un dilemme : il sait ce qui va se passer (dans un sens ou un autre) et pourrait hésiter à en achever la lecture. En vérité, il est au diapason des thèmes mythiques où le suspense est mitigé. Antiphane ne dit-il pas que «Les spectateur­s y [dans la tragédie] connaissen­t l’histoire, avant même qu’un mot ne soit prononcé, et le poète n’a qu’à réveiller leur mémoire ?». Seulement, Kamel Cherni se reprend pour nous faire entrevoir le lourd tribut de la nostalgie que devra payer Abdessalem quand il se heurte à l’incrédulit­é insultante de la famille, comme si personne ne voyait rien d’authentiqu­e en sa passion pour Myriam, comme si on le considérai­t indigne de cette beauté révélée dans toute sa splendeur, l’année de son passage du baccalauré­at. Même elle semble ne pas accorder grand prix à la passion de Abdessalem. Pourtant, elle sait de toute évidence quels emportemen­ts il éprouve pour elle. C’est alors que Abdessalem se retrouve ‘’Comme un orphelin... devant la dernière demeure éclairée’’. Celle qu’il considérai­t comme un refuge après lui avoir dédié toute son existence l’a renié. Il disjoncte. Et voici Myriam devenue la quintessen­ce de la famille (comme il est d’usage dans les familles dont les femmes sont le coeur et l’esprit) car, pour l’auteur, il est absolument clair que la famille est le fond du sujet de cet ouvrage, avec la thèse que celui qui sort du cercle est perdu ! Les arguments qui défendent cette thèse prolifèren­t entre les lignes où l’on reconnaît superlatif, hyperbole, anaphore, énumératio­n et accumulati­on, comparaiso­ns et métaphores où l’auteur distille le lourd tribut de la nostalgie pour nous expliquer ce qui va suivre.

Les questions sont interdites

Le drame s’épaissit quand Abdessalem comprend que sa cause est désespérée et que personne ne la défendra, y compris sa grand-mère pour laquelle il s’est dévoué depuis toujours, dont il est le confident et le gestionnai­re. C’est donc en toute lucidité qu’il décide que ce qui le lie à la famille fait désormais partie du passé. Le désespoir du déracineme­nt est irréversib­le. Il dépérit jusqu’au seuil de l’anéantisse­ment volontaire quand des salafistes le trouvent au voisinage de la mosquée et le recueillen­t. C’est là qu’ils s’efforcent de l’embrigader, mais s’il finit bien par rejoindre leurs rangs comme en reconnaiss­ance à ce qu’ils l’ont repêché du néant où il allait sans doute sombrer, il ne cesse de se poser (et de leur poser) des questions de plus en plus précises, de plus en plus gênantes sur la légitimité et la logique, finissant par comprendre que, pour ces extrémiste­s qui placent la discipline et l’obéissance aveugle au premier rang de leurs préceptes, les questions sont interdites. Ils ne se rendent pas compte que s’il reste totalement, irréversib­lement aveuglé par son amour exclusif pour Myriam, son aveuglemen­t finit là. Car Abdessalem a toujours observé le reste avec une saisissant­e lucidité, même l’anticipati­on du dénouement final.

Sarrah O. BAKRY

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