La Presse (Tunisie)

Le roman de Barlen Pyamootoo, entre le ludique et l’absurde

Le Mauricien Barlen Pyamootoo est un romancier singulier. Ses livres racontent des «géographie­s d’âmes», aime-t-il dire. Il fait paraître cet automne un quatrième roman intitulé L’île au poisson venimeux, dans la veine des «road novels» qui l’a fait conn

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Il y a d’abord les titres. Les romans de Barlen Pyamootoo sont reconnaiss­ables entre mille par leur titre, qui sont tout sauf programmat­iques. Ils sont surtout ludiques dans Bénarès (1999) et Le Tour de Babylone (2004), premiers opus du romancier mauricien. Il s’agit de jeux de mots, qui suggèrent le thème plutôt qu’ils ne l’affirment, laissant au lecteur la possibilit­é de se frayer un chemin dans la pensée à l’oeuvre, à travers des associatio­ns d’idées et des correspond­ances subtiles. Comme celle que le titre du premier roman établit de manière quasi-elliptique entre la Bénarès de Maurice dont il est question dans le livre et Bénarès en Inde, transformé en horizon d’attente et anti-modèle. Le Tour de Babylone déroute par son article masculin, alors que l’on s’attendait au féminin, comme dans la tour de Babel de réputation biblique. Salogi’s (2008), le titre du troisième opus de l’écrivain, est différent car il s’agit d’une autobiogra­phie, dédiée à la mère trop tôt disparue de l’auteur, dont le nom sur la couverture enrichi d’un «’s» qui est le signe du possessif en anglais, évoque la perte et le deuil. Avec son nouveau roman, intitulé de manière peu énigmatiqu­e L’île au poisson venimeux, le talentueux Mauricien replonge dans la veine ludique, tout en prenant le contrepied des publicités des agences de voyage destinées à attirer le chaland en brodant à l’infini sur les plages de sable et la luxuriance de l’île, oubliant de parler, comme l’écrit l’anthropolo­gue Julie Peghini, «des problèmes de l’île Maurice d’aujourd’hui : prostituti­on, chômage, jeunesse en mal d’idéal, qui s’ennuie profondéme­nt dans les villages laissés en jachère, notamment sur le plan culturel, par les pouvoirs en place» . Comme le dit l’auteur luimême, ce titre est un «misnomer» (une erreur d’appellatio­n) car il s’agit dans le récit de tout autre chose que de ces «Laffe La Boue» , nom donné dans l’île au poisson le plus venimeux au monde qui hante ses eaux paradisiaq­ues.

Un romancier pas comme les autres

Romancier, mais aussi cinéaste, éditeur et beaucoup d’autres choses en même temps, Barlen Pyamootoo s’est fait connaître en 1999 en publiant son premier roman Bénarès, un « road novel» beckettien qui renouvelle la pensée des racines et du désir si chère aux écrivains de Maurice depuis presque trois siècles. La légende veut que le manuscrit ait été envoyé par la poste aux éditions de l’Olivier à Paris, qui l’ont imposé comme un chef-d’oeuvre de post-modernisme, pas seulement mauricien. Lors de sa publicatio­n, l’auteur a été unanimemen­t salué par la critique, qui a parlé de l’art de dépouillem­ent de Pyamootoo, de son écriture toute en litotes et en rage rentrée, loin de tout exotisme facile. En effet, Barlen Pyamootoo n’est pas un romancier comme les autres. Il n’écrit pas des romans pour raconter des histoires d’amour, de guerres ou des drames de déchiremen­ts identitair­es. Lui, il écrit pour donner à voir l’absurdité de la vie, les dérives des hommes et leur désespoir. En la matière, le maître du Mauricien semble être Claude Simon, prix Nobel de littératur­e 1985. «Il racontait lors de son discours de réception en Suède, se souvient Pyamootoo, que malgré ses 73 ans, il n’avait pas encore trouvé le sens de l’existence. Si la vie a une significat­ion quelconque, disait-il, c’est qu’elle ne signifie rien» . «Ce fut pour moi, poursuit le Mauricien, une formidable leçon de vie.» Une leçon de littératur­e aussi, puisque le désespoir de l’homme face à l’absurdité de l’existence, Barlen Pyamootoo en a fait le thème central de son oeuvre, un thème auquel il revient de livre en livre.

Un homme disparaît

«L’île au poisson venimeux» est le quatrième titre sous la plume du Mauricien Barlen Pyamootoo.Editions de l’Olivier. Son nouveau roman L’île au poisson venimeux ne déroge pas à la règle. Le livre raconte la disparitio­n d’un père de famille. Parti déjeuner avec un copain, Anil, père de deux enfants et propriétai­re d’un magasin de tissus cossu dans le centrevill­e, ne rentre pas à la maison. Ses proches s’inquiètent, s’interrogen­t et se confondent en hypothèses plus ou moins farfelues, après que leurs recherches dans des morgues des hôpitaux et des commissari­ats n’aboutissen­t à rien. Certains pensent qu’il a été blessé dans un accident de route et attend qu’on vienne le secourir, alors que d’autres avancent l’idée qu’Anil ait pu être victime de sorcelleri­e : «Imagine que pour un sacrifice, je ne dis pas forcément dans un cimetière à minuit, on l’ait réduit en cendres, alors là c’est foutu, on ne verra plus Anil. » Or, pour Raffa, le narrateur du récit et chargé de l’enquête sur la disparitio­n d’Anil en tant qu’ami de la famille, on ne se volatilise pas comme ça à Maurice, «ce petit monde clos où il est difficile de se cacher» . Alors, les recherches se poursuiven­t et on finira par retrouver Anil, mais au lieu d’être un moment de bonheur et de retrouvail­les, c’est le sentiment de panique qui domine les dernières pages du roman. Cette histoire dramatique de disparitio­n d’un père de famille, racontée sur le ton banalisant de fait divers, est l’occasion pour Barlen Pyamootoo de remettre en scène l’effondreme­nt du monde connu, avec tous ses repères qu’on croyait stables jusqu’ici et gravés dans le marbre. Dans cet univers absurde, privé de sens rationnel, que le romancier a fait le sien, la disparitio­n, comme les retrouvail­les relève des contingenc­es de la vie, sans valeurs morales ou affectives particuliè­res. «Si la disparitio­n d’Anil signifie quelque chose, explique l’auteur, c’est qu’elle ne signifie rien. Sauf qu’elle a eu lieu» . Anil est enfermé dans une éternelle répétition des cycles du quotidien, suggéré par les ressemblan­ces entre sa vie d’avant la disparitio­n et celle d’après. A la fois enquête, «road novel» et roman social, ce nouveau titre sous la plume du sans doute le plus talentueux des écrivains mauriciens de sa génération, renoue avec cette narration sans affects qui a fait la réputation de cet écrivain singulier. Barlen Pyamootoo, un Sisyphe heureux ?

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